Fastentuch ou Hungertuch de la cathédrale de Fribourg en Brisgau
Dans L’Urbaire de la Ville de Rouffach, Jean-Simon MÜLLER évoque un événement douloureux de l’histoire de la ville : en 1347, Rouffach connut une année de grande famine à la suite de mauvaises récoltes Mangel der Erdfrüchten , pénurie des fruits de la terre. Pour que cet événement dramatique reste à jamais dans les mémoires des habitants de la ville zue ewiger Gedechtnus, les bourgeois de Rouffach collectent de l’argent et font confectionner une grande tenture qu’ils firent suspendre dans l’église paroissiale et sur laquelle ils firent inscrire :
Anno 1347 ist ein grosser Hunger undt Mangel der Erdfrüchten in der Stadt Ruffach gewessen.
Cette tenture fut exposée tous les ans pendant le temps du Carême et c’est pour cette raison qu’on l’appela Fastentuch mais aussi Hungertuch .
Hungertuch, Fastentuch, de quoi s’agit-il ?
Voilà la définition qu’en donnent Jacob et Wilhelm GRIMM dans leur Deutsches Wörterbuch:
Tuch womit zur Fastenzeit der Altar verhangen ward, mhd. Hungertuoch
c’est à dire une toile tendue devant l’autel pendant le temps du carême.
Cette toile est aussi appelée Fastentuch, Palmtuch, Schmachtlappen, en latin velum quadragesimale, le velum ou voile déployé pendant le temps du Carême dans les églises chrétiennes pour masquer le sanctuaire pendant le temps appelé Quadragesima : d’où son nom en français de toile de la passion ou voile quadragésimal, parfois voile des quarante jours.
Dans le Dictionnaire Universel d’Antoine Furetière, Abbé de Chalivoy, de l’Académie Française 1690 on trouve l’article suivant :
Il y avoit un grand voile, un grand rideau dans le Temple de Jérusalem, qui se fendit miraculeusement à la Passion de Nostre Seigneur. Dans les Eglises on met en Caresme de grans voiles, de grands rideaux pour cacher l’Autel, le Crucifix et les images des Saints.
Ce voile est donc là pour rappeler le rideau du temple de Jérusalem et la passion du Christ.
Mais pourquoi Hungertuch, toile de la famine ? de la faim ? du jeûne ?
Sans doute parce que cette toile est exposée pendant le Carème, temps du jeûne et de la faim. Mais pourquoi dit-on à Rouffach que cette toile fut « inventée » en 1347 pour que ceux qui la verraient se souviennent de cette année de grande famine ? Ces voiles sont attestés en d’autres lieux dès le XIème siècle et il n’est mentionné nulle part qu’ils avaient été tissés et brodés pour perpétuer le souvenir d’une famine…
Les voiles qui ont été conservés jusqu’à nos jours représentent des scènes religieuses, le plus souvent des scènes de la Passion : dès la fin du XIIIème siècle on observe, dans les Flandres et en Allemagne, les voiles de Carême se charger d’ornements, de broderies puis de peintures, de plus en plus riches et somptueux.
Le Hungertuch de Rouffach n’aurait présenté, lui, que cette inscription remontant à 1347 ?
Nous en resterons à nos questions, sans pouvoir proposer de réponses…
Sebastian MÜNSTER relate lui aussi la confection de cette tenture mais le texte de l’inscription qu’il rapporte est un peu différent de celui que donne Jean Simon Müller :
… Anno Christi 1347 ist dieser Fürhang gemacht worden und ist im selbigen Jar ein trefflicher grosser Hunger und Mangel der Erdtfrüchten gewesen…
Il ne dit pas si cette tenture existait encore au moment de la rédaction de sa Cosmographie…
La Chronique de Guebwiller reprend le même événement:
Anno 1347 wurde zu Ruffach das Hungertuch gemacht, das man jetzt Fastentuch heisst, und zum Andenken der damaligen schrecklichen Theurung, jetzt noch alle Jahr um die Fastenzeit in der Kirche aufhängt.
Dans Historien und Exempelbuch de Wenceslav STURM édité en 1592 le même épisode est évoqué:
Anno Christi 1347 ist ein grosser hunger in die Stadt Ruffach kommen/ da haben die Leute zum Gedechtnis ein Hungertuch machen lassen / und in die Kirche gehenckt / wie mans im Bapsthumb nochmals helt / mit dem Hungertuch in der Fasten.
Aux Archives municipales de Rouffach on peut suivre les traces de ce Fastentuch jusqu‘au 17ème siècle. Dans Register Innemens und ussgebens Blesy Beck, Kilchenpflegers , le registre des recettes et des dépenses de Blesy BECK, économe de l‘église (A.M.R. GG 28 du 12 août 1532), figure une petite note de dépenses occasionnées par cette toile :
...item dem Werkmeister vom Hunger Duch………..ii sch.
et dans Inventarium und Beschreibung aller Kirchen Zierd, Kleinotten, Ornaten und Sachen in der Münster und Pfarrkirchen alhie zu Ruffach (A.M.R. GG 17 du 16 Juli 1610), inventaire et description de tous les ornements qui se trouvent dans l’église de Rouffach, il est également fait mention de dépenses pour cette toile:
...mehr 2 newe, starkhe Seiler, das Hungertuech damit uf und abzuziehen…
deux solides cordes neuves, pour faire monter et descendre cette toile...
… ein new gross Hungertuech…
une facture pour une grande toile neuve…
Les cordes servaient à suspendre et maintenir cette toile qui faisait office de rideau. Dans certaines églises de France, elles avaient un autre usage destiné à produire un effet assez théâtral : au moment de la lecture de la Passion, lorsque le lecteur lit les versets :
Jésus poussa de nouveau un grand cri et rendit l’esprit. Et voici que le voile du Temple se déchira en deux depuis le haut jusqu’en bas». (Matthieu 27.50-51a),
on lâchait les attaches de ce voile qui venait s’affaler dans le sanctuaire !
Il n’y a, à notre connaissance, pas d’attestation d’une telle pratique dans l’empire germanique.
Nous avons retrouvé, tout à fait par hasard, dans les réserves de la B.N.U., dans une copie de l’Urbaire de Rouffach par Jean-Michel VOGELGSANG, une note en marge, dans laquelle Vogelgsang parle de cette toile :
…mein Vater seelig sah es noch 1739…
mon défunt père l’a encore vue en 1739… (ADHR MS 3 Abschrift des Registers des Stadtbuchs und Urbarium Notices sur Rouffach 1800)
Thiébaut Walter pense que cette tenture a disparu sous la Révolution. En 1789, Vogelgsang avait 28 ans : si cette tenture avait encore existé en 1789, il n’aurait pas rédigé cette note qui laisse à penser que lui- même ne l’avait jamais vue…
Le Hungertuch ou Fastentuch de Rouffach a disparu, peut-être dans les feux de joie allumés par les révolutionnaires en décembre 1793 sur la place de l’église… Mais d’autres ont été conservés et sont encore visibles : c’est le cas à Freiburg en Brisgau où est exposé une toile de 10 mètres sur 12 qui pèse plus d’une tonne et date de 1612 !
Fastentuch de 1472 au musée Kirche zum Heiligen Kreuz à ZITTAU(Saxe)