Les éclipses de Lune de décembre 1619 et juin 1620 ...
À Saverne, le 20 septembre 1620, Remus Quietanus écrit à Christoph Grienberger, un jésuite professeur au Collège de Rome pour lui rapporter les descriptions détaillées de deux éclipses de Lune. Au-delà de ces données intéressantes, cette lettre nous révèle la date du mariage de l’astronome avec la rouffachoise Maria Schlitzweck et nous en dit un peu plus sur ses relations avec Galilée.
L’original est conservé aux archives de l’Université Pontificale Grégorienne à Rome.
Voici le texte latin. La traduction sera assortie de quelques commentaires :
Reverendo ac Clarissime vir,
Qui procul est oculis procul est à limine cordis, idem et mihi accidit ; Dudum scripsi, sed T.R. nil rescripsit, jam iterum eam appello : Procul dubio observavit T.R. Eclipsis ambas preteritas. Prima fuit Oeniponti observata à P. Scheinero hoc modo :
Pm H13. 58’ ¾ Pm Medium H 15. 26’ 52’’. (Finis in/ 44° 20’ alt. arct.) H16. 55’. Integra duration H2. 58’ 1/7. Per arenam H2.58’ ½ . Ego supputaveram H2.59’ 0.Ist in tempore viel früher (angangen?) als Tycho gesetzt hat [1]. Digiti 11.30’.
At Keplerus observavit 10 ½ quod verisimilius et Durationem H2.52’.Nupera eclipsis Lunae Ruffachij incipit H.11.23’ P.M. [H.11.53 6. Dig.], totalis ingressus H.12.25’. sed dubia lux remansit usque ad 12.48’ ½ satis sensibilis, egressus 13.54’ Finem habere non potui debuit a. esse ex antecedentibus H14.54’. Duratio H3.30’ ⅔ (^ego supputaveram 3.39’ ex meo calculo). Tu quod observaveris avidé expecto, puto vos Romanos ¼ horae saltem orientaliores. Certé longé alia hypothesis ☽ extrueada erit quam volunt Tycho aut Keplerus. Credo que Harmonica sua dudum videris.
Nuptiae meae celebratae sunt 3. Jun. Feleciter Deo dante.Exercitus Ligae nostrae traductus est, gens selectissima, expectamus alios. Hisce bene vale et quamprimum rescribe, ac P. Crassum meo nostre saluta. Galilaeus nil mihi rescribit, objeci ipsi plurima in sua Cometa nec Sermo. scripsit, forté quod munera ampla non sequantur.
Saverna 20. Jun. 1620, T.R. Devotisso. Serro. Gio. Remo Quietano
Révérend et Très illustre Seigneur,
Qui est loin des yeux est loin du cœur, et il m’est arrivé la même chose ; j’ai écrit il y a longtemps, mais Ta Révérence ne m’a rien répondu, maintenant je t’appelle à nouveau : sans doute Ta Révérence a-telle observé les deux dernières éclipses. La première fut observée à Innsbruck par le père Scheiner comme suit :
PM 13h 58 min ¾, Milieu 15h 26 min 52’’ (la fin était dans 44° 20’ ? [2]) à 16h 55 min. Durée totale 2h 58 min 1/7. Avec le sablier 2h 58 min ½.
J’avais supputé 2h 59 min 0.
Elle s’est (déroulée, produite ?) beaucoup plus tôt que ce que Tycho[3] avait posé. 11 doigts 30’.Mais Kepler a observé 10 ½, ce qui est (plus) vraisemblable et une durée de 2 heures 52 min.
Quietanus transmet d’abord à Grienberger l’observation de l’autrichien Christoph Scheiner, un autre jésuite dont l’histoire a essentiellement retenu qu’il a inventé l’hélioscope, qu’il a découvert les taches solaires en même temps que Galilée et qu’ensuite il s’est durablement fâché avec ce dernier, chacun revendiquant la primauté de cette découverte.
L’observation des éclipses permet aux astronomes du XVIIe siècle de vérifier la justesse de leurs théories de la mécanique céleste et notamment du mouvement de la Lune autour de la Terre qui n’est ni uniforme, ni parfaitement circulaire. De nos jours ces mouvements sont bien connus et des logiciels en ligne tels que uledoc [4] permettent de prévoir les éclipses à venir ou de restituer les éclipses passées. Voici les caractéristiques de l’éclipse du 21 décembre 1619 :
Il s’agit d’une éclipse de Lune partielle : la Lune n’entre pas entièrement dans l’ombre de la Terre : à son maximum, 10 à 11 douzièmes sont obscurcis (ce que Quietanus exprime en « doigts »).
Les heures sont comptées à partir de la veille à midi, ainsi Scheiner place le milieu à 15h 26min 52s, soit vers 3h 27 du matin. Compte tenu de la longitude d’Innsbruck et de l’équation du temps [5], il devrait être en retard de 46 min sur l’heure indiquée en temps universel sur uledoc. On remarque que l’horaire donné par Scheiner est donc en avance d’environ 7 minutes, mais que la durée totale de l’éclipse a été correctement mesurée (2 h 58 min).
