Comment concilier les prescriptions de l'évêché de Bâle et celui de Strasbourg au sujet de la consommation des œufs pendant les temps de l'Avent et du Carême ?
Les archives municipales de la ville de Rouffach conservent dans leur fonds une supplique adressée le 22 novembre 1618 par le Magistrat de la ville de Rouffach à son évêque, Wilhelm Rink von Baldenstein, évêque de Bâle de 1608 à 1628.
Cette supplique concerne la Fastenzeit, le temps de jeune et d’abstinence recommandé par l’église catholique à deux périodes de l’année, au cours duquel le fidèle se prive volontairement de nourriture, ne faisant qu’un seul repas par jour, traditionnellement à midi, complété par une collation légère en fin de journée. La première se situe avant Noël et débutait initialement le 11 novembre, à la Saint Martin. Plus tard, elle commencera à la Saint André, ce seront les quatre semaines précédant Noël, le temps de l’Avent. La seconde est le Carême proprement-dit, les quarante jours précédant Pâques, du mercredi des Cendres à la veillée pascale. Pendant le jeûne, il est interdit de consommer des aliments non maigres, c'est-à-dire la plupart des viandes, les laitages mais aussi les œufs dont l’Eglise avait proscrit la consommation dès le IVème siècle. Cette interdiction ne concerne pas le poisson, qui devint donc le plat principal par excellence du vendredi.
Le courrier adressé à l’évêque de Bâle est daté du 22 novembre, quelques jours donc avant le début de l’Avent. Rouffach, rappelons-le, fait partie, en 1618, du diocèse de Bâle et est donc sous l’autorité spirituelle de l’évêque de Bâle. Mais Rouffach est la capitale de l’Obermundat, le Mundat supérieur, une seigneurie épiscopale dont le seigneur, au titre temporel, se trouve être … l’évêque de Strasbourg ! Or, dans les deux diocèses, les recommandations des évêques respectifs ne sont pas les mêmes : si l’évêque de Strasbourg autorise la consommation des œufs pendant les périodes d’abstinence, il n’en est pas de même de celui de Bâle qui lui, la condamne !
Ce qui, dans le cas particulier de Rouffach, conduit à des situations assez cocasses qui obligent le Magistrat de la ville à adresser à son évêque, celui de Bâle, cette supplique dans laquelle il argumente en huit points les raisons pour lesquelles Rouffach doit être autorisé à consommer des œufs pendant les temps où jusqu’à présent cela lui était interdit par l’Eglise.
Une argumentation qui ne manque pas de logique mais qui fait preuve aussi bien souvent d’une mauvaise foi très politique…
L’évêque de Strasbourg, seigneur de l’Obermundat, avait pour habitude de s’installer, en particulier pour la période hivernale, en sa résidence de Rouffach, le château d’Isenbourg, accompagné de sa suite et de sa cour. Une cour et une suite suffisamment nombreuse pour que tous ne puissent être logés au château et dont une grosse partie était hébergée dans les demeures bourgeoises de la ville. Tous ces gens prenaient leur repas soit au château, soit avec leurs hôtes. Bien sûr, pendant ces temps d’abstinence, il n’était pas question de servir de viande à table, quelle qu’elle soit. La viande était, dans le diocèse de Bâle comme dans celui de Strasbourg remplacée par du poisson. Mais les gens de l’évêque de Strasbourg pouvaient exiger qu’on serve à leur table des œufs ou des mets préparés à base d’œufs. On imagine la situation : les hôtes préparent des plats qu’ils n’auront pas le droit de consommer, et on trouvera assis à la même table, devant ces mêmes plats, des convives des deux diocèses, mais que ceux de celui de Bâle, donc les gens de Rouffach, n’auront pas le droit de consommer sous peine de péché grave ! Une situation qui ne manque pas, nous dit la supplique du Magistrat, de provoquer des questions embarrassantes et de susciter des commentaires…
La lettre du Magistrat nous rappelle aussi une pratique courante qui permettait aux domestiques de consommer ce qui restait dans les plats ou qui n’avait pas été servi à table: ce qui était évidemment impossible et il fallait donc jeter tous ces restes, ce que le Magistrat considère à juste titre comme un gaspillage qui pourrait être évité si la consommation des œufs était autorisée !
Bien sûr, il y a le poisson, le plat traditionnel du temps de l’Avent et du Carême. Mais le poisson, écrit le Magistrat, est difficile à trouver à Rouffach parce que le Rhin est à une trop grande distance ( !) et que les rivières locales sont peu poissonneuses. Les seuls poissons qu’on puisse acheter sont des grandes carpes, et encore fallait-il les faire venir de contrées lointaines… aus dem Welchland, de Lorraine ou de la lointaine France ! Et, pour en obtenir, il fallait que les conditions météorologiques et l’état des routes permette de les acheminer. On s’imagine mal l’évêque de Bâle ou ses conseillers céder devant de tels arguments : on sait bien à Bâle, ou plutôt à Porrentruy où résidait l’évêque, que les pêcheurs de Rouffach sont réunis en une corporation importante dont les statuts prouvent bien que leur activité est florissante et que le poisson ne manque pas dans nos rivières ! Et aussi que le Rhin n’est qu’à une demi-journée de Rouffach et que, si les conditions de circulation permettent une circulation du courrier quasi quotidienne entre Rouffach et Saverne, elles devaient bien permettre aussi l’acheminement rapide et régulier du poisson, même depuis les lointaines contrées hors de l’Alsace !
