Vue de la Ville en 1548 par Sebastian MÜNSTER
Les archives de la Ville de Rouffach conservent dans leurs réserves de nombreux règlements dont le but était de fixer les droits et les coutumes souvent transmis par l'usage et qui prennent alors force de lois. Ce sont des documents très riches et du plus grand intérêt pour l'historien: ils lui permettent de pénétrer dans la vie quotidienne des hommes et des femmes du passé et d'en découvrir les multiples aspects.
Le registre A / AA 3 des A.M.R. contient l'un des règlements les plus anciens, daté en partie du XVème siècle, intitulé Der Statt von Rufach recht und gewonheit, Droits et usages de la Ville de Rouffach. Il est composé de plusieurs items:
- comment les portes de la ville et les remparts doivent être gardés en temps de guerre dans le pays
- les usages et coutumes de la justice
- le règlement de la ville au 12ème jour
- droits et usages de l’église Notre Dame et de la Ville « envers » l’abbesse d’Eschau
- l’ancien hôpital
- le nouvel hôpital
- le règlement du sacristain ou marguiller
- la cour du grand chapitre de Strasbourg
- Item, des ersten, wenne kryege in dem Lande ist, wie man die Tore und Ringkmur versorgen sol
- Darnach von des gerichtes gewonheit
- So denn der Stetterecht am zwölften tag
- Darnach unser Frowen und der Stette recht und gewonheit gegen der Eptissin von Eschowe
- Darnach der alte Spital
- Der Nuwe Spittel
- Darnach ein Kilwartz recht
- Darnach der Tumherren hof von Straßburg
Dans le présent article, nous nous intéresserons au premier item, Comment doivent être gardées portes et murailles en temps de guerre, dont je propose une traduction accompagnée de la transcription du texte original, avec, pour finir quelques commentaires et pistes de réflexion.
1. Wenne kryege in dem Lande ist, wie man die Tore und Ringkmur versorgen sol.
Ce document n’est pas daté. Cependant la référence à Claus SURGANT, Claus SURGANTs Acker, permet de le situer dans le premier quart du 15ème siècle, même si on peut supposer que Claus SURGANTs Acker soit devenu un nom de lieu-dit qui a pu survivre après la disparition de SURGANT…(Claus SURGANT, est Schultheiß de Rouffach en 1400, 1401, 1403, 1410,1420)
Par ailleurs, AA3 est un registre qui recopie des documents anciens, et ceux qui précèdent notre document sont datés de 1413, 1420, 1422, 1424… Thiebaut Walter dans U.B. der Statt Ruffach le date de mai 1424.
1.1. Le rôle militaire des corporations.
Il apparaît clairement dans ce document l’une des fonctions des corporations :son rôle militaire, la défense de la ville en cas d'assaut ennemi. Lorsque la cité est menacée, chaque corporation se voit attribuer un secteur précis des remparts ou une des cinq portes de la ville, dont elle chargée d'assurer la surveillance et la défense
Chaque bourgeois de Rouffach étant obligatoirement inscrit dans une corporation, il suffit aux instances supérieures de s’adresser aux maîtres des différentes corporations qui servent de relais pour toucher l’ensemble de la bourgeoisie. Elles jouent un rôle essentiel dans la transmission des informations et, dans le cas présent, la transmission des ordres. Ces corporations sont fortement hiérarchisées et cultivent un solide esprit de corps, elles peuvent ainsi composer, en cas de nécessité, un corps militaire cohérent et discipliné pour la défense des portes et remparts de la ville.
Rappelons également que pour assurer ce rôle militaire, chaque bourgeois doit disposer et entretenir en parfait état de servir un équipement d’armement.
Des Musterung ( recensement et inspection des troupes et de leur équipement ) sont organisées régulièrement, au cours desquelles sont recensés les hommes aptes et disponibles et sont inventoriés armes et équipement de chaque bourgeois : Hackenbüchsen, Mussquet, Spießen, Hallenparten,… arquebuses, mousquets, lances, hallebardes… On y définit également les rôles de chacun, ceux des Befelchleuten en particulier, les « donneurs d’ordres », capitaines, lieutenants, etc.
