Les cochons éboueurs de l’Ombach...
Dans l’ouvrage édité en 2019 Cochons de ville, Cochons des bois (Marc Grodwohl-Gérard Michel), la présence de cochons en ville a été évoquée assez brièvement, faute de documentation suffisante dans les archives. La documentation des glandées dans les forêts du Hochberg ou des transhumances dans des contrées plus lointaines est par contre richement documentée. L’explication de cette situation est simple : la présence de cochons dans les rues et ruelles d’une ville est quotidienne et, sauf litiges, incidents ou accidents, ne nécessite pas l’intervention des institutions de la ville ni le recours à la plume d’un greffier… En revanche, les glandées, les transhumances, sont l’affaire du Magistrat, Schultheiβ, Burgermeister, et autres, et génèrent donc du papier, ce qui fait évidemment l’affaire des historiens ! Une grande partie des documents sur lesquels ils travaillent sont des documents administratifs, contrats, règlements, procès-verbaux, états divers, devis, etc. Peu ou pas de courriers personnels dans lesquels un rédacteur raconterait ou décrirait : pourquoi décrirait-on quelque chose qui fait partie du quotidien ?
Pour la partie consacrée à ces cochons du quotidien, je pensais avoir épuisé les ressources écrites des archives. Mais un document m’avait échappé, découvert très récemment, un parchemin daté du mercredi qui suit la fête de Tous les Saints, année 1506 : Der Beck ordnung ire Swin halb, règlement à l’usage des boulangers, concernant leurs cochons…
En substance, il s’agit de réglementer le parcours des porcs, ceux des boulangers, dans un canton précis de l’Ombach, en ville, entre deux limites bien définies. Pourquoi des porcs dans un ruisseau ? Pas n’importe quel ruisseau et pas n’importe quel endroit du ruisseau ! Le ruisseau est l’Ombach, qui pénètre dans la ville après avoir alimenté une série de moulins et traverse toute la cité pour en ressortir Porte de Frœschwiller, après être passé sous la chapelle et une partie du nouvel hôpital Saint Jacques. Dans cette traversée, il alimente deux établissements de bains, des tanneries, des teintureries, des viviers à poissons, un abattoir, des boucheries, et au passage recueille les eaux d’écoulement des maisons riveraines… On peut imaginer qu’à la sortie de son parcours, sous l’hôpital, un dispositif devait empêcher l’intrusion dans la ville, une grille… contre laquelle s’accumulaient des déchets qui en ralentissaient le cours du ruisseau dont les eaux chargées se décantaient… créant ainsi un milieu qui devait convenir à merveille à ces cochons !
Les cochons se chargeaient de débarrasser le ruisseau de tout ce qu’ils trouvaient à leur goût et, en contrepartie, leurs propriétaires, les boulangers, étaient tenus de faire nettoyer à leurs frais le cours d’eau, d’en curer le fond et d’entretenir ses berges. Le profit qu’en tiraient leurs cochons devait être suffisamment intéressant pour que les boulangers acceptent une tâche aussi peu ragoûtante d’éboueurs ! Quant à la Ville, elle faisait l’économie d’une dépense pour effectuer ce travail qu’il aurait fallu payer, comme basses œuvres, au bourreau de la Ville.
Le document ne permet pas de dire si d’autres cantons du ruisseau étaient également concédés ainsi, à d’autres corporations. Je n’ai pas réussi à savoir où se trouvait la maison de Valentin Egnolf, qui avait été désignée pour être le point de départ du parcours autorisé aux cochons. Il est une personnalité connue, un notable, maître de la corporation des forgerons et administrateur de la léproserie. On peut penser que sa maison, au bord de l’Ombach, dans la Froeschwillertor Gasse, aurait pu se trouver dans la partie étale du cours d’eau, celle qui générait les dépôts, peut-être après les anciens abattoirs, l’actuelle boucherie Kolifrath ? Il est question d’un pont près de la maison d’Egnolf, il existait effectivement un pont sur l’Ombach qui reliait la propriété de l’abbaye d’Eschau, rue des Orfèvres, à la rue, sans doute passant par l’actuelle cour-parking de l’hôpital, après le restaurant A la Grappe…
Cette affaire a été traitée en haut-lieu par l’aristocratie de l’Obermundat, le prince évêque Guillaume, en présence de Burckhardt Beger, chevalier et vizedom, de Ludwig de Reinach bailli de Rouffach, d’un chancelier et d’autres personnalités de la cour, proches du seigneur.
