Aux femmes et hommes de notre temps, cette vue de Westhalten évoque un beau panorama, associé à des possibilités de promenade et de découvertes botaniques, œnologiques et autres. Nos aïeux - pas si éloignés dans le temps - avaient une toute autre représentation mentale de leur environnement. Là où nous ne voyons qu’une mosaïque charmante de vignes, de pierriers et de haies, eux savaient le nom de chaque terrain et de chaque chemin. Ils en connaissaient les sols et climats, les dangers réels ou imaginaires, les interdits et les frontières pour nous imperceptibles. Ces dernières étaient fondamentales dans une région aussi peuplée et aussi riche que la nôtre. En raison de la densité de l’habitat, elles ne suivaient pas toujours les limites naturelles comme les cours d’eau, il fallait souvent couper à travers champs ou forêts. Aussi leur tracé complexe, fruit de siècles de combats et négociations, devait-il être ponctué par des monuments inviolables, les pierres-bornes. Elles sont bien plus que de simples marqueurs topographiques, comme le montrent les plus anciennes bornes de délimitation du ban communal de Rouffach.
On nomme habituellement « bans communaux » les territoires (finages) qui, sous l’Ancien Régime, relevaient d’un seigneur détenant les droits de ban et de justice (Zwing und Bann), distincts de la propriété foncière. A l’intérieur de ces juridictions, les communautés d’habitants consolidèrent ou reconquirent progressivement leurs droits : défense de la jouissance des communaux, relative autonomie politique qui s’affirme durant le XVIe s.
La délimitation des bans ou finages revêt une importance croissante à partir du milieu du XVe s. L’exercice des droits de ban et de justice assure des revenus appréciables à une noblesse désargentée et prompte à la querelle, tant entre ses membres qu’à l’encontre des communautés. Il s’avère nécessaire de cantonner précisément l’espace dans lequel s’exercent ces droits… d’autant qu’ils relèvent souvent d’anciennes usurpations dont les Hattstatt, riverains de l’Obermundat au nord et à l’est (au-delà de la Vieille Thur) s’étaient faits une spécialité. Cependant la question des limites préoccupe davantage encore les communautés d’habitants, autour d’une question cruciale : les droits de pâture des troupeaux, dans les forêts, landes et chaumes. Après les crises agraires et démographiques des XIVe s. et début XVe s., les communautés étendent leur rayon d’action. Il empiète désormais sur des marges. Celles-ci peuvent être d’anciennes indivisions vestiges de communautés d’usage primitives (Markgenossenschaft) comme la forêt du Hochberg et peut-être le Bollenberg. Les terroirs des villages ou hameaux désertés lors des crises se prêtent également à des manœuvres d’annexion par les puissantes communautés « survivantes ». Et enfin, les communautés d’habitants achètent systématiquement les anciens domaines seigneuriaux (cours domaniales ou seigneuries foncières), avec au demeurant l’appui de l’évêque seigneur de l’Obermundat. Chacune de ces acquisitions entraîne son lot de remises à jour de la consistance précise des domaines… et de contestations sur leurs limites.
Nous sommes loin, aujourd’hui, de connaître l’histoire du peuplement de l’Obermundat. La fixation de l’habitat actuel et des terroirs qui y sont attachés nous échappe. Cependant les archives de tous ordres (censiers ou terriers, actes de vente, procédures etc.) existent. Elles peuvent attendre…
Il n’en va pas de même pour les composantes physiques du paysage. En une journée de machines appropriées, on aura nivelé plusieurs hectares de terrasses et de murs de pierre sèche. Ce sont des archives qui s’effacent jour après jour, rares sont ceux qui s’en émeuvent. D’autres éléments permettant de lire le paysage comme une histoire à livre ouvert, sont les pierres bornes de délimitations intercommunales, une espèce en voie de disparition. Elles sont bien facilement renversées par le tracteur, ou volées. Nombre de responsables communaux ont pris, aux motifs de la « conservation » ou de la « mise en valeur », l’option peu satisfaisante de les déplacer pour les implanter dans des espaces verts ou sur des places, où ils perdent toute signification. Et comme plus personne ne sait où ces monuments ont été prélevés, ils sont morts, archéologiquement parlant.
Nous nous intéresserons ici plus particulièrement aux bornes de délimitation du ban de Rouffach érigées entre le milieu du XVe s. et le milieu du siècle suivant, période clef durant laquelle se fige un maillage territorial qui ne changera plus guère jusqu’à nos jours, à l’exception de la distraction d’une partie du finage de Soultzmatt au profit des communes autonomes de Westhalten et d’Osenbach (1818) et la même année d’une partie de celui de Rouffach au profit de Westhalten.
