Augsburger Wunderzeichenbuch - Folio 164 - Nebensonnen und Schwert 28. Oktober 1549
Le chroniqueur rouffachois Materne Berler (1487-1573) rapporte des apparitions étranges [1] :
Trois soleils apparus dans le ciel en 1152
Trois lunes une autre fois dans le ciel nocturne, l’une d’elles étant surmontée d’une croix !
« Avez-vous déjà vu un tel phénomène ?
- Bah non, je n’ai pas la berlue ! »
Ces récits peuvent paraître miraculeux ou inspirés par une foi excessive, mais on peut en proposer une explication rationnelle par des phénomènes optiques bien connus des météorologues : les parhélies et les parasélènes. Et nous en retrouverons des évocations sous la plume de Remus Quietanus, un autre rouffachois ou encore sous celle du compositeur romantique Franz Schubert !
Dans la chronique de Materne Berler:
Materne Berler, chroniqueur rouffachois, note dans sa chronique deux événements dont il n'a pas été témoin, mais qui ont beaucoup marqué les esprits au point que l'on s'en souvenait encore quatre siècles plus tard. Il les situe, sans plus de précision, en 1152 - 1190.
Dry sunnen erschynen.
Zu der zitten kaysser Friderichs des ersten, genant Barbarossa, sint drey Sunnen in dem monat septembris in dem nidergang bey einander gesehen worden, und über zwo stund gyeng die mitte sun nach verschwindung der andern nyder...
Trois soleils apparaissent dans le ciel.
Au temps de l'empereur Frédéric premier, dit Barberousse, au mois de septembre, trois soleils ont été vus au couchant, l'un à côté de l'autre ; au bout de deux heures, celui du milieu se coucha, après que les deux autres eurent disparu ...
Berler poursuit son récit avec un autre phénomène dans le ciel, apparu quelques années plus tard:
Dreÿ monde mit eim Crutz.
Dessgleichen, so sind ouch under obgemeltem kaysser ouch in den nechsten jaren darnach, erschynen drey Monde, und in dem mittlern ein crutz zeichen. Disse gesicht warden von ettlichen aussgelegt das sye uneinikait der cardinal in erwellung des Bapsts und der churfursten in wale eins roemischen kunigs bedeuten...
Trois lunes et une croix...
De même, sont apparues dans le ciel, également sous le règne du même empereur, quelques années plus tard, trois lunes, et dans celle du milieu, une croix...
Materne Berler, comme la plupart de ses contemporains lorsqu'ils se trouvaient face à un phénomène que la science de l'époque ne parvenait pas à expliquer, voit là un signe " du ciel " :
Devant ce phénomène du ciel, certaines personnes se mirent à penser que ces figures signifiaient les dissensions entre les cardinaux au moment de l'élection du pape et celles des princes électeurs dans le choix de l'empereur du saint empire...
Quelques siècles sont passés et aujourd'hui ces phénomènes ont perdu leur mystère...
Les parhélies sont deux acolytes virtuels du Soleil qui peuvent apparaître à sa droite et à sa gauche dans certaines conditions météorologiques bien précises, en hiver plus probablement. Ce sont des images du Soleil, réfractées par des cristaux de glace en suspension dans l’air ayant une forme et une orientation bien précise. Quand ces conditions sont réunies, les parhélies sont visibles comme des répliques du Soleil, situées sur une même ligne horizontale, à un peu plus de 22° de lui. En allemand, on les nomme Nebensonnen (soleils latéraux) et en anglais sun dogs (chiens de Soleil).
Ils sont plus volontiers visibles en hiver lorsque le Soleil est bas dans le ciel. Il existe un phénomène analogue pour la (pleine) Lune, appelé parasélènes.
Les parhélies font partie d’un système de lumière du Soleil réfractée plus complet qui se compose d’un halo, assez bien visible sur la photo ci-dessus, d’une colonne de lumière et d’éventuels cercles horizontaux, l’un d’entre eux passant par le Soleil (également visible sur la photo).
L’obtention du halo peut être comparée à celle de l’arc-en-ciel avec une différence importante cependant : l’arc-en-ciel est produit par la réflexion de la lumière du Soleil dans des gouttes d’eau alors que le halo résulte de la réfraction de sa lumière à travers des cristaux de glace. Pour en savoir plus, on pourra consulter les pages Wikipédia en français, allemand ou anglais.
