peinture à l'huile de Carl JORDAN (1904) Les femmes de Rouffach
source gallica Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg
Dans un article consacré à Rouffach sous la Terreur, nous avons pu mesurer le courage des femmes de Rouffach face aux révolutionnaires : une première fois lorsqu’elles ont pris la défense d’un malheureux contre le Wachtmeister TÖNLEN, de sinistre réputation, et une autre, en saccageant et renversant la « Montagne » érigée par les Patriotes dans l’église paroissiale, rebaptisée Temple de la Raison.
Une autre action courageuse leur aurait valu, plus de 7 siècles auparavant, en 1068, un privilège rare : celui d’occuper lors des célébrations à l’église paroissiale Notre-Dame, la place réservée habituellement aux hommes, le côté droit de la nef.
Dans le recueil Sagen und Geschichten aus deutschen Gauen, August Stöber (1808-1884), rapporte une vision des faits, romantisée par la tradition populaire et édulcorée par l’usure du temps :
die Weiber von Ruffach August STÖBER
Nachdem Kaiser Heinrich IV. sich für den Gegenpapst Clemens erklärt hatte, wollte er alle Bischöfe des Reichs zwingen, denselben anzuerkennen; denjenigen aber, die sich des weigerten, nahm er ihre Bistümer weg.
Dies geschah nun auch dem Bischof zu Straßburg. Auf kaiserlichen Befehl wurde ihm Ruffach, die Hauptstadt des oberen Mundats, weggenommen, eines der ältesten Besitztümer der Bischöfe von Straßburg. Das Schloss wurde mit Truppen besetzt und die Einwohner auf die grausamste Weise gedrückt.
Diese Gewalttaten nahmen nur noch zu unter der Regierung Heinrichs V., welcher ein starkes Heer rings um die Stadt zusammenzog.
Zu dieser Zeit (1105) trieb besonders der kaiserliche Schlossvogt sein böses Spiel mit den Bewohnern von Ruffach, die, unmächtig sich zur Wehr zu stellen, alle Unbill über sich ergehen lassen mussten. Allein die Stunde der Rache sollte nicht ausbleiben.
Am Ostertag hatte der Vogt eine schöne Bürgerstochter, die mit ihrer Mutter eben in die Kirche gehen wollte, überfallen und ins Schloss bringen lassen. Die Verzweiflung der Mutter kannte keine Gefahr. Sie beschwor die Männer, zu den Waffen zu greifen, ihre Tochter von der Schmach zu erretten und endlich das schmähliche Joch der fremden Herrschaft zu brechen. Allein die Männer wagten es nicht, sich der Übermacht des Feindes entgegenzusetzen. Da wandte sich die bange Mutter an die Frauen und beschwor sie bei der Liebe zu ihren eigenen Kindern, die, ja ebenfalls der Wut des Tyrannen ausgesetzt seien, ihr in diesem Jammer beizustehen. Ihre Worte fanden Widerhall in den Herzen der Mütter. Sie bewaffneten sich; drangen ins Schloss, sprengten die Türen, und ehe die Wache, die auf einen solchen Angriff nicht gefasst war, zu den Waffen greifen konnte, schlugen sie die heldenmütigen Weiber zusammen. Sie waren, sagt Herzog, vor Zorn eitel Mann.
Nun wuchs auch den beschämten Männern der Mut. Die ganze Bevölkerung erhob sich. Die kaiserlichen Truppen fielen überall unter den Streichen der siegreichen Bürger. Der Kaiser selbst entkam mit Mühe und floh nach Kolmar. Die Frauen brachten Krone, Zepter und Mantel, die er zurückgelassen hatte, im Triumph zur Kirche und legten sie auf den Altar der Heiligen Jungfrau nieder.
Von dieser Zeit an hatten die Ruffacher Frauen bei allen öffentlichen Feierlichkeiten und Aufzügen den Vorrang über die Männer. Derselbe besteht noch heutzutage darin, dass sie in der Kirche die Stühle auf der rechten Seite des Altars innehaben.
traduction
Lors de la querelle des investitures, qui opposait la papauté et le Saint-Empire romain germanique entre 1075 et 1122, l'empereur Henri IV prit position pour l'antipape Clément III (1080 - 1100). Il voulut contraindre tous les évêques du royaume à suivre son choix. Ceux qui refusèrent furent tout simplement dépossédés de leur diocèse !
C’est ce qui arriva à l’évêque de Strasbourg. Sur ordre de l’empereur, on lui prit Rouffach, capitale de l’Obermundat, l’une des plus anciennes propriétés de l’évêque de Strasbourg. Le château fut occupé par les soldats et la population traitée de la manière la plus cruelle.