Et le Magistrat de poursuivre son argumentation : les poissons, ces rares carpes venues de la lointaine France, souffrent évidemment du voyage. Et comme ils ne sont pas tous consommés sur l’heure, ils sont conservés un jour, deux jours, voire davantage dans le Stattbach, ou plutôt dans des viviers alimentés par la rivière communale, l’Ombach, dont les eaux plus que douteuses leur confèrerait un goût de vase et de pourriture qui provoque le dégoût à ceux qui seraient tentés de les acheter ! Ce qui, cette fois, est très vraisemblablement exact, puisque ces poissons étaient censés retrouver meilleure santé et apparence dans une eau dans laquelle on déversait toutes les eaux usées, le sang et les viscères de la rue des Bouchers, celles dans lesquelles avaient macéré les peaux des tanneries et celles aussi qui avaient servi à laver les tissus des teinturiers, toujours dans le même quartier de la ville…
En plus, ce poisson, venu de si lointaines contrées, est très cher, d’autant qu’il ne se vend pas au poids comme les autres denrées, mais à la pièce, si bien qu’un petit poisson peut se vendre pour trois, quatre Batzen ou même davantage, ce qui les rend évidemment inaccessibles au commun.
Les gens de Rouffach sont des gens laborieux, nous dit-on, ils travaillent dur et ces périodes d’abstinence sont particulièrement éprouvantes pour eux puisque, n’ayant pas droit à la viande, n’ayant pas droit aux œufs et n’ayant pas les moyens ou l’opportunité d’acheter du poisson, ils ne trouvent pas de quoi reconstituer leurs forces après les dures journées de labeur dans les champs. Or, chaque maison ou presque, possède une cour ou est entourée d’un jardinet, dans lesquels les braves gens de Rouffach élèvent tous des poules ou d’autres volailles qui produisent toute l’année des œufs en quantité et sans investissement particulier. Et tous ces œufs remplaceraient avantageusement harengs, morue séchée, plies ou carrelets et autres que l’on fait venir des lointains Pays Bas et qui sont vendus cher, lorsqu’on en trouve…
A défaut de viande, de poisson, d’œufs, que reste-t-il ? Il reste les fruits et les légumes, choux, pois, fèves… si l’année est favorable à leur production : ce qui n’était pas le cas l’année précédente, en 1617, qui ne produisit ni pommes ni poires. Quant aux légumes, ils étaient cette année-là, comme bien souvent d’autres années, tous gâtés par des vers ou des chenilles… Alors que des œufs, il y en a tous les jours, presque tout au long de l’année et en quantité suffisante.
La population de Rouffach et des villages environnants ne comprend pas quelles peuvent être les raisons secrètes qui font que dans des diocèses voisins, celui de Strasbourg, celui de Constance ou encore celui de Spire, la consommation des œufs est autorisée alors qu’elle ne l’est pas dans leur diocèse. Elle souffre de ce qu’elle considère comme une division chez les catholiques et se sent le parent pauvre de l’Eglise. Et le Magistrat de Rouffach termine sa supplique par un dernier argument : quelle image des villes comme leurs proches voisines, Colmar ou Bâle, qui ne sont pas elles, des villes catholiques, vont-elles retenir de l’Eglise catholique, aux prises avec de telles divisions, et quels ne vont pas être les sarcasmes et les critiques qui ne manqueront pas de s’élever ?
Les bourgeois de la Ville de Rouffach n’auront certainement pas attendu la réponse de l’évêque de Bâle qui devait, au préalable en référer au pape, pour consommer des œufs pendant l’Avent ou le Carême. De plus, le poisson devait se trouver en abondance sur les tables des plus fortunés, poissons du Rhin et parmi eux le saumon et poissons de rivières, ceux de la Lauch et surtout de l’Ill toute proche. Le peuple, quant à lui, se contentait des quelques fruits et légumes qu’il avait pu conserver et de pain, la base de l’alimentation, avec… le vin. Et quand la faim le tourmentait, lui et sa famille, il consommait très certainement les œufs interdits et la crainte des flammes de l’enfer ne l’empêchait vraisemblablement pas, dans les pires moments, de consommer également la poule qui les avait produits !
Le 6 novembre 1618, Le Magistrat demande au curé de Rouffach de faire part de cette requête à l’évêque de Bâle en le priant de la transmettre à l’autorité de Rome afin que dorénavant et à l’avenir, les œufs puissent être consommés ouvertement dans l’évêché de Bâle sans encourir de péché !
Compte rendu des délibérations du Magistrat du mardi 6 novembre 1618 :
Nach solchem, hat der Pfarrherr ein Mandat vom Bischoff
zu Basell durch mich fürlegen lassen, darin vermelten
es sollte ein R: Rhat Ire Beschwerden und Motiven
anzeigen, so wollten I:Fr:Gn: bej Ir Pabst:
heil: sollicitieren, dass nun hinfüro perpetue
die Eÿer möchten in diesem bas: Bistumb zue Fasten//
Zeit offentlich gespeist und ohne Sündt genossen
werden