2. L’estimation des longitudes au XVIIe siècle.
Dans son Restitutio universalis motuum caelestis, Remus Quietanus présente un tableau des coordonnées géographiques de diverses villes d’Europe ou au-delà qui sont liées à ses activités astronomiques, soit parce qu’il y a résidé, soit parce qu’il dispose de comptes-rendus d’observations notoires qui y ont été faites. La confrontation de ces chiffres avec les valeurs actuelles fournies par le GPS nous permettra de revenir sur l’histoire de la difficile détermination des longitudes. Nous évoquerons aussi quelques questions relatives à la cartographie qui nous ramèneront à l’énigme de la carte géographique du cadran solaire des Récollets de Rouffach.
Voici un extrait de la table de coordonnées géographiques que l’on trouve aux pages 19 et 20 du Restitutio universalis de Remus Quietanus (1615). Nous lui juxtaposons une version actualisée en français avec les longitudes et latitudes fournies par le GPS (Global Positioning System).
En introduction Remus Quietanus écrit :
C’est ici un travail, une peine : cette connaissance me met en grand retard et c’est un véritable labyrinthe dont tous les gens du métier se plaignent aussi : les tables sont en désaccord avec la carte, cela ne m’étonne pas…[1]
Parmi les lieux considérés, on remarque des villes bien connues d’Europe, mais aussi des endroits plus inattendus tels l’île de Hven (ou Uraniborg) au Danemark où l’astronome Tycho Brahe faisait ses observations ou encore Macao : la présence dans la table de Quietanus de ce port, comptoir portugais sur la côte chinoise, s’explique par le fait que l’auteur dispose d’observations astronomiques effectuées sur place par le jésuite Julius Alenius, en mission en Chine vers 1610. Nous ne sommes pas sûrs de la bonne identification de Valladolid (Vallis oletan Hispania) ou de Kaliningrad (Mons Regio Borussia, Königsberg, Prusse orientale) sur des bases étymologiques. La fréquence des items italiens s’explique par le fait que Remus Quietanus a fait un voyage d’études vers 1609 qui l’a conduit en Sicile et à Malte.
L’examen des chiffres amène deux remarques : premièrement les latitudes indiquées par Remus Quietanus sont pour la plupart justes à quelques minutes de degré près. Cela s’explique par le fait que la mesure d’une latitude est assez simple : c’est à peu de choses près la « hauteur » de l’étoile polaire ou l’angle de sa direction par rapport à l’horizontale du lieu.
Deuxièmement, les longitudes diffèrent beaucoup d’un tableau à l’autre : les différences sont pour la plupart d’une bonne vingtaine de degrés, atteignant 28° pour les villes les plus orientales (Vienne) et même 32° pour Macao. Actuellement et depuis 1884, les longitudes sont exprimées par rapport au méridien de référence de Greenwich [2]. Remus Quietanus, pour sa part, exprimait les longitudes par rapport à un méridien d’origine plus hypothétique, passant quelque part dans les îles du Cap Vert ! Ce choix peut nous sembler incongru, mais il a ses raisons : il permettait d’exprimer par des valeurs positives toutes les longitudes des lieux de l’Ancien Monde. Ainsi en 1641, il publie ses « Natürliche Practica » à Colmar im Elsas, Meridianum under deß Polus höhe 48. Grad /0. und Longitudinem ab Hesperidibus in Occident 32.Grad und 10. Minuten.
Pour mémoire, les coordonnées géographiques de Colmar sont 48°04’ N et 7°21’ E. Quietanus place donc son méridien d’origine à l’Extrême-Occident des Grecs, là où vivent les nymphes Hespérides. Les îles du Cap Vert, découvertes vers 1460 par des navigateurs portugais, furent appelées ainsi par ces premiers découvreurs. Leur longitude, environ 24° W, compense à peu près la différence observée pour Colmar.
Îles du Cap Vert, 1598 (BNF) : la longitude 360° correspond à la longitude 0°.