1. Les bans de Rouffach et des communes limitrophes (carte figure 1)
Figure 1. Le ban de Rouffach et les limites nord, est et partiellement sud de l’Obermundat
Le trait plein indique les limites du ban de Rouffach avant instauration de la commune autonomes de Westhalten. Elles s’inscrivent dans un carré de 10 km de côté environ et présentent trois excroissances. Celle au nord-ouest correspond à l’extension de la juridiction de la ville sur une partie de la forêt du Hochberg, dont l’usage est partagé avec la communauté du Val de Soultzmatt, Pfaffenheim et Gueberschwihr. La pointe vers le nord correspond au fief de la Sommerau, dont on ignore dans quelles circonstances exactes il a été replacé sous juridiction de la Ville. L’excroissance au sud correspond à la colline sèche du Bollenberg. Là aussi, les modalités de l’intégration de cette dernière au ban de la ville restent à préciser. Elles sont liées à au moins deux circonstances : premièrement la disparition du village de Sundheim (Suntheim) et l’annexion de son ban par Rouffach et en second une série de conflits bi - ou trilatéraux entre Orschwihr, Rouffach et la famille noble de Bollwiller au sujet notamment des droits d’usage du Bollenberg, des limites entre communautés, du patronage de l’ancienne église-mère Saint-Martin. Ces conflits occupent toute la première moitié du XVIe s.
Le trait renforcé en gris indique la limite entre les communautés de l’Obermundat et celles dépendant d’autres juridictions, respectivement la seigneurie de Hattstatt (répartie après 1582 entre les Schauenbourg et les Truchsess de Rheinfelden) et la seigneurie d’Ensisheim.
2. Les bornes de la Ville et des communes de l’Obermundat élevées aux XVe s. et au XVIe s. (cercle rouge sur la carte figure 1)
2.1. Bornes 1 (disparue) et 1 B (déplacée)
Figure 2. Borne 1 figurée sur le plan de 1583
Cette borne n’existe plus, à notre connaissance. Elle est représentée (figure 2) sur le plan de la banlieue de Rouffach en 1583 (A.D.H.R. 3G 34), avec pour légende Ruffacher Bannstein mit dem Bischoff stab, borne du ban de Rouffach avec la crosse de l’évêque. La crosse d’évêque (au lieu des armes de la ville que l’on s’attendrait à trouver ici) est tournée vers la Sommerau, suggérant que le fief de ce nom n’est pas encore, au moment de l’érection du monument, placé sous la juridiction particulière de la ville, mais sous celle générale de l’Obermundat.
La forme de la borne est typique de la fin du XVe s.-début du XVIe s. II s’agit d’un oratoire à niche sur fût, dit Bildstock, dont on trouve encore un exemplaire en place à Munwiller et trois à Gueberschwihr. Le choix de cette forme élaborée, impliquant la présence d’une statue religieuse, convient parfaitement à un point de passage important, où marquer pouvoir et prestige de l’évêque: le pont sur la Vieille Thur entre Herrlisheim et Niederhergheim.
A cette frontière nord du ban de Rouffach pourrait être rattachée une borne transférée devant l’ancien tribunal cantonal de Rouffach (borne 1 B)
Figure 3. Borne 1 B placée devant l’ancien tribunal cantonal à Rouffach
En grès jaune à grain fin, le monument présente d’un côté la crosse épiscopale soigneusement sculptée en relief et d’autre, grossièrement gravée, le blason de la famille noble de Hattstatt (pris ultérieurement par la commune de Hattstatt pour emblème).
2.2. Borne 2 (en place)
Figure 4. Croix-borne datée 1453 à la limite Pfaffenheim/Rouffach
Contrairement à la précédente, cette borne marque une limite interne de l’Obermundat, entre la communauté de Pfaffenheim (au lieu-dit Trottfeld) et la ville de Rouffach (au lieu-dit Kopfacker) . Elle se présente sous la forme d’une croix pattée en grès jaune (hauteur 120 cm, largeur du bras 80 cm, section du fût au sommet 20 cm x 25 cm). Côté Pfaffenheim sont gravées la croix épiscopale et au-dessus la date 1453. Côté Rouffach figurent en relief les armes de la Ville, identiques à celles de l’évêque (de gueules à la bande d’argent). Comme la borne n° 1 en oratoire, cette borne-croix n’est pas banale : elle ne pouvait que commémorer un événement spécifique, ou être une station de procession, ou encore se trouver sur une route importante, hypothèse que nous retenons. Cette route (indiquée en pointillés sur la carte figure 1) est encore utilisée de nos jours pour relier Rouffach (à l’ouest d’Isenbourg) et Pfaffenheim. En d’autres temps, elle permettait d’éviter la plaine lors des inondations.
