Depuis 1976, on croyait que l’Énigme de la fresque du Cadran solaire des Récollets de Rouffach était résolue, mais de nouvelles études montrent que la date du 16 août 1617, inscrite au-dessus du cadran lors de sa restauration, est fausse et l’examen minutieux de photos plus anciennes a révélé des éléments surprenants qui suscitent de nouvelles interrogations.
En découvrant le cadran solaire des Récollets de Rouffach vers 1970, René R.J. Rohr [1] a immédiatement remarqué que sa décoration était peu ordinaire et que son auteur devait être un érudit : la fresque était bien endommagée, mais quelques inscriptions étaient encore lisibles. Ce tableau astronomique « ne représent(ait) ni plus ni moins que le système du monde de Ptolémée, c'est-à-dire un système géocentrique d’avant Galilée et Kepler, dont les origines remontent à Aristote ». En réalité c’est encore un peu plus particulier…
Monsieur Rohr s’est aussi ému de l’état « du crépi lépreux qui lui ser(vait) de support », la fresque « exprim(ait) sa détresse dans le silence de la cour déserte » des Récollets. Il a alors déployé toute son énergie et son influence pour sauver ce qui pouvait l’être, obtenant un accueil favorable à la Ville. Et c’est lui qui fut alors missionné par les Monuments historiques pour préparer en 1976 les travaux de restauration effectués par M. Guy Vetter en 1979.
Rohr a non seulement sauvé ce chef d’œuvre, mais il a aussi construit sa renommée internationale par la publication de plusieurs articles, notamment « L’énigme de la fresque du cadran solaire des Récollets de Rouffach » où il souligne son caractère exceptionnel et explique comment il pensait savoir le dater très précisément. Nous verrons plus loin qu’il s’est trompé.
Une cosmographie géo-héliocentrique
La façade de l’église Sainte Catherine étant dirigée vers le Sud-sud-ouest, le dispositif reçoit du soleil entre 10 heures et 19 heures (heures solaires). L’ombre du style, cette grosse tige métallique orientée en direction de l’étoile polaire permet alors de lire l’heure sur une graduation constituée de grands chiffres romains disposés autour d’un disque qui présente un tableau astronomique. En dessous du cadran, deux formes animales représentent les signes du Cancer à gauche et du Capricorne à droite et symbolisent l’été et l’hiver. Ils se trouvent là à titre décoratif et s’intègrent dans la jolie bordure fleurie octogonale qui entoure l’ensemble de la fresque.
Ce ne sont pas ces éléments courants qui font la particularité du cadran de Rouffach, il faut examiner avec plus d’attention ce qui est dessiné dans le disque évoqué plus haut. Cette scène est une représentation du Monde tel que certains savants l’imaginaient jadis. On reconnait rapidement Soleil, la Terre et la Lune qui se trouvent ici alignés.
Le pourtour du disque est une couronne verte constellée de petites étoiles : il représente la voûte céleste. 42 étoiles sont marquées, dont 14 désignées de façon précise par leur nom : Schedir in Cassiopeia, Algenib in Pegaso etc. Une graduation en degrés indique leur latitude céleste.
Plus à l’intérieur, des cercles donnent les trajectoires des astres du jour et de la nuit et des cinq planètes visibles à l’œil nu. Mais là, on sera étonné de constater que le Soleil tourne autour de la Terre, tout comme la Lune et les trois planètes supérieures Mars, Jupiter et Saturne [2], tandis que Mercure et Vénus sont des satellites du Soleil : on a donc affaire à une représentation géo-héliocentrique du Monde [3]. C’est une cosmographie assez rare, se distinguant de celle de Ptolémée, géocentrique et celle de Copernic, héliocentrique. Rohr en a déduit que notre fresque date de la fin du XVIe ou du début du XVIIe siècles, d’une époque où le modèle de Copernic est encore contesté.
Une éclipse de Lune ?
Quand Monsieur Rohr étudie la configuration astrale présentée sur la fresque de Rouffach, il est interloqué par des alignements « Soleil, terre et lune sont placés en alignement sur l’axe figurant l’écliptique. Il y a donc éclipse de lune ». Ce postulat sera mis en doute. La photo de la fresque de 1911 montre d’ailleurs que cet alignement n’était pas parfait, et que R.R.J. Rohr l’a fait « corriger » à l’occasion de la restauration !
De même, il remarque que Mercure est en conjonction inférieure, c'est-à-dire que Soleil, Mercure et Terre sont alignés dans cet ordre. Et Jupiter se trouve sur le prolongement de cette droite, au-delà de la Lune. Il pense alors que cette configuration planétaire très particulière lui permettra de dater la fresque de façon très précise. Et par des calculs rétroactifs il se convainc que ce tableau représente l’état du ciel le 16 août 1617 [4]. C’est cette date qui est inscrite en haut du cadran solaire.