Il faudrait donc soustraire ou ajouter 24° de longitude pour passer d’un tableau à l’autre. On s’aperçoit alors que les longitudes du tableau de Quietanus sont bien moins justes que ses latitudes. C’est qu’au XVIIe siècle, on ne se savait pas encore bien les mesurer. La détermination des longitudes repose essentiellement sur la mesure du décalage horaire entre deux lieux et elle nécessite donc soit de pouvoir transporter un chronomètre fiable d’un lieu à un autre, soit de pouvoir lire l’heure de façon simultanée en deux lieux distincts. À l’époque de Remus Quietanus, on ne peut pas transporter une horloge sans qu’elle ne se dérègle ; il faut donc recourir à la deuxième méthode. Certains phénomènes astronomiques permettent de repérer la simultanéité des instants où ils se produisent et de relever l’heure locale en des lieux distants pour peu qu’ils y soient observables. Les éclipses de Lune en font partie. En ce début de XVIIe siècle, les astronomes s’appliquent donc à observer avec précision et à chronométrer les éclipses de Lune, notant soigneusement l’heure du premier contact de la pleine Lune avec l’ombre de la Terre, l’heure de sa disparition totale et l’heure de sa réapparition, pour déterminer la moyenne : l’instant où les centres du Soleil, de la Terre et de la Lune sont alignés, ou presque. La collection de relevés d’éclipses décrites dans le Restitutio universalis s’inscrit tout à fait dans cette démarche.
L’évolution de la cartographie
Deux remarques pourront illustrer cette difficulté à évaluer correctement les longitudes : en 1492 Martin Benhaïm construit son Erdapfel, le plus vieux globe terrestre qui soit encore conservé [3]. Sur cette représentation sphérique du Monde, l’amplitude de l’océan situé entre l’Afrique et le Japon dépasse à peine 3 fuseaux, soit 90°.
Les 12 fuseaux constituant le globe terrestre de Martin Benhaïm.
La même année, Christophe Colomb entreprend son voyage vers les Indes en partant vers l’ouest, suivant grosso modo le 25e parallèle, sans doute sur la foi d’une estimation de la distance à parcourir aussi fausse que celle de Benhaïm. Les historiens s’accordent à dire que Christophe Colomb a eu beaucoup de chance de trouver sur sa route l’obstacle des Antilles et du continent américain [4] : après 5 semaines de navigation, les vivres et l’eau potable étaient rationnés et l’équipage était près de la mutinerie… La différence des longitudes entre les Canaries et le Japon est en réalité supérieure à 200° !
Avec la découverte du Nouveau Monde, on vit apparaître de nouvelles cartes, complétées par la présentation des continents américains. Sur le planisphère de Sebastian Münster [5] (1544), le bassin méditerranéen s’étend du détroit de Gibraltar jusqu’au golfe d’Alexandrette sur une amplitude de 44° de longitude tandis qu’en 1634, la carte d’Europe de l’Académie des Sciences du roi Louis XIII réduit cette distance à 33°. En réalité il y a là encore 3° de trop. C’est dire qu’à l’époque de Remus Quietanus, la cartographie est encore en évolution. Dans sa correspondance avec ses contemporains, le rouffachois discutera souvent de comptes-rendus d’éclipses de Lune, de leur minutage et de la longitude des lieux d’observation [6].
Aux XVIIe et XVIIIe siècles on avait alors souvent recours à la projection stéréographique équatoriale pour tracer les cartes du Monde. Dans ce mode de représentation, la surface de la Terre est partagée en deux hémisphères, chacune étant alors dessinée sur un disque : l’hémisphère du vieux continent composé de l’Europe, l’Afrique et L’Asie d’une part et celle des Amériques et de l’Océan Pacifique d’autre part. La mappemonde Orbis Terrarum nova et accuratissima Tabula publiée par Nicolaas Visscher (Piscator) en 1658 est un exemple parmi d’autres.
La Carte géographique des Récollets de Rouffach
Aujourd’hui disparue, la carte géographique du cadran solaire de Rouffach a été redécouverte en 2017 sur des photographies de la fresque réalisées au début du XXe siècle. Les originaux de ces photos sont conservés à l’UDAP du Haut-Rhin à Colmar. Apparaissant au bas du cadran solaire dans les volutes de la frise qui entoure la fresque, le dessin de cette carte n’a pas été reproduit lors de la restauration de 1979 sans doute parce qu’il n’avait pas été remarqué.
