" Le 6 juin 1617, cinquante minutes environ après le coucher du Soleil, se produisit une conjonction de la Lune et Vénus qui souleva l’admiration de tout Ulyssipone. Vénus semblait chevaucher la Lune…"
Disons-le franchement : de nos jours, un tel événement n’intéresserait guère plus de 1% du public… sauf si, par un hasard rare, l’actualité venait à marquer une pause. Un présentateur en panne d’informations sensationnelles pourrait alors lui consacrer quelques secondes à la fin de son journal télévisé.
Mais en ce début de XVIIe siècle, Johannes Remus Quietanus commente largement ce rapprochement virtuel de La Lune et de l’étoile du Berger dans un courrier adressé à son ami le mathématicien impérial Johannes Kepler. Les nouvelles politiques y ont aussi la primauté : Quietanus relate d’abord le décès de l’archiduc Maximilien III.
Une étude de cette lettre nous éclairera sur le rang de celui qui deviendra quelques années plus tard Bestellter Physicus (médecin en titre) de la ville de Rouffach, ainsi que sur ses préoccupations médicales et astronomiques.
Le texte original en latin de cette correspondance est accessible en ligne à l’adresse suivante: https://kepler.badw.de/kepler-digital.html
(Max Caspar, Johannes Kepler Gesammelte Werke, Band 17 Brief 801, page 276).
De Vienne, Remus Quietanus écrit à Kepler qui est à Linz:
Le décès de Maximilien III
Très illustre et excellent Seigneur,
Notre Sérénissime est parti vers les cieux le 2 octobre [1] au matin sur le coup de 5 heures : je devais être appelé par le roi, mais l’empereur l’a devancé pour qu’il me reçoive en tant que médecin et mathématicien impérial avec un salaire de 600 florins.
La tête était pleine d’eau, le poumon fragile et marqué de taches, la rate petite à peine plus grande qu’une main, le foie grand et blanc, les reins et le cœur en bon état, l’estomac assez bien et la cage thoracique remplie d’eau.
Je prie Ton Excellence, si elle en a le loisir, de me communiquer la situation de Mercure dans l’horoscope de notre Sérénissime basé sur Tycho [2], peut-être qu’il restera environ au 18° du Scorpion (d’ailleurs, si je ne me trompe dans le 22° ⅔ du Scorpion)…
Remus Quietanus rapporte les faits à Kepler sur un ton laconique, avec la froideur d’un médecin légiste. Visiblement, il a pratiqué l’autopsie du corps du défunt ou y a participé. En ce qui le concerne, une conséquence de ce décès est sa promotion au rang de médecin impérial, avec une hausse de 50% de ses émoluments (il gagnait 400 florins précédemment).
Et bien vite, il met son correspondant à contribution pour connaître la position de Mercure à l’heure de la naissance de Maximilien, sans doute pour vérifier quelque théorie astrologique de corrélation entre la pathologie d’un malade et son thème astral. Kepler, qui était capable de calculer les mouvements des planètes mieux que quiconque à son époque, lui répondra de façon extrêmement précise le 1er décembre.
Des nouvelles du Ciel
… J’irai ensuite à Linz et te rendrai visite avec le seigneur Rosenberg. Marius a écrit quelque chose de nouveau dans sa « pratique » de 1614, à savoir que cette nouvelle étoile de 1572 resterait à sa place et pourrait être observée à la lunette mais serait obscure comme du charbon éteint. Récemment docteur Faber, médecin à Rome, m’a écrit que le Père Terrentius a obtenu sa licence il y a quelques mois à Lisbonne (la lettre a été écrite le 27 octobre [3] à Rome) et celui-ci m’a communiqué, écrite de sa propre main, cette observation que j’offre à Ton Excellence afin qu’ainsi (puisque l’emplacement de Vénus t’est connu avec certitude) elle puisse trouver la longitude de Lisbonne par rapport à Uranobourg…
Il est édifiant de voir comment les informations circulent de part et d’autre des Alpes dans le microcosme des savants de l’époque. Ces échanges entre scientifiques ont largement contribué au développement de l’Astronomie à partir du XVIIe siècle. On se devait d’être informé de l’actualité récente et de la commenter avec ses correspondants. De ce point de vue, Remus Quietanus occupe une position privilégiée : il a gardé des relations avec ses anciens compagnons à Rome et se trouve maintenant à la cour des Habsbourg, des princes qui ont eux-même de l’intérêt pour les sciences nouvelles.