Ce soir-là, il y a bien eu une éclipse de Lune mais des logiciels d’Astronomie tels que Carte du Ciel montrent clairement que la position des autres planètes n’est pas celle que Monsieur Rohr a calculée. En particulier, Mercure n’est pas en conjonction inférieure à cette date [5], ce qui met à mal son hypothèse.
L’éclipse de Lune du 16 août 1617 était semblable à celle que nous avons vécue récemment, le 26 juillet 2018. C’est une Lune rouge sombre qui s’est levée en début de nuit au-dessus du Belchen [6] et qui ensuite est sortie peu à peu de l’ombre de la Terre pour reprendre son aspect habituel. Sur la base de cette comparaison, la panique des gens de Rouffach imaginée par R.R.J. Rohr ,« d’aucuns se précipitant à l’église, d’autres cherchant refuge au couvent », paraît bien exagérée.
Cette datation a été contestée dès 1990 par un ingénieur des Mines bourguignon, Alain Bourgoin (1912-2006) dans une étude contradictoire que l’on peut consulter aux Archives de Rouffach. Selon Monsieur Bourgoin, la seule date du XVIIe siècle qui réalise l’alignement planétaire du tableau de Rouffach est le 21 juin 1652. De plus, ce jour-là le Soleil est sur le tropique du Cancer comme sur le dessin. Mais si Mercure est en conjonction inférieure, c’est une simple conjonction, sans transit [7]. Et il s’agit d’une simple pleine Lune, sans éclipse. Bref, rien de spectaculaire et on se demande alors pourquoi cette configuration mériterait d’être fixée pour des siècles sur la façade de l’église sainte Catherine.
Une autre interprétation de la fresque
L’étude de Monsieur Bourgoin nous guide vers une autre lecture : sur une planche, il nous présente une sphère armillaire [8] pour nous faire remarquer que la terminologie des éléments de cet instrument correspond aux inscriptions en latin portées sur le cadran solaire :
Plus particulièrement, la ligne écliptique est la trajectoire du Soleil en une année sur la sphère céleste : c’est un grand cercle qui traverse les 12 constellations du Zodiaque.
Dans leurs déplacements sur la voûte céleste au fil des mois ou des années, la Lune et les planètes, elles, restent à proximité de cette ligne. On les trouvera toujours dans la bande du Zodiaque limitée par les cercles d’excursion. Ces cercles sont tracés ici à 9° de part et d’autre de l’écliptique. C’est assez conforme à ce que nous savons de la course des planètes, Vénus étant celle qui prend le plus de libertés par rapport à la ligne écliptique.
Ainsi, la zone orangée sur la fresque de Rouffach ne représente-t-elle pas l’ombre de la Terre (ou de la Lune comme l’écrivait Monsieur Rohr), mais la bande du Zodiaque. Et la vocation de la fresque n'est pas de commémorer un événement particulier, mais plutôt de nous présenter le système planétaire et la mécanique céleste [9]. Dans cette interprétation, l’alignement des planètes n’est alors qu’une convention de représentation et le petit défaut d’alignement de la Lune correspond précisément à l’inclinaison de son plan orbital par rapport au plan écliptique.
Le Monde d’en-bas
Mais la fresque de Rouffach ne nous a pas encore livré tous ses secrets.
Au cours de mes investigations sur l’état du cadran solaire avant sa restauration de 1979, j’ai pu retrouver à l’UDAP du Haut-Rhin[10] des photographies datant de 1911.
Il y apparaît d’abord que le signe zodiacal dessiné en bas à gauche de la frise ressemble davantage à un Scorpion [11] qu’au Cancer.
D’ailleurs celui-là est plus souvent représenté par un crabe que par un homard. Et le Capricorne qui a été rajouté à droite ne s’y trouvait pas puisque le crépi y était rafistolé.
C’est en examinant ce Scorpion sur l’écran d’un ordinateur que mon regard s’est arrêté sur des moisissures dont le dessin ressemblait curieusement à une carte de l’Europe. Je zoomai pour mieux voir ce dessin : rien ne manquait, de la Scandinavie aux contours de la Mer Baltique ou du bassin méditerranéen à la Mer Noire. Un regard plus distancié me fit apparaître l’Afrique sous la volute, certes un peu déformée vers le Sud, mais Madagascar, la Mer Rouge et le Golfe Persique se dessinaient tout aussi précisément !
Ainsi notre fresque de Rouffach ne présentait pas seulement le système planétaire, enveloppé dans la sphère céleste du firmament, mais elle donnait une vue d’une partie, au moins, de notre bas-monde, la Terre.