1.2. Les cinq portes de la ville :
Rouffach est entourée d’un double mur d’enceinte, avec des portes et des tours: les portes, nous les connaissons et quoique disparues, nous savons les situer:
- Froeschwiller Thor, porte de Froeschwiller, porte est dite porte de Neuf Brisach, c'est la porte Est de la ville, à la hauteur de la maison au n° 1 de la rue Claude-Ignace Callinet, marquée du petit écu de la ville
- Thorlein, la Poterne, petite porte piétonne, à l'issue de l'actuelle rue de la Poterne
- Reingrafen Thor, porte des Rhingraves, la porte Sud dite porte de Cernay, à la hauteur de la maison n° 11 rue des Remparts, marquée du petit écu de la Ville
- Riss Thor, la porte de l’ancienne route qui contournait le château, à la hauteur de la maison à l'angle de la rue Riss et de la rue de Pfaffenheim. Le petit écu de la ville qui ornait la façade a disparu.
- Neuwes Thor, la porte neuve, porte Nord dite porte de Colmar, à la hauteur de la maison n° 4 de la rue Poincaré, également marquée du petit écu de la ville.
1.3. Qui garde quoi?
1. Item, un premier canton du rempart allant du Rheingrafen Thor à la rue Pairis, est placé sous la garde des maîtres, compagnons et ouvriers de la corporation dite Au châtelet, zum Burgelin.
La rue Pairis tire son nom de la cour dimière que possédait l’abbaye de Pairis dans cette rue. Cette abbaye était une importante abbaye cistercienne qui a existé entre 1138 et 1790. Elle se trouvait dans le creux du vallon de Noirupt, dans le hameau de Pairis, près de la commune d'Orbey (Haut-Rhin) en Alsace. (Wikipedia)
Item, des ersten, so sol die Zunfft zu Burgelin die Ringmüre versorgen und behüten, von dem Ringroffen tor untz (jusqu'à... ) an Perißgassen
2. Item,la corporation à la Fleur de Lys, zur Gilgen, celle des vignerons, est chargée de veiller sur le canton allant de rue Pairis au château et les gens de Pfaffenheim sont affectés et répartis dans les deux corporations (Burgelin et Gilgen ?)
Item, so sol die Reblute Zunfft zu der Gilgen an dem orte versorgen von Periß Gassen untz an die Burg, und sint die von Pfaffenheim den zweÿen Zunfften zu geteilt.
3. Item,les "messieurs" du prieuré de saint Valentin (les religieux) et leurs domestiques ainsi que la tribu des cultivateurs sont chargés de la surveillance et de la défense des remparts qui vont du château aux Quatre Vents.
Die Windecke (littéralement le coin des vents) n’est pas à cette époque une rue, la rue actuelle des Quatre Vents était la continuité de la Wahlengasse, aujourd’hui rue Walch. C’était un lieu-dit dans la ville, un carrefour de rues.
So denne die Herren von Sant Veltin mit Iren Knechten und die Ackerlute söllent die Mure versorgen von der Burg untz an Windecke.
4. Item, les forgerons sont affectés à la garde de la muraille jusqu’à la porte de Froeschwiller (depuis la Windeck) et ceux de Gueberschwihr sont répartis entre les deux (?) corporations.
Darnach die Smyde von Windeck untz an Fröschwiller Tor, und sint die von Gebelswiller den zweyn Zunfften zugeteilt.
5. Item, les boulangers assurent la garde des remparts de la porte de Froeschwiller jusqu’à la cour de l’abbesse (d’Eschau)
L’abbaye d'Eschau possède à Rouffach une cour dimière dont les vestiges de l’ancien fenestrage ogival, sont encore visibles depuis l’actuelle promenade des remparts. Au fond de l’impasse des Orfèvres, subsiste le porche ogival du quinzième siècle.
Darnach die Brotbecker von Fröschwiller Tor untz an der Eptissen Hoff.
6. Item, les tailleurs d’habits sont chargés de la garde du rempart entre la cour de l’abbesse d’Eschau et la cour de Peter Joses.