En 1572, Tycho Brahe avait découvert une nouvelle étoile dans la constellation de Cassiopée, dont l’éclat a d’abord augmenté avant qu’elle ne disparaisse à nouveau deux ans plus tard. Il s’agit de la supernova SN1572 : Brahe et ses contemporains ont assisté en différé à la mort d’une étoile qui se trouvait à 7500 années-lumière de notre système solaire avant d’exploser. En 1614 Simon Mayer (ou Marius) mentionne la découverte d’une petite étoile à cet emplacement, plus petite qu’un satellite de Jupiter, et fait l’hypothèse que c’est le cadavre de la nova de Tycho.
Johann Schreck, dit Terrentius, est un père jésuite qui a obtenu en 1618 le feu vert de la Congrégation pour entreprendre un voyage en Chine, où les jésuites étaient en contact avec l’empereur. Comme Remus Quietanus, Schreck était en relation épistolaire avec Giovanni Faber, le chancelier de l’Académie des Lynx à Rome.
La conjonction de Vénus et de la Lune
… les mots de Terrentius sont les suivants :
« Au Seigneur D. Remus, en 1617 se produisit une conjonction de la Lune et Vénus 50 minutes environ après le coucher du Soleil au 3e jour de juin (il se trompait, c’était le 6e) [4] et souleva l’admiration de tout Ulyssipone. Vénus semblait chevaucher la Lune elle-même ; en appliquant la lunette de 9 paumes, nous remarquons que Vénus n’y est pas unie matériellement mais en est éloignée de manière à ce que Vénus en entier et la corne septentrionale de la Lune puissent être facilement aperçues dans la lunette, chacune étant « corniculée » et les deux croissants se montrant de la même façon, une même portion, les cornes de Vénus étant cependant plus saturées que celles de la Lune.
Le cercle vertical passant alors par les cornes de Vénus traverse tout juste l’extrémité de la corne septentrionale de la Lune. Cette observation fut faite par les Pères Lembus qui est maintenant à Naples et Pantaleone l’Allemand qui navigue avec moi vers la Chine. »
La Lune, selon le calcul du supplément des éphémérides de Maginus [5], demeure dans l’écliptique à 22°18’ ¾ dans le Cancer à la longitude [6] de 39° ¾ , l’observation étant faite à 8 h 13 PM. D’où l’on déduit le reste. J’ai observé la même conjonction à Rome, mais pas suffisamment cependant, de façon improvisée car j’étais sur le chemin du retour de Card. S. Susanne [7] sans mes instruments…
En 1610, Galilée fut le premier à observer Vénus à l’aide d’un instrument grossissant. Il découvrit que cette planète présentait des phases comme la Lune suivant la façon dont elle est éclairée par le Soleil. Il y vit un argument en faveur de l’héliocentrisme : les phases de Vénus s’expliquaient bien si l’on imaginait que cette planète se déplace autour du Soleil.
La figure ci-dessus donne une illustration de la conjonction observée à Lisbonne (Ulyssipone). Sur cette composition, les proportions ne sont pas respectées. Ici Vénus se présente comme un croissant, bien plus petit en réalité, mais semblable à celui de la Lune qu’elle chevauche. Remus Quietanus suggère à Kepler d’utiliser cette description de Schreck pour calculer la longitude de la capitale portugaise. C’est effectivement par des observations simultanées de phénomènes astronomiques en divers lieux sur Terre que la cartographie fit des progrès au XVIIe siècle. On savait mesurer les latitudes depuis longtemps, mais la détermination des longitudes posait problème : les horloges à balancier se dérèglaient au cours des transports. Des événements célestes tels que des occultations d’étoiles ou de planètes par la Lune fournissaient alors des repères de temps absolu qui permettaient de déterminer le décalage horaire et donc la différence de longitudes entre les lieux d’observation. Cependant, dans sa réponse du 1er décembre, Kepler tempèrera l’enthousiasme de Quietanus : Schreck n’a pas fourni un timing assez précis pour que sa description puisse être exploitée.
Controverses astronomiques
La fin de la lettre fait apparaître des désaccords. Il est amusant de constater comment Remus Quietanus se place sur un pied d’égalité quand il discute les avis de Kepler… La postérité rétablira la hiérarchie ! La communauté des astronomes européens est en pleine effervescence depuis l’avènement des instruments d’optique : Quietanus commente quelques publications récentes.
… Ton Excellence exagère la largeur de la Lune et donc son anomalie ; elle la reconnaîtrait dans l’éclipse de Soleil de mai 1612 et verra une énorme erreur d’observation : il y a quelques doutes dans le nouveau traité d’astronomie tyrocinien, à savoir comment la lumière du Soleil peut-elle bien atteindre les étoiles fixes, et si l’orbe stellaire était admise ? Galilée a certes beaucoup déclaré ses objections.