Cet aspect a complètement échappé au rénovateur en 1979. L’examen des diapositives de 1975 l’en disculpe complètement : la peinture avait continué à s’écailler, en particulier dans cette zone qui était devenue complètement illisible. Alors le mur a été décapé et recrépi avant que la fresque ne soit redessinée. À ma connaissance, il ne reste donc de cette carte de géographie que cinq photos, prises entre 1911 et 1931…
Questions ouvertes
La découverte récente de cette carte change notre regard sur la fresque et pose de nouvelles questions. Après « l’énigme de la fresque des Récollets », voici « le mystère de la mappemonde de Rouffach ». Il est maintenant clair que l’ensemble du tableau n’a pas été réalisé en un seul jet mais qu’il a subi des modifications au fil du temps, la frise octogonale venant recouvrir la carte de géographie bien des années plus tard. De même, il semble que le dessin du Scorpion soit plus ancien que la carte d’Europe.
Sur la carte, on regrette l’absence d’une vue du continent américain ou de l’Océanie qui auraient pu faciliter une datation. Le Nouveau Monde a-t-il été effacé ? Plus probablement, il n’y a jamais figuré puisqu’on n’en trouve aucune trace. À la place du Brésil, on devine plutôt une forme vaguement humaine qui pourrait correspondre au signe de la Vierge…
On pourra d’ailleurs s’étonner de l’absence de toute mention écrite, nom des mers ou des continents, alors que la carte du ciel est annotée en détails.
La question de la datation de la fresque reste donc complètement ouverte, de même que celle de son auteur. Des réponses viendront peut-être des archives, des annales des Jésuites ou des Franciscains de Rouffach pour peu que ces chroniques n’aient pas été détruites. Dans cette recherche de documents écrits, la plus ancienne évocation du cadran solaire que j’ai su trouver jusque là est un texte de Thiébaut Walter, historien de Rouffach qui écrit en 1906 qu’ « un (…) cadran solaire a été installé en 1848 par-dessus un dessin plus ancien » [12]. Le mystère s’épaissit : notre fresque a subi des retouches et modifications ; il sera bien difficile d’en retrouver la chronologie. Tout relevé ou photographie antérieurs à 1979 seraient précieux et utiles à cet effet. Un appel est lancé aux lecteurs.
En attendant, notre cadran rénové profite du Soleil quand celui-ci daigne lui accorder ses rayons. Le visage doré s’éclaire alors et on peut y voir l’amorce d’un sourire sibyllin.
Jacques Mertzeisen novembre 2018 [13]
Illustrations :
- Figure 1 : Le cadran vers 1975 : Gros plan sur la graduation, noms d’étoiles. Mercure est représentée par une étoile devant le Soleil. (Photo Paul Faust ?)
- Figure 2 : Le cadran restauré vu de face, date, frise octogonale, tableau astronomique, graduation horaire, Cancer et Capricorne (Photo Ville de Rouffach).
- Figure 3 : Le tableau astronomique vu de dessous, firmament, graduation, inscriptions en latin, Soleil –Terre-Lune, zone orangée (Photo Maurice Kieffer 2004).
- Figure 4 : Sphère armillaire et schéma du Monde à Rouffach, terminologie.
- Figure 5 : Le Cadran en 1911 (Photographie ©Drac Grand-Est/UDAP68/DKM10013).
- Figure 6 : La constellation du Scorpion, Uranometria, Johann Bayer 1603.
- Figure 7 : Vue de 1911, détails : le Scorpion, l’Europe, l’Afrique, le Proche-Orient.
- Figure 8 : Le Soleil et ses « satellites » : Mercure et Vénus. (Photo Michel Lalos 2016).
Notes:
- [1] René Rodolphe Joseph Rohr, auteur de nombreux ouvrages de gnomonique et de plusieurs articles concernant le Cadran solaire de Rouffach.
[2] Uranus et Neptune, non visibles à l’œil nu, n’ont été découvertes que plus tard, respectivement en 1781 et 1848.
[3] Voir Héliocentrisme, Wikipédia, 1.2. Grèce antique.
[4] Voir « l’énigme de la fresque du cadran solaire de l’ancienne église des Récollets de Rouffach », RRJ Rohr, Archives de Rouffach.
[5] Une note de bas de page permet de comprendre son erreur : il a utilisé la période sidérale au lieu de la période synodique pour son calcul.
[6] Sommet caractéristique de la Forêt Noire visible depuis Rouffach
[7] Voir Mercure dans le Soleil, Obermundat
[8] Voir Sphère armillaire, Wikipédia.
[9] Cette interprétation n’est pas clairement formulée par Monsieur Bourgoin, mais c’est la mienne à présent. J. Mertzeisen
[10] Unité départementale de l’architecture et du patrimoine.
Photographie ©Drac Grand-Est/UDAP68/DKM10013.
[11] Figure : le Scorpion dans l’Uranometria de Johann Bayer, 1603.
[12] Das Minoritenkloster zu Sankt Katharina in Rufach, Theobald Walter 1906 p.51 et note de bas de page.
[13] Une étude plus complète du cadran solaire est déposée aux archives Municipales de Rouffach.