La colonne de lumière, parfois présente avec les parhélies (ou les parasélènes) peut aller jusqu’à couper le halo en son sommet. Cette remarque pourrait alors expliquer que la Lune « portait une croix » dans l’évocation de Materne Berler ou encore que dans le titre de la première illustration de notre article, il soit question de parhélies « avec une épée » (Nebensonnen mit Schwert). Notons cependant que sur ce dessin les deux soleils latéraux ne sont pas à leur juste place à l’intérieur du halo primaire. Il s’agit sans doute d’une interprétation a posteriori et approximative de ce que l’on a pu observer le 28 octobre 1549 à Augsbourg.
Dans le domaine artistique: Mathias Grünewald et Franz Schubert ...
Les parhélies ont fourni un thème pour de jolis dessins plus ou moins réalistes. On mentionne souvent le Vädersoltavlan de Jacob Heinrich Elbfas (1535) dont on pourra consulter l’intéressante notice sur Wikipedia. Dans l’iconographie sacrée, la présence divine est souvent suggérée par des rais de lumière ou autres éclairages particuliers, de même certains commentateurs voient un halo solaire dans le cercle de lumière émanant du visage transfiguré du Christ ressuscité du retable d’Issenheim de Matthias Grünewald, lui conférant ainsi une dimension cosmique...
Les parhélies ont également inspiré poètes et musiciens : en 1827, un certain Wilhelm Müller a écrit Winterreise, un cycle de 24 Lieder, mis en musique par Franz Schubert. L’avant-dernier s’intitule Nebensonnen, les soleils fantômes :
Drei Sonnen sah ich am Himmel steh'n,
Hab' lang und fest sie angeseh'n ;
Und sie auch standen da so stier
Als wollten sie nicht weg von mir.
Ach, meine Sonnen seid ihr nicht !
Schaut Andern doch ins Angesicht !
Ja, neulich hatt' ich auch wohl drei ;
Nun sind hinab die besten zwei.
Ging nur die dritt' erst hinterdrein !
Im Dunkeln wird mir wohler sein.
Trois grands soleils se tenaient au ciel,
Et je suivais leur cours vermeil.
Puis ils brillaient de tant d'audace
Comme s'ils voulaient suivre ma trace.
Ah ! Vous n'êtes point mes étoiles,
Pour d'autres brillez et sans voiles !
Trois jusqu'alors luisaient sans peur,
Mais j'ai perdu les deux meilleurs.
Que le dernier sombre à son tour
Qu'enfin dans l'ombre je fuie le jour.
Dans la correspondance de Remus Quietanus:
Dans d’autres articles, nous avons déjà évoqué l’importance de l’interprétation des comètes de 1618 dans l’histoire de l’Astronomie et dans celle de Galilée plus particulièrement [2]. Nous rappellerons brièvement que Galilée s’est bien trompé sur la nature des comètes en doutant de leur réalité matérielle : il pensait que les comètes sont des phénomènes optiques ou météorologiques comparables aux halos, parhélies, irisations ou aux aurores boréales, des phénomènes que l’on ne savait pas encore bien expliquer à l’époque.
Dans une longue lettre à Galilée, l’astronome rouffachois Remus Quietanus, conteste sérieusement ce point de vue. Son argument principal est que les comètes de 1618 ont été observées simultanément dans des configurations identiques dans diverses villes d’Europe, alors que les parhélies sont observés localement, là où les conditions météorologiques sont favorables :
« Vous devez prouver avec des observations certifiées que les halos, parhélies, (…) irisations (…), se voient en même temps, je veux dire juste pour l'ensemble de l'Europe.