Darnach die Snyder von der Eptissen Hoff untz an Peter JOSES Hoff
7. Item, les cordonniers sont affectés à la portion de muraille allant de la cour de Peter Joses à la cour de Heintzlin Scherer.
Darnach die Schuhenmacher untz by Heintzlin SCHERERs Hoff
8. Item, les aubergistes, veillent sur la portion de rempart qui va de la cour de Heinzlin Scherer au champ de Claus Surcant. Les gens de Gundolsheim sont également répartis avec ceux des deux mêmes corporations ( ?) et assurent la garde entre la porte de Froeschwiller et le champ de Claus Surcant.
Darnach die Wurte untz an Claus SYRCANTZ [2] Acker und sint die von Gundoltzheim zu den selben Zunfften geteilt von Fröschwiller Tor untz an SYRCANTZ Acker.
9. Item, les bouchers, de ce même champ jusqu’à la Poterne.
Darnach die Metziger untz an das Turlin
10. Item, le Magistrat et les conseillers du Magistrat, les chevaliers de l’Ordre teutonique et les prêtres de la paroisse, de la Poterne jusqu’à la porte des Rhingraves. Les gens de Soultzmatt et ceux de Westhalten sont affectés à la garde entre le champ de Surcant et la porte des Rhingraves.
Item darnach der Rat und Ratzgenoß, die Tutschenherren und die Priester untz an Ringroffen Tor, und sint die von Sultzmatt und Westhalden zu In geteilt von SYRCANTZ Acker untz an Ringroffen Tor
1.4. Les gardes aux cinq portes de la ville:
Le document est incomplet et l’identité des gardiens des 5 portes de la ville n’est pas renseignée :
- Item, uff dem Fröschwiller Tor sol warten : [ ? ]
- Item, uff Ringroffen Tor sol Warten...
- Item, uff dem Risstor so Warten…
- Item uff dem Nuwen Tor sol warten…
- Item uff dem Turlin so warten…
2. Quelques réflexions suggérées par ce document:
2.1. Les corporations:
Il y est fait mention dans ce document A / AA 3 de 10 corporations : Bürgelin, Gilge, Ackerlute, Schmyde, Brotbeker, Snyder, Schuemacher, Würte, Metziger, Rat und Ratsgenossen… En 1428 on recense encore à Rouffach 11 Zünfte:
- les boulangers: Brotbeck
- les cordonniers: Schumacher
- les bouchers: Metziger
- les forgerons: Smyde
- Andres BUMANs Zunft
- la corporation à l’enseigne de la Fleur de Lys: zu der Gilgen
- la corporation des conseillers du Magistrat: der Ratt und Rats Genoss
- la corporation des notables de la ville: die frÿen Lute
- les tailleurs d’habits: Snÿder
- les agriculteurs: Ackerlute
- les débitants de boisson et aubergistes: Württe
Leur nombre se réduira progressivement au cours du siècle suivant, suite à des regroupements et à partir du milieu du seizième siècle il n’en reste plus que quatre, connues par la figure qui orne l’enseigne des quatre poêles :
- l’Eléphant : zum Helphant, qui rassemble les corporation des bouchers (une corporation importantes, avec 32 maîtres en 1752 !), maréchaux ferrants, serruriers, menuisiers, tourneurs, tanneurs, chamoiseurs, selliers et bourreliers, potiers de terre…
- la Licorne: zum Einhorn qui rassemble les corporations des teinturiers, tailleurs d’habits, boutonniers, bonnetiers, meuniers, boulangers
- le Châtelet : zum Burgelin, celle des agriculteurs (une indication du 15ème siècle, situe ce même poêle …in der Hasengasse)
- la Fleur de Lys, zur Gilgen, la plus puissante, celle des vignerons, in dem Hause unterhalb des Stockbrunnens in der Pfaffenheimer Gasse
2.2. Les villages participent à la défense de la Ville.
Le document nous rappelle que les villages participent également à la défense de la Ville lorsque celle-ci est menacée : Soultzmatt, Gueberschwihr, Pfaffenheim, Westhalten, Gundolsheim. Par contre nous ne savons pas qui sont ceux que le texte désigne par « ceux de… » : les métiers ou l’ensemble de la population ?