2.3. Borne 3 (en place)
Figure 5. Borne 3, face côté Orschwihr
Figure 6. Borne 3, face côté Rouffach
Elle est située sur le versant sud-ouest du Bollenberg, à la limite des bans de Rouffach et d’Orschwihr dans la lande, au lieu-dit Baumgarten dont le nom est répété de part et d’autre de la limite, ce qui suggère une indivision « à l’origine ». Il s’agit à nouveau d’un objet monumental (hauteur 100 cm, largeur 90 cm, épaisseur 30 cm), en grès rose (du Pfingstberg ?), qui s’explique sans doute par l’histoire (la fin d’un conflit) mais aussi par le réseau viaire. Cette borne est en effet placée en bordure du chemin de Rouffach à Orschwihr (selon cadastre napoléonien), véritable épine dorsale du Bollenberg puisqu’il prend naissance du côté de l’église de Sundheim, emprunte le remarquable chemin creux Hohlgasse ou Hohlweg (en cours de comblement sauvage !), passe devant l’église Saint-Martin et l’ermitage du Bollenberg pour conduire in fine à la chapelle Sainte-Croix (de nos jour improprement et pas très intelligemment renommée Chapelle des sorcières). A nouveau, le caractère monumental de cet objet aujourd’hui étrangement isolé dans la lande s’explique par les voies de circulation anciennes, en l’occurrence une voie très ancienne puisque le Bollenberg fut le site d’une église-mère et d’un marché (notons le dédoublement sur le même axe de la dédicace à saint Martin, ici et à Pfaffenheim…). La borne porte du côté d’Orschwihr la croix épiscopale et du côté de Rouffach les armes de la ville.
2.4. Borne 3 B (disparue)
Figure 7. La « pierre levée» gravée de l’inscription S. Martin Stein 1545 et une borne à la crosse épiscopale, dessin de Félix Voulot publié dans « Les Vosges avant l’Histoire », 1ère édition 1872
Figure 8. L’origine du mythe de la « Chapelle des sorcières » : l’ « ancienne danse des sorcières sur le Bollenberg » représentée sur une carte postale du début du XXe s. La « pierre levée », sur laquelle est juchée la joueuse de violon, est figurée non loin de la chapelle.
† Pierre Meyer, vigneron d’Orschwihr, auteur de l’ouvrage « La Grande Déesse » (2007), s’est intéressé à ce monument disparu, connu par le dessin de Voulot. Laissons de côté les interprétations de F. Voulot, puis celles de P. Meyer, pour ne retenir que le dessin, vraisemblable en dépit des exagérations de son commentaire qui lui prête une hauteur de neuf mètres… La pierre borne se rattache aux autres bornes de la même génération par sa crosse épiscopale : nous sommes donc à l’endroit, au nord de la chapelle et au canton Grängwiller (Graengwiller) , où venaient converger les limites des bans de Rouffach, Orschwihr et Soultzmatt (avant les modifications induites par la création du ban de Westhalten en 1818). L’inscription S Martin Stein 1545 gravée sur la « pierre levée » est intrigante car le monument est éloigné de l’ancienne église du Bollenberg. Une explication plausible serait que cette pierre marquait une limite de la dîme du Bollenberg, peut-être avec celle de Westhalten connue par une description de 1450. La date 1545 conforte l’hypothèse, compte tenu des conflits entre Nicolas de Bollwiller et la communauté d’Orschwihr au sujet de la dîme à cette période.
2.5. Borne 4 (en place)
Cette borne en conglomérat calcaire côtier (du Strangenberg ?) est située à la limite des bans de Rouffach et de Gundolsheim, au lieu-dit Hasen Balck de part et d’autre - on serait donc à nouveau en présence d’un partage d’une ancienne indivision ? Haute de 120 cm et de 45 cm de côté, elle porte côté Rouffach les armes de la ville (soigneusement gravées dans le lit à grain fin) et côté Gundolsheim, dans un lit à gros grains, la crosse épiscopale. Aujourd’hui perdu dans un champ de maïs, le monument était autrefois proche du chemin de Meyenheim à Rouffach, en partie disparu.
Figure 9. Borne 4 sur la limite Rouffach/Gundolsheim
Figure 10. Une borne de même génération que la borne 3 (même écu, même roche), déplacée devant l’ancien tribunal cantonal de Rouffach. L’emplacement initial est inconnu. Noter la structure à très gros grains de la pierre, au sommet de la borne.
3. Pour conclure provisoirement...
Pour conclure provisoirement, les limites de Rouffach et des communes limitrophes présentent encore quelques vestiges des abornements du XVe s. et du XVIe s. Ce bref inventaire - provisoire et auquel les lecteurs intéressés apporteront peut-être d’utiles compléments - montre qu’une pierre borne est tout sauf un objet décoratif pour jardin privé ou square public. Le choix de leur forme dont nous avons vu la diversité, de leur emplacement qui n’est jamais neutre, apportent des informations précieuses sur les points de passage d’un ban à l’autre et contribuent à reconstituer le tracé des réseaux de circulation anciens, bien différents de ceux que nous pratiquons quotidiennement. Les formes signalent également des points particulièrement sacralisés, appelant à la prière chemin faisant. Le vocabulaire simple, les armes de la ville et la crosse épiscopale qui sont deux signes de l’identité du même seigneur, l’évêque de Strasbourg, montre une seigneurie organisée en ce temps non en communautés égales disposant chacune de son blason, mais selon une hiérarchie ville/campagne. Souvent, ces pierres monumentales sont extraites de lits de calcaire de qualité médiocre. Le blason de la ville est alors travaillé du côté du lit le plus fin, tandis que la crosse épiscopale côté campagne se satisfera de la matière granuleuse du conglomérat…
Marc GRODWOHL, août 2019
photos et croquis de Marc Grodwohl, sauf mention particulière