(…) Je trouve généralement dans les histoires, que les parhélies ne sont visibles qu’en un seul lieu déterminé : ainsi le 11 janvier 1613 à Kassel ; je n’ai rien vu à Rome à ce moment-là : de même trois soleils en Brunswick, selon Kepler dans son traité allemand ; personne d’autre ne les a vus en d’autres lieux, comme je crois que V.S. n’aura vu quoi que ce soit : de même en 1541, la chronique d’Augsbourg mentionne qu’au début de Novembre on vit trois soleils à proximité d’Ulm et de Geislingen, avec le témoignage de certaines personnes; mais il n’en fut rien à Augsbourg.[3]
Il faut constater que les apparitions de parhélies étaient soigneusement recensées et que Remus Quietanus en avait une bonne connaissance ! Avant de présenter cette argumentation à Galilée, il avait demandé l’avis de Johannes Kepler, son ami, dans un courrier de juillet 1619. Voici un extrait de la réponse goguenarde de ce dernier en ce qui concerne l’existence matérielle des comètes:
Pour conclure, est-ce qu’il n’y a pas de comètes dans le ciel [4] ? Une telle audace n’est pas possible ! Car ou bien il y aurait une matière réfléchissante au-delà du Soleil et donc dans le ciel, ou bien en-deçà du Soleil et donc dans l’air, et ainsi la partie du corps qui me fait voir la comète grâce au reflet d’un rayon de soleil, la même cache le Soleil lui-même en un autre endroit. Et puisque la Comète a été vue sur toute la Terre pratiquement aux mêmes endroits, il faudrait que sa surface soit égale et plane pour renvoyer les rayons du Soleil. Mais pour quelle raison un architecte ferait-il une forme si parfaite ? Ne vois-tu pas que pour diminuer la grandeur d’un miracle, nous ferions intervenir des miracles encore plus incroyables et plus nombreux ? [5]
Et Kepler, qui n’est pas avare d’explications à l’attention de son ami, revient sur la question des parhélies dans une lettre suivante le 31 août 1619, avec un croquis à l’appui :
Quant au halo et à l’arc-en-ciel, les choses sont déjà plus claires : le demi-diamètre de l’arc-en-ciel primaire est 45°, celui du halo 22° ½, celui de l’arc-en-ciel secondaire 11° de plus. La proportion est à chercher dans la réfraction maximale de l’eau : car là où la réfraction est maximale, c’est là qu’apparaissent les couleurs. En effet, l’arc-en-ciel existe à partir de gouttes rondes. C’est pourquoi, un angle ayant été donné vers l’œil par une seule petite sphère, le cercle de l’arc-en-ciel est composé d’une infinité de gouttes.
Dans les parhélies cependant (qui sont les bords d’un halo), je persiste encore à en découvrir les causes. Je vois quelque chose comme dans un demi-jour que j’exprime par cette définition : le parhélie est la section entre un halo et une colonne de lumière là où la colonne est généralement invisible, si ce n’est dans cette rencontre : et la réduplication de la lumière dans ce contact fait apparaître le parhélie. Qu’on m’explique déjà la cause de la colonne ; pourquoi (elle est) soit parallèle à l’horizon par le centre du Soleil, soit perpendiculaire à l’horizon, telle que je l’ai vue trois jours avant la mort de l’empereur Mathias[6], on aurait dit un Soleil qui a des cornes. Il y avait un parhélie surplombant le Soleil de 22° ½ . Il a été vu jadis et tel à Mayence, comme l’a écrit le mathématicien Père Ziegler. Le parhélie était donc un halo renversé et dans la rencontre d’un halo et d’une colonne. Parfois de pareilles colonnes sont vues pendant la pleine Lune et, ce qui est plus remarquable, un halo presque en face de la Lune.
Kepler essaye ici d’expliquer l’apparition du parhélie que l’on observe parfois au-dessus du Soleil et qui est désigné par l’ « épée » dans le Augsburger Wunderzeichenbuch ou par « la Croix » dans les chroniques de Materne Berler. Son explication est incomplète et il en a bien conscience. Il lui manque encore une meilleure connaissance des phénomènes de réfraction et de dispersion de la lumière, des études que mèneront Descartes et Newton ultérieurement.
Cependant, à la différence du récit de Berler, l’analyse de Kepler est rigoureuse et exempte de toute considération ésotérique, magique ou anthropomorphique comme se doit de l’être une démarche scientifique.
Jacques Mertzeisen, août 2019.
Je remercie Jean Gemberlé pour la traduction des textes latins.
Illustrations :
- Augsburger Wunderzeichenbuch - Folio 164 - Nebensonnen und Schwert 28. Oktober 1549.
- Parhélies à Fargo, North Dakota, le 18 Février 2009. Gopherboy6956, Wikimedia Commons.
- Vädersolstavlan, Jacob Heinrich Elbfas, 1636.
- Fac simile d’un croquis de Johannes Kepler, Max Caspar, Johannes Kepler Gesammelte Werke, Band 17, Brief 850.
- Halo complet photographié à Falköping, Suède en 2003. Nasko, Wikimedia Commons.
Notes:
[1] Voir Une exécution malheureuse, suivie d'étranges phénomènes..., sur Obermundat.
[2] Voir De Saint Urbain… au procès de Galilée et Les éclipses de Lune de décembre 1619 et juin 1620 sur Obermundat.
[3] Lettre de Remus Quietanus à Galilée du 24 août 1619.
[4] Dans le sens d’une présence matérielle.
[5] Lettre de Johannes Kepler à Remus Quietanus du 4 août 1619.
[6] Mathias 1er de Habsbourg est décédé le 20 mars 1619.