2.3. Les « privilégiés » ne sont pas oubliés :
La bourgeoisie dirigeante de la cité avait sa part dans la défense de la Ville : le Magistrat et les Conseillers, habituellement exemptés des corvées et du paiement de certaines taxes et impôts, se voient confier la garde d’un canton de rempart et assurent souvent le commandement des diverses sections.
Si la présence des chevaliers de l’Ordre teutonique n’a pas de quoi surprendre, on est un peu étonné de retrouver sur les remparts de la Ville le clergé de Notre-Dame et les religieux de saint Valentin accompagnés de leurs domestiques… les textes ne disent pas s’ils devaient, eux-aussi, disposer d’un équipement militaire, casque et cuirasse ou d’une arme à feu !
2.4. Une troupe entraînée et encadrée:
On s'interroge spontanément si une telle compagnie, composée d'éléments si différents, peut être réellement efficace face à une attaque ennemie. Que l'on ne se trompe pas, il ne s'agit pas là d'une armée d'opérette qui s'égayerait au premier assaut ! Les bourgeois de Rouffach sont entraînés régulièrement, ils assurent en temps de paix la garde des murs et des portes, la garde de la ville, les veilles, la surveillance des départs de feu,... chacun à sa place, une place définie par décision du Conseil, et encadrés par des membres du Magistrat et des corporations.
Mais la bourgeoisie de la ville peut également être appelée à participer à des opérations hors les murs: un document de 1618 détaille de la composition d'une troupe de près de 500 hommes, parfaitement structurée et équipée, rassemblée le 11 mars sur les prés de la Niedermatt pour une revue des troupes et une inspection des équipements et de l'armement:
- Mussquetierer: 198 hommes
- Hockhenschützen : (arquebusiers) 121 hommes
- Doppelsöldner: (soldats de première ligne, qui prennent le plus de risques et touchent double solde):
mit langen Spießen : 39 hommes équipés de longues lances
mit Hallenparten: 45 hommes équipés de hallebardes
mit Schlachtschwerdt: 19 hommes équipés d'épées à deux mains
- einfache Hallepartirer: (hallebardiers) 25 hommes
- Zimmerleuth mit Axten (charpentiers armés de haches) 7 hommes
- Balbierer / Veldscherer (barbiers, chirurgiens): 7 hommes
- Spilleuth: (musiciens, tambours et fifres): 4 hommes
- Reissige Pferdt (chevaux de combat) : 19 hommes
- Befelchleuth (commandement): 3 hommes
( in Wehrbesichtigung und respective Mussterung 11 mars 1618 A.M.R. EE 1 / 1618 )
Tout est prévu, même les barbiers chirurgiens pour soigner d'éventuels blessés et les musiciens pour redonner du cœur aux hommes et les mener à la victoire !
Combien de fois les murailles de Roufach ont-elles eu à subir des assauts ennemis? Peu de temps après notre document de 1424, la Ville, malgré ses fortifications et le courage de ses bourgeois, sera pillée en 1444 par les Armagnacs... Mais un siècle plus tard, en 1525, la Ville fut épargnée par la guerre des Paysans: la force de dissuasion représentée par ses tours et sa double enceinte, alliée à la détermination des bourgeois de Rouffach, aurait-elle eu raison des velléités belliqueuses de la horde des Rustauds qui n'épargnèrent cependant ni les bâtiments et l'église de l'Ordre teutonique de Suntheim, ni le couvent de Schwartzenthan... Par contre, en 1634, le 15 février, les suédois arrivèrent aux portes de Rouffach et assiégèrent la ville.
"Les gens de Rouffach, raconte Jean-Simon Müller, avec l'aide de quelques soldats impériaux, se défendirent avec ardeur jusqu’au moment où la ville fut prise d’assaut par les suédois qui, pendant trois longues heures massacrèrent tous les hommes qu’ils rencontraient." ...
Gérard MICHEL