Ces violences s’accrurent encore sous le règne d’Henri V qui encercla la ville par une troupe importante.
A cette époque-là, en 1105 le bailli en son château de l’Isenbourg, opprimait les habitants de la ville qui, impuissants à se défendre, devaient se soumettre à toutes les injustices. Mais l’heure de la vengeance n’allait pas tarder à sonner.
Le jour de Pâques, le bailli fit enlever et mener au château une belle et jeune fille d’un bourgeois de la ville qui s’apprêtait à accompagner sa mère à la messe. Le désespoir s'abattit sur la mère et aucun danger ne pouvait la retenir: elle supplia les hommes de prendre leurs armes, les adjura de courir libérer sa fille de la honte et de briser ce joug déshonorant qui pesait sur le peuple. Mais les hommes ne trouvèrent pas le courage d’affronter le surnombre de l’ennemi. La mère au désespoir se tourna alors vers les femmes et les conjura au nom de l’amour qu’elles portaient à leurs propres enfants, de se porter au secours de l’innocente victime de la tyrannie du bailli. Ses paroles trouvèrent écho dans le cœur de ces mères qui prirent les armes qu’elles trouvèrent, se ruèrent au château et firent sauter les portes. Avant même que la garde, surprise par cet assaut inattendu, eût saisi ses armes, elle fut jetée à terre par ces femmes vaillantes et déterminées. La colère, dit Hertzog, en avait fait des hommes ! Alors les hommes honteux retrouvèrent le courage. Toute la population se souleva. Partout, la troupe impériale tombait sous les coups des bourgeois vainqueurs. L’empereur lui-même leur échappa de peu et prit la fuite en direction de Colmar. Les femmes se saisirent de sa couronne, du sceptre et du manteau qu’il avait abandonnés dans sa fuite et les portèrent en triomphe à l’église où ils les déposèrent sur l’autel de la sainte Vierge.
C’est depuis ce temps-là que les femmes avaient préséance sur les hommes à toutes les fêtes officielles et à tous les cortèges et défilés. Ce droit survécut jusqu’à nos jours où elles occupent toujours dans l’église les sièges du côté droit de l’autel…
traduction G.M.
Il s’agit là d’une légende fortement ancrée dans l’esprit des rouffachois et surtout des rouffachoises, même si, aujourd’hui, les habitudes ont bien changé et que les plus jeunes prennent place indifféremment à droite ou à gauche dans les bancs de l'église ! Et cela sans s’attirer le regard réprobateur de quelques anciens ou anciennes qui tiennent au respect d'une tradition millénaire…
qu’en dit l’histoire ?
Voyons d’abord ce que dit Jean Simon MULLER, chroniqueur et rédacteur de l’Urbaire de la ville de Rouffach, commencé en 1727, au sujet des événements qui seraient à l’origine de cet usage. D’abord, il date l’événement en 1068, sous le règne de l’empereur d’Allemagne Henri IV :
Après un millénaire de paix et de bonheur tranquille (sans doute depuis la fondation de la ville qu’il date avec précision 164 av.J.C.!) beaucoup de malheurs se sont abattus sur la bonne ville de Rouffach.
Ici Jean Simon MÜLLER recopie, presque mot à mot, la transition que Sébastian MÜNSTER avait lui-même aménagée dans sa description de la ville de Rouffach, entre les années de paix, depuis la fondation de la ville et le début d’une succession de troubles qui s’abattirent sur la ville.
Sebastian MÜNSTER (1488–1552) :
„… Und sittenmal uff Erden nichts bestendig ist, alle Ding auff und abgehen durch Glück unnd Unglück, ist der Statt Rufach nach ihrer langwierigen Glückseligkeit, die bey 1000 Jaren gewert hat, auch viel Unfals zugestanden, dadurch sie zu hoher Armut kommen ist…“
Page de la Cosmographie de Sébastian MÜNSTER, avec la représentation des insignes du pouvoir "volés" à l'empereur par les bourgeois de Rouffach...
