Ont-ils mis le feu au retable d’Issenheim ? Jacques M.
C’est l’une des inquiétudes qu’exprime l’astronome Remus Quietanus, rouffachois d’adoption [1], dans une lettre à son ami Giovanni Faber, médecin et botaniste pontifical. On connaissait la correspondance de Quietanus avec ses illustres collègues, les astronomes Kepler et Galilée, mais on trouve aussi aux archives de l’Accademia dei Lincei à Rome, une dizaine de lettres adressées à Faber où il raconte à chaud des faits d’actualité.
Ainsi, le 1er février 1622, il évoque un raid de la cavalerie d’Obentraut sur Issenheim, le 24 janvier
Voici quelques extraits de cette lettre, postée à Fribourg : une formidable chronique de guerre que Remus Quietanus écrit à son ami dans un style direct, passant de l’italien à l’allemand ou au latin parfois dans une même phrase. La liberté du ton révèle une connivence certaine entre les correspondants. En ce début de la Guerre de Trente ans, Quietanus fait office d’aide de camp de l’archiduc Léopold de Habsbourg, évêque de Strasbourg.
« Son Altesse Sérénissime sera maintenant Maréchal et le Docteur Gioanni d’Autriche promu lieutenant, qu’on se le dise… »
Le cose n.re stanno misere per amor di tanti villagi brugiati, et nemo le q. resistat, p. che l’armata n.ra non e in piedi ancora, et si fa molto piano, sole le citte sono rimaste salue Dio sa. quanto tempo.
Nos affaires sont misérables à cause de tant de villages brûlés, et aucun ne résiste, parce que notre armée n’est pas encore sur pied et ça se fait très lentement, seules les villes sont restées sauves, Dieu sait pour combien de temps.
Il Marchese di Baden jouesse (…) e stato hesi et hoggidi per commissario del suo Sig.r padre, et ha mangiato con S.A.Ser.mo et li fatto molti Carezze et exhibunt nobis vultum serenum, speriamo che terra colore.
Le jeune Marquis de Baden[2] (…) était ici aujourd’hui en commissaire du Seigneur son père, et il a mangé avec Son Altesse Sérénissime et lui a fait beaucoup de flatteries et ils nous ont montré un visage serein, espérons que la terre se colore…[3]
Il Mansfeldt ha molti correspondenti et fautori, patienza, Ensibus igne rota necandi essent illi aulici hermaphroditici hofcatholische et finti (...) pestis et ruina sunt occulta omnes malorum radix ;
Mansfeld[4] a de nombreux correspondants et partisans, patience, qu’ils périssent par les épées, le feu, la roue, ces courtisans hermaphrodites, catholiques de cour et faux-jetons (…) la peste et la ruine sont les racines cachées de tous les maux.
Il inimico e stato 2 volte à Brisach per impatronirsi del ponte del Rhino et brugiarlo per leuar à nos altri il passo, ma e stato sempre con perdita de alcuni ribattuto ; Do mane arrivano 600 cavalli di Baviera et li altri sequitano de man in mano.
Un sig.r di Schnebergh Venendo di Fiandra é stato preso del inimico dimandano 5000 thaleri p. ranzione. Hannuemo tolto del inimico una volta 30. Altre volte 20. Et nouamente 140 caualli (…), Sie stecken so voll plundr und geldt dss sie nicht auf die Ross kommen konnen.
L'ennemi était deux fois à Breisach afin de s’emparer du pont sur le Rhin et le brûler pour nous empêcher de passer, mais c’était toujours avec quelques pertes en représailles. Demain, 600 chevaux arrivent de Bavière et les autres suivent après-demain. Un seigneur de Schneeberg venant de Flandre a été pris à l'ennemi ; nous demandons 5000 thalers de rançon. Nous avons enlevé à l’ennemi une fois 30 chevaux, une autre fois 20 et plus récemment 140 (…). Ils sont fourrés de tant de bric à brac et d’argent qu’ils ne peuvent pas monter à cheval.
Isena è bruggiato tuto et quel famoso altare di San Antonio di Mass.o.s., cosi Ungarhen, et tutta la gente amazzato ist mit Cavalaria umbsteht gewesen undt angesteckt ; Ruffach ist auch ausgefordert worden, aber ihr nichts beschehen, vor Zabern hat er 500 mann verloren, in Zabern sind nur 4.gebliben todt. Er begerts nicht wider zu attacciren, hat also H Graf von Salms ihm gute possen gemacht.
À Issenheim tout est brûlé et ce fameux autel de Saint-Antoine le Grand, comme en Hongrie (?) [5] , et tous les gens assassinés, (elle) a été encerclée et allumée par la Cavalerie [6] ; Rouffach a aussi été menacée, mais il ne lui est rien arrivé. Devant Saverne, il a perdu 500 hommes ; dans la ville, seuls 4 sont restés morts[ 7]. Il n’aura plus envie d’attaquer, M. le Comte de Salm l’a bien ridiculisé.
Et Quietanus continue ainsi de rapporter les méfaits de l’ennemi qui terrorise la population du Sud au Nord de l’Alsace, l’attente des renforts, les prises d’otages et demandes de rançons. À la fin de la lettre, il fait part d’une curieuse observation :
..zu Ruffach im Stadtgraben ist ein blutiger streif auf Rubinfarb einsist in glacis einer zols dicks und 12 zoll breit und 260 schuh lang gefunden worden, ego habui ipsam glaciem tinitam in manibus , treft 11 ¼. Centner an, und bleibt resoluirt in seiner farb wie Breselien [8] oder Lac, ist nur in superficie von unten herauf nichts ex fundo, q.so tuum mihi coices judicimus, postea et meum tibi dabo.
à Rouffach, on a trouvé une traînée de sang de couleur rubis dans le fossé de la ville : elle est toute gelée sur un pouce d’épaisseur et 12 pouces de large et 260 pieds de long. J’en ai eu en main, de cette glace teintée, il y en a 11 quintaux ¼ et elle reste résolument de sa couleur comme du bois brésilien ou de la laque. Il n’y en a qu’en surface, rien qui remonte du fond. S’il te plaît, je te demande ton jugement, je te donnerai le mien plus tard.
En toutes circonstances, notre astronome a le souci de la précision : là encore, il a mesuré, calculé et évalué la masse de cette intrigante traînée rouge dans la glace. S’agit-il de sang humain ou animal ? Ou bien est-ce une évocation de Rubea aqua, les eaux rouges de l'Ombach, qui seraient à l’origine du nom de notre cité, selon certaines hypothèses ? La question reste en suspens.
Jacques MERTZEISEN octobre 2018
- [1] Voir l’article Remus Quietanus, médecin et astronome à Rouffach.
- [2] Frédéric de Bade-Durlach ?
- [3] Formulation sybilline.
- [4] Ernest de Mansfeld : homme de guerre actif au début de la Guerre de Trente ans, ancien allié des Habsbourg passé au service des protestants en 1610 après une promesse non tenue.
- [5] [peut-être faut-il lire ungethan, qui n'a pas été fait, le retable n'a pas brûlé? G.M. ]
- [6] Issenheim a été incendié le 24 janvier 1622 par Obentraut et 300 cavaliers.
- [7] Sans succès, Mansfeld assiège Saverne le 6 janvier 1622, in La Guerre de Trente ans, Philipppe Houdry
- [8] Bresilien ou Brazilienholtz : morus tinctoria, bois du Brésil dont on tire une teinture rouge.