L’éclipse de Lune récente débuta à Rouffach à 11 heures 23 min PM [ 6 doigts à 11 h 53 ], immersion totale à 12 heures 25 min mais la lumière restait douteuse jusque 12 heures 48 min ½ assez sensiblement, émersion à 13 heures 54 min. Je n’ai pas pu avoir la fin, d’après ce qui précède à 14 heures 54 min. Durée : 3 h 30 min ⅔ (d’après mes calculs, je supputais 3 h 39). J’attends avec impatience ce que tu auras observé, je pense ¼ d’heure plus tard à l’orient pour vous Romains. Sûrement l’hypothèse de la Lune évincée sera de loin différente de ce que voulaient Tycho ou Kepler. Je crois que tu verras ses Harmonies [6] plus tard.
Remus Quietanus livre ici sa propre observation de l’éclipse de Lune du 15 juin 1620 à Rouffach. Dans une autre lettre envoyée le même jour à Kepler [7], il affirme avoir observé cette éclipse à Soultz, ce qui ne change en rien les horaires. Cette fois, c’est une éclipse totale presque centrale. Quietanus donne le début à 23 h 23 min, heure locale, ce qui correspond à la minute près aux 22 h 54 min GMT indiqués par uledoc mais ensuite son déroulement est un peu précipité. On devrait avoir 29 minutes de décalage tout au long des deux descriptions.
Il n’a pas pu voir la fin de l’éclipse, voilà pourquoi il aimerait connaitre l’observation de Grienberger à Rome. Celle-ci devrait suivre un horaire en retard de 20 minutes sur les observations de Quietanus, Rome ayant une longitude plus orientale de 5 degrés que Rouffach.
Ces considérations illustrent bien les difficultés que l’on rencontrait à cette époque pour mesurer le temps correctement : de jour on disposait de cadrans solaires (qui fonctionnent par beau temps), mais de nuit, il fallait se fier à des sabliers, à des horloges hydrauliques ou à poids. Le balancier ou le ressort ne sont pas encore de mise (Christian Huygens, 1657). Ou bien on essayait de se débrouiller avec les étoiles (nocturlabe [8] ou passage d’une étoile donnée au méridien). Dans sa lettre à Kepler, Quietanus écrit qu’il a utilisé une horloge qui appartenait au cardinal de Lorraine.
Remus Quietanus termine sa lettre par quelques informations qui intéresseront le biographe ou les historiens :
Mon mariage a été célébré le 3 juin, avec bonheur si Dieu le veut.
L’armée de notre ligue est conduite (par des ?) gens très sélects, nous en attendons d’autres.
Sur ce, porte-toi bien et avant de me répondre salue le Père Grassi de ma part. Galilée ne m’a rien répondu, je lui ai fait plusieurs objections à ses Comètes il n’a pas non plus écrit au Sérénissime, d’une certaine manière, il ne donne pas suite aux grands cadeaux.
Saverne, le 20 juin 1620. Gioanni Remus Quietanus, dévoué serviteur de Ta Révérence.
On est au début de la Guerre de Trente ans, le théâtre du conflit va se déplacer de Moravie en Alsace.
« P. Crassus » est le père jésuite Orazio Grassi, collègue de Grienberger. Il a entretenu une vive polémique avec Galilée au sujet des Comètes de 1618 qui est à l’origine des démêlés du florentin avec les jésuites qui le conduiront jusqu’à son procès en 1633 [9].
Quand Quietanus évoque « ses Comètes », il fait allusion au Discours sur les Comètes publié en 1619 par Mario Guiducci, mais inspiré par Galilée. Il fait état ici de sa déception : en août 1619 il a envoyé à Galilée un exemplaire de l’ Epitome astronomia copernicae de Kepler avec une lettre dans laquelle il donne son avis sur la nature des comètes. Apparemment, Galilée ne s’est pas donné la peine de lui répondre. La rudesse du caractère de Galilée est bien connue, on sait qu’il s’était brouillé avec Kepler pour des raisons analogues. Voici ce qu’écrira à ce sujet Christoph Grienberger, le destinataire de la présente lettre en 1634, après son procès :
« Si Galilée avait su se garder la bienveillance des pères du Collège romain, il aurait pu vivre tranquille en ce monde, et rien de malheureux ne lui serait arrivé ; il aurait pu écrire à sa convenance, sur chaque sujet, et même sur le mouvement de la Terre. » [10]
Jacques Mertzeisen, juillet 2019.
Notes:
- [1] En allemand dans le texte.
- [2] Ascension droite ou altitude, tout simplement ?
- [3] Tycho Brahe : astronome danois réputé pour la précision de ses observations.
- [4] Uledoc : logiciel gratuit en ligne conçu par Thomas Ule. On pourra voir les caractéristiques précises des éclipses du 21 décembre 1619 et du 15 juin 1620 aux adresses suivantes :
http://www.uledoc.de/moon/moon-eclipse.html?yy=1619.961644&si=50
et http://www.uledoc.de/moon/moon-eclipse.html?yy=1620.452055&si=37.
- [5] Équation du temps : différence entre l’heure solaire et l’heure locale moyenne. Elle varie de quelques minutes au cours des saisons.
- [6] Harmonies: il s’agit de l’ouvrage Harmonices Mundi de Kepler, publié à l’automne 1619.
- [7] Johannes Kepler gesammelte Werke, Band 18, Brief 885.
- [8] Nocturlabe : instrument de mesure qui donne l’heure par la position des étoiles circumpolaires par rapport au méridien local.
- [9] Voir notre article De Saint Urbain,… au procès de Galilée… sur obermundat.org
- [10] Lettre de Grienberger à Élie Diodati, 1634.