D. Sirturus a publié le Télescope et séjourne maintenant à Vienne et T.E. a sans doute vu son opuscule. Il ne me déplait pas. Snellius a publié les observations de Hesse, fasse le ciel que celles de Tycho soient aussi publiées pour qu’on puisse comparer. Mais je crains que chacun n’agisse de son côté, c'est-à-dire ne fasse de nouvelles observations, et sans doute à moins de frais que Tycho lui-même : comme il serait heureux au siècle présent, doté d’instruments nouveaux et plus pratiques. Pour le mouvement de la Lune, les éphémérides de 1618 de T.E. et celles d’Origanus diffèrent parfois de 20 minutes ou plus et pourtant vous avez les mêmes bases ; le temps n’a pas permis que je revoie ce calcul, mais j’en ferai plusieurs si Dieu le permet. Pour le moment, je me recommande à toi et te salue cordialement.
À Vienne, en l’an 1618, le 20 octobre [8].
Il est d’abord question de la dimension apparente de la Lune, qui est variable du fait de l’excentricité de son orbite. Cette variation du diamètre apparent de la Lune explique que lors de certaines éclipses de Soleil, la Lune peut entièrement le cacher, tandis que d’autres sont annulaires [9].
Selon Max Caspar, le traité d’astronomie « tyrocinien » désigne le Tyrocinia astronomica de Balthazar Capra (1580-1626), un adversaire de Galilée, publié en 1606 à Padoue.
On évoque ensuite un autre italien : Girolamo Sirtori (1579-1631), Telescopium, 1612, le néérlandais Willebrord Snell (1580-1626), …observationes Hassiacæ, 1618 et l’allemand David Tost, dit Origanus (1558-1629), Ephemerides Brandenburgicae…, 1609.
Mais visiblement, c’est à Tycho Brahe que Remus Quietanus voue la plus grande considération. Décédé en 1601, Brahe n’a pas connu l’ère de la lunette astronomique, mais durant des années, il a accumulé une quantité d’observations d’une grande précision. L’histoire retiendra essentiellement que Johannes Kepler a pu récupérer ce matériau et su l’exploiter pour résoudre d’abord le problème de la trajectoire de Mars, avant d’énoncer ses fameuses lois décrivant les mouvements des planètes (Astronomia nova, 1609).
Jacques Mertzeisen, janvier 2019
Je remercie Jean Gemberlé pour sa traduction de la lettre de Quietanus à Kepler.
Illustrations :
- Image composée à partir de la Vénus de Sebastian Münster (Rudimenta matematica, Bâle 1551, page 183) et d’une Lune capturée sur Internet (endirectdelintestingrele.blogspot.com).
- Johannes Remus Quietanus, Neuer Schreibkalender auf das Jahr 1651, funff nützliche Regulen vom Schröpffen und Aderlassen.
- Johann Bayer, Cassiopée, in Uranometria, 1603.
- Image composée à partir d’une photographie de Danilo Pivato (www.lecosmographe.com).
- Tycho Brahe relevait les positions des corps célestes à l’œil nu, avec des instruments de visée.
- Johannes Kepler en 1627, Musée de l’œuvre Notre-Dame, Strasbourg.
Johannes Kepler en 1627
Notes:
- La lettre est datée du 20 octobre 1618, mais cette date est erronée : Remus annonce à Kepler la mort de l’archiduc Maximilien III de Habsbourg, décédé le 2 novembre selon d’autres sources. La lettre date vraisemblablement du 20 novembre. Voir aussi note 3.
- Il s’agit de Tycho Brahe (1546-1601), un astronome danois qui a relevé la position des planètes durant une trentaine d’années.
- Encore une incohérence de date qui confirme l’erreur mentionnée dans la note 1.
- Une simulation avec le planétarium en ligne « Carte du Ciel » confirme la conjonction de Vénus avec la Lune le 6 juin 1617 en soirée.
- Giovanni Antonio Magini (1555-1617), astronome et cartographe italien.
- Sans doute Quietanus voulait-il parler de la latitude de Lisbonne.
- L’église Ste. Suzanne est une cardinalice dont le titulaire en 1617 est le cardinal Scipione Cobeluzzi, un ami de Quietanus.
- Toujours cette date douteuse (voir les notes 1 et 3).
- Le Soleil apparaît alors comme un anneau très brillant entourant complètement le disque lunaire sombre.