C’est le moment de rappeler que l’élevage du porc représentait une part importante dans l’économie de cette époque, et peu importait alors que les cochons devaient leur épaisseur de lard aux déchets de toutes origines qu’ils glanaient dans les rues, ruelles et schlupfs de la ville ou dans les eaux vaseuses de l’Ombach. Des déchets finalement plutôt « bio », sans pesticides, matières plastiques ou polluants éternels… on ne se posait pas encore la question de savoir ce qu’avaient mangé les animaux qu’on servait à table !
Une de ces personnalités mérite qu’on s’y attarde un peu : Burckhardt Beger. Voilà ce qu’en écrit Thiebaut Walter dans sa Ratschronik der Stadt Ruffach qui rapporte un paragraphe de la chronique de Conrad Lycostenes :
En l'an de grâce mil cinq cent deux, un administrateur de l'évêque, Burckhardt Beger, fut traduit devant les juges, accusé de ne pouvoir rendre ses comptes. Condamné à la potence, il obtint aussitôt la grâce seigneuriale. Mais avant que le décret de grâce, émanant de l'évêque, ne parvînt à destination à Rouffach, on l'avait déjà pendu. Aussitôt, le bourreau le détacha du gibet et il fut inhumé avec compassion dans le cloître des Récollets. Par la suite, on vit de nuit, près du gibet, au Galbuhl, d'étranges apparitions qui remplirent de terreur les habitants de Pfaffenheim. Le ciel s'embrasa, et un feu ardent embrasa longtemps le lieu de supplice ; le sol lui-même vomit des flammes.
Thiébaut Walter corrige la date de 1502 avancée par Lycosthenes, Burckhardt Beger vivait encore en 1506 !
Transcription du texte allemand :
A.M.R. Archives municipales de Rouffach, cote A / A 9
Anno domini 1506, uff mitwoch nach aller heiligen tag, ist
durch den hochwurdigen fürsten unnd herren, herren Wilhelm,
erwelten zu Straßburg und landt graven zu Elsas, unsern
gnedigen lieben herren, in bÿsin der edlen, strengen und hoch ge-
lerten herren Burckart Beger , ritter, vitztumb , auch her ludwig
von Rinach ritter, vogt und oberamptman zu rufach, darzue
herren hanns heinrichen sigrist, Cantzler Juncker, anteng von
wildsperg hoffmeisters und anderen siner gnaden rädt , gemacht
das alle brotbecken so ÿetzt alhie zu rufach sint oder harnach hie
sin werdent oder harkumen, furter ire swin sust an kein ander
end in die onbach triben sollent dann allein von der brucken an
bÿ veltin egnolffs hus biss zu sant Jacops spittal hinab / sÿ
sollent auch die onbach von der brucken an biss zu dem spittal
dazu den in- und -ussgang und die landtvestin zu beiden
siten in irem costen in buw und in eren halten, und dieselben
bach so dick nout sin wurt, ouch under sant Jacops spittal
allwegen in irem costen sufern und rumen. Item, und ob ouch
die becken ÿemands in der gegni mit iren swinen mit schutten
oder anderem schaden zü fugen oder thün wurdent, dem sollent
sy sollichen schaden nach einer zimlichen billichen erkantnus
eines radtz zu rufach keren und wer auch sollichs verbrechen
wurde, der bessert so dick das beschicht Vogt, Schultheiß
und Radt 2 liber stebler, unablesslich zu bezalen.Anno MVCXI, uff zinstag nach der heiligen drivaltikeit tag, ist den becken
widerumb durch Schultheiß unnd radt zugelassen, wann nout sin wurt, das
man unter dem Spittel rumen soll, dass sÿ sollich rumen in irem costen thün
und usswerffen sollent / Dogegen so sollicher wuest haruff geworffen, will alsann schultheiss und radt acht, dass der selb wuest on iren costen hinweck gefürt soll werden, sust soll es gehalten werden wie obstat.
Traduction :
L’année du Seigneur 1506, le mercredi suivant la Toussaint, il a été décidé par le très haut et puissant prince et seigneur, Guillaume, évêque élu de Strasbourg et langrave d'Alsace, notre très gracieux et aimé seigneur, en présence des nobles, sages et très savants seigneurs Burckart Beged, chevalier, vidame, et Ludovic de Reinach, chevalier, bailli et grand bailli de Rufach, ainsi que de Hans Heinrich Sigrist, chancelier, Juncker Anteng de Wildsperg, hofmeister, et d'autres conseillers de Sa Grâce, que tous les boulangers, qui sont actuellement ou qui seront à l'avenir à Rouffach, ne pourront mener leurs porcs dans aucun autre endroit que dans l'Ombach, et ce, uniquement à partir du pont près de la maison de Velten Egnolff jusqu'à l'hôpital Saint-Jacques. Ils devront également entretenir et maintenir en bon état, à leurs frais le canton de l'Ombach, depuis le dit pont jusqu'à l'hôpital, ainsi que les entrées et sorties et les berges des deux côtés. Et s'il s'avère nécessaire de nettoyer et de draguer le cours d'eau, même en dessous de l'hôpital Saint-Jacques, ils devront le faire à leurs frais.