Jean Simon MÜLLER:
„…Weillen dan auff Erdten nichts beständtig ist, sondtern alle Ding auff und abnemen durch Glückh undt Unglückh, so ist der Stadt Ruffach nach ihrer langwürdiger Glückhselligckheit so bey tausendt Jahren gewehrt, auch vil Unglückh zue gestandten, wordurch sye zue hocher Armueth gerathen…“
…comme rien sur terre n’est éternel mais que toutes choses naissent, croissent et périssent, la ville de Rouffach, après 1000 ans de paix durable et de félicité, a vu s’abattre sur elle beaucoup de fléaux qui l’ont plongée dans une grande misère…
Ce passage à lui seul suffirait, s’il en était encore besoin, à prouver que Jean Simon MULLER avait à sa disposition un exemplaire de l’ouvrage de MUNSTER au moment où il a rédigé la partie de l’Urbaire consacrée à l’histoire de la ville…
L’évènement dramatique annoncé par les deux chroniqueurs est justement le soulèvement de la bourgeoisie de Rouffach contre l’empereur :
Lorsqu’en 1068 l’empereur Henri IV vint en Alsace, il fut accueilli avec les honneurs dus à son rang par les habitants de Rouffach. Il s’installa au château avec sa cour. Ses gens causèrent bientôt de grands désordres dans la ville, s’en prenant aux épouses et aux filles de ses habitants. Les bourgeois se plaignirent de ce comportement intolérable auprès de l’empereur, qui promit de rappeler ses gens à l’ordre. Mais en réalité, il ne fit rien pour faire cesser les troubles, se rangeant finalement de leur côté. Les habitants de Rouffach, maris et épouses, maîtres et valets, jeunes et vieux, tous solidaires, montèrent au château et mirent l’empereur et les siens en fuite. Dans sa hâte de fuir, l’empereur laissa sur place tous les insignes de son pouvoir, la couronne, la bannière avec l’aigle, une autre bannière de couleur rouge et jaune, ainsi que la « pomme » et le sceptre dont les gens de Rouffach s’emparèrent, au prix de quelques victimes parmi les serviteurs du château…
L’empereur, plus préoccupé de récupérer au plus tôt ses insignes impériaux que du sort de ses serviteurs, proposa aux bourgeois de Rouffach de lui rendre son bien en échange de quoi il oublierait « l’incident » et les laisserait en paix. Les bourgeois, confiants, rendirent tous les objets à l’empereur qui, oubliant ses promesses, dévasta la ville, détruisant notamment « ganz und gar » ses deux faubourgs …
traduction G.M.
le butin des femmes de Rouffach: les insignes de l'empire, conservés dans la salle du trésor de la Wiener Hofburg
Henri IV, d’abord roi des romains puis empereur des romains, a effectivement régné en 1068…sauf que « die bekannte Weiberheldenthat », le célèbre acte héroïque des femmes de Rouffach, se situe, selon Thiébaut WALTER, en 1106 sous le règne de Henri V !
Martin MITTERSPACH, greffier de la ville au 16ème siècle, raconte lui aussi l’événement, qu’il situe en 1116 !, mais sans évoquer la bravoure des femmes de Rouffach ni du privilège qui leur aurait été accordé de s’asseoir à droite dans l’église.
Anno A CHRO Nato M.CXVI
Umb dise Zeit ward ein Aufrur zu Ruffach widder Keyser Heinrichs Hoffgesind,
das sie entlauffen musten mit dem Konig und haben ime die Ruffacher genommen die kay. Kleynot so er auch vom Vatter genomen het, aber hernach ward Ruffach geplündert und verprent. „ [1]
…cette année là, les bourgeois de Rouffach se soulevèrent contre les gens de la cour de l’empereur Henri : l’empereur et sa suite furent contraints de fuir et les gens de Rouffach s'emparèrent de ses insignes impériaux qu’il avait lui-même volés à son père ! Mais plus tard, Rouffach fut pillée et brûlée…
la couronne impériale (vers 962, trésor de la Wiener Hofburg)
Et Materne BERLER (1487-1573), qu’en dit-il ? Et bien il n’en parle pas dans ce qui reste de sa chronique après l’incendie de 1870. Mais il est probable qu’il a rendu compte de l’événement dans sa chronique, et tout aussi probable que Martin Mitterspach et Jean Simon MÜLLER ont repris plus ou moins fidèlement son récit…
Alors, qu’en est-il des femmes de Rouffach dont parle la légende mais dont l’action héroïque n’est mentionnée dans aucun document?
Il est peu probable que ce privilège accordé aux femmes de Rouffach, qui est par ailleurs également accordé aux femmes de Soultz et de Kaysersberg, remonte à Henri V. Les premiers documents qui évoquent un règlement de l’église datent du 17ème siècle et ne mentionnent jamais une quelconque séparation des sexes. Il faut rappeler que tout au long du Moyen Âge toutes les églises étaient « eine Allmende », un bien public, où personne ne pouvait et ne devait se prévaloir d’une place qui lui aurait été assignée!
Le premier document qui mentionne une attribution particulière des places à l’église date du 26 février 1626 (A.M.R. BB 96 39 b)
Selon ce document, les boulangers, les meuniers et les cordonniers possèdent depuis des temps immémoriaux un banc qui leur est réservé dans l’église pour les dimanches et jours de fêtes. Il se trouve dans l’église paroissiale
… rechterhands am Eingang von der kleinen Thüren gegen der Metzig…“
donc à droite, en entrant par le portail nord, en face de l’ancienne Metzig, vers le bâtiment de la Caisse du Crédit agricole. Ce banc était fermé par une petite porte et il était interdit à tous les autres corps de métiers et aux bourgeois d’y prendre place sous peine d’amende !