De plus, si les porcs de quelqu'un endommagent les berges ou les ouvrages avec des déchets ou d'autre manière, ils devront dénoncer ce délit au Conseil de Rouffach. Quiconque sera pris en flagrant délit devra payer une amende de deux livres stebler, sans possibilité d'appel, et ce sera au bailli, au Schultheiβ et au conseil de s'en assurer.
Les lecteurs auront remarqué l’appel à la délation pour tout délit touchant l'Ombach, qui aurait été constaté par les boulangers : une réglementation sévère interdisait de jeter quoi que ce soit dans le cours d'eau, sous peine d’amende, une réglementation peu suivie… la ville ne possédait pas de réseau d’égouts ni de station d’épuration, la divagation des porcs éboueurs était une coutume ancienne, tolérée dans les villes, qui permettait de se débarrasser des ordures ménagères et autres, tout en engraissant les cochons à moindre coût !
Gérard Michel
Notes:
Vitztumb, Vicethumb que J.J. Himly traduit par vidame, en latin Vicedominus) Leur rôle est principalement de représenter l'évêque en matière de justice, il était ainsi juge d'instruction et accusateur public.
Le Vizedom occupe dans le Saint-Empire des fonctions à l’échelon territorial dont la définition et l’étendue sont, à l’instar d’autres postes de l’administration des territoires, fluctuantes et marquées à la fois par des différences géographiques et des évolutions dans le temps.
Dans Hypothèses Histoire du Saint Empire, regard croisés franco-allemands : À l’origine tout au moins, le Vizedom est une sorte de substitut d’un prince territorial ecclésiastique (évêque, archevêque, abbé…) – plus rarement d’un prince territorial séculier (Bavière) –, chargé de garantir les droits séculiers afférents au territoire concerné (Stift), d’assurer dans ce territoire la protection des sujets et le respect de leurs droits, voire de représenter le prince ecclésiastique dans l’exercice de la justice. À cet égard, il a pu endosser, selon les endroits et les époques, des fonctions d’administrateur-gestionnaire (Verwalter), de protecteur (advocatus), de gouverneur (Statthalter), de juge (Richter), de bailli (Vogt) ou d’écoutète (Schultheiss).
Hofmeister dans Grimm: Aufseher über den Hofhalt eines Fürsten. Wikipedia: Ein Hofmeister oder Haushofmeister (war vom Mittelalter bis ins 19. Jahrhundert hinein an europäischen Höfen einer der ersten Hofbeamten. Ihm oblag die Leitung der Hauswirtschaft und des Dienstes um die Person des Fürsten
Un hofmeister ou Haushofmeister était, du Moyen Âge jusqu'au 19ème siècle dans les cours européennes, l'un des plus hauts fonctionnaires. Ses responsabilités principales étaient :
- La direction du palais et de la cour : il gérait tous les aspects de la vie quotidienne à la cour, de l'organisation des repas et des événements aux soins du personnel.
- Le service personnel du prince : il était directement responsable de tout ce qui concernait la vie privée et publique du prince, de son bien-être à son protocole.
Räth: conseillers, membres d‘un conseil
furter: à l’avenir, désormais
Landvestin: landfeste, landveste / Verschanzung, Schanzen Aufwurf, fortification, tranchée et remblai défensif, élévation de terre pour défendre, protéger
Nout: orthographe curieuse pour Noth, besoin, nécessité
Gegene, gegne, f. Nebenform zu Gegend , région, endroit, lieu…
zimlich: convenablement, dûment,
billich : gerecht, rechtfertig, eine billiche Strafe une punition juste (et non pas bon marché!)
so dick das beschicht : aussi souvent que cela arrive ( dick ne signifie pas, ici, gros !)
Wuest : ordure, saleté, détritus / schmutzig, unflätig, unansehnlich, häszlich, abscheulich
Un Landgraben et deux landgraviats : l’Alsace en elle-même Benoît Jordan
Revue d’Alsace 2023 p. 29-45 https://doi.org/10.4000/11pjn
Juncker, Jungherr, damoiseau, écuyer / Junker (du moyen haut-allemand Juncherre, « jeune seigneur ») est un terme employé en Allemagne pour désigner, à l'origine, les membres d'une haute noblesse n'ayant pas été adoubés, puis, plus généralement, aux fils de nobles et aux jeunes nobles sans autre titre.
il en reste quelques exemplaires...
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