Ce banc, réservé à des hommes, est donc du côté gauche de l’église lorsque l’on regarde en direction du chœur, et il est évident que les bancs réservés aux autres hommes se trouvaient également du même côté.
Et donc, les bancs réservés aux femmes, se trouvaient à la place qu’elles occupent aujourd’hui !
Le 1 février 1724, le recteur d’OLLIVIER informe qu’un certain nombre de femmes ont pris l’habitude de s’installer dans les chaises réservées aux hommes et que cela cause de fréquentes querelles. Il demande que l’on interdise désormais cette pratique et que l’on donne à ces femmes d’autres « stüel » auf der « Weiber Seithe »… (Walther U.B.PF.R. Page 219 n° 277)
Ce document confirme donc qu’il y avait bien, au premier février 1724, un côté réservé aux femmes et un autre aux hommes, dans l’église paroissiale.
L’Urbaire de la ville de Rouffach, page 229, décrit l’attribution des chaises ou des bancs de l’église paroissiale aux épouses des notables de la ville. Cette répartition avait été décidée par le conseil, en présence du recteur d’Ollivier, de l’Amptman (bailli) Scheppelin, du prévôt Streng, le 12 février 1724 : dans ce document, il est dit clairement que les sièges des époux de ces femmes étaient situés « auff linkher handt ».
Donc les femmes étaient à droite !
Ausstheilung der Kürchenstüehl in allhiesiger Pfarrkürchen, der Weiberseithen…
…item dem ersten Stuehl sollen der H. Officianten Weiber wie sich dero Eheherren auff linckher Handt, im ersten Stuehl befindten ihren Rang haben…
item der zweidte undt tridte Stuehl soll für die Weiber der Herren des Raths bestimedt sein
item der vierte Stuehl ist der STRENGische Familien Stuehl
der fünffte ist der KNECHTlische, SCHWENDTische undt SCHNEIDTERische Familien Stuehl
…
…der sübende der WEINGANDTische Familien Stuehl
…
…der neündte H.Simon MÜLLERs, des Raths, Familien Stuehl und ACKHERMEITERisch Familien Stuehl
Seront ainsi attribués 20 rangées de bancs ou de chaises … aux familles de notables MITTNACHT, SEITZ, SOHN, GESCHIKHT, VOGELGSANG, KÜRTZ, BIETSCH, VOGT, SCHÖN, KLOPP, HUNOLT, TREYER, SCHADT, LANDONET, ETTSPILER, WÜRTH, ANSHELM…
Ce qui est donc incontestable, c’est que dans le premier quart du 18ème siècle, les femmes occupaient dans l’église paroissiale le côté droit. Par contre, aucun document ne permet, dans l’état actuel des recherches, de dire ce qui leur a valu cette place particulière.
les Bàbbaschlagger de Soultz
Pour terminer, voici l’histoire des femmes de Soultz qui elles aussi occupent le côté droit de l’église Saint Maurice. Je l’ai emprunté au site internet du regretté Edouard ROUBY En passant par SOULTZ :
Les « Bàbbaschlagger ». Lécheurs de bouillie : voilà un sobriquet qui colle à la peau des Soultziens depuis des siècles!
Nous sommes à l’époque de la guerre de Cent Ans qui ravage la France. Vers la fin du XIVe siècle, des bandes armées venues d’Outre-Vosges déferlent de temps à autre en Haute Alsace ; ainsi on voit passer tantôt les Grandes Compagnies d’Enguerrand de Coucy, tantôt les Écorcheurs du comte d’Armagnac. Un jour, une de ces soldatesques donne l’assaut à la ville de Soultz. Les femmes participent activement à la défense : du haut des murs de fortification, elles déversent de grandes quantités de bouillie brûlante sur les assaillants qui fuient, échaudés. Les braves citoyennes sont récompensées par le Conseil de la ville qui les autorise à occuper le côté droit de l’église paroissiale jusqu’alors exclusivement réservé aux hommes, tandis que ces derniers, en souvenir de l’événement, deviennent une fois pour toutes des Bàbbaschlagger.
Peut-être connaîtrons-nous la vérité un jour ? Pour l’instant faisons confiance à la légende et laissons aux femmes de Rouffach la place qu’elles occupent depuis des siècles, à droite dans l’église, sous la chaire, là où certains esprits malicieux prétendent qu’elles sont le mieux placées pour entendre les sermons du curé…
[1] A.M.R. AA. 9