Il est peut-être abusif de parler de mappemonde, puisque seule une partie des terres émergées est présente. On identifie clairement la Scandinavie et les îles britanniques, l’Europe et le bassin méditerranéen. On distingue alors le continent africain et en faisant le tour, on reconnaît Madagascar, la corne orientale de l’Afrique et enfin la péninsule arabique délimitée par la mer Rouge et le golfe Persique.
Cette découverte pose de nouvelles questions sur l’histoire de la fresque de cette façade de l’église Ste Catherine de Rouffach : on peut s’étonner de l’absence, sur cette carte, de toute annotation, alors que sur le dessin astronomique situé au-dessus, des lignes sont tracées et nommées, les étoiles sont désignées par leur nom. Ici, l’on peut juste remarquer que l’Europe est plus sombre que l’Afrique ou la Turquie, rappelant que cette dernière fait partie de l’Asie. De prime abord, l’allure générale de l’Afrique est un peu surprenante, mais si l’on superpose au dessin une trame bien calibrée, conforme à une projection stéréographique, on s’aperçoit que le dessin est plutôt précis, suffisamment en tous cas pour pouvoir écarter Sebastian Münster de la liste des auteurs potentiels de cette carte.
À défaut de trouver des écrits anciens évoquant le cadran solaire des Récollets de Rouffach, on en est réduit à examiner des photographies avec le mince espoir de trouver des détails qui pourraient livrer une partie de son histoire. La découverte de cette carte de géographie fait résonner les discussions de l’astronome local Remus Quietanus au sujet des longitudes : il en est souvent question dans sa correspondance avec Kepler entre autres [7], mais jusque-là, nous n’avons pu formuler que des hypothèses… À suivre.
Jacques Mertzeisen, mars 2021.
Bibliographie
- Remus Quietanus, Restitutio Universalis motuum Caelestium, 1615, Biblioteca Casantense, Rome, MS 1582. Copie consultable aux Archives Municipales de Rouffach.
- Wikipédia, Longitude — Wikipédia (wikipedia.org).
- Stephen Marlowe, Christophe Colomb : mémoires, Éditions du Seuil, 1987.
- Obermundat, Aux Récollets, une carte du ciel, une autre de la Terre.
Illustrations
- Figure 1 : Gros plan sur la carte géographique du Cadran solaire des Récollets de Rouffach, (Photographie ©Drac Grand-Est).
- Figure 2 : Extrait de la table de coordonnées géographique, Remus Quietanus, Restitutio Universalis motuum Caelestium, page 20. Actualisation, J. Mertzeisen.
- Figure 3 : Langenes, Barent, Insulae Capitis Viridis, 1598, Bibliothèque Nationale de France, source Wikimedia.
- Figure 4 : Fac simile du Globe de Martin Benhaïm, 1492, Ernst Ravenstein 1908, source Wikimedia.
- Figure 5 : Nicolaas Visscher, Orbis Terrarum nova et accuratissima Tabula, 1658, source Wikimedia.
- Figure 6 : Le Cadran solaire des Récollets de Rouffach, (Photographie ©Drac Grand-Est/UDAP68/DKM10013, 1911).
- Figure 7 : Superposition : Carte géographique des Récollets (UDAP68) + Abaque de Wulff, pas de 10° (source Wikimedia), Jacques Mertzeisen.
Notes
- [1] Hic opus, hic labor est : Haec doctrina maximam mihi intulit remoram ac plane labyrinthum de qua re etiam omnes conqueruntur artifices, omnes Tabula, et mappa discrepant, nec mirum ;
- [2] Conférence internationale sur l’uniformisation des longitudes et de l’heure, Washington 1884.
- [3] Le globe terrestre de Martin Benhaïm est visible au Germanisches Nazionalmuseum de Nuremberg.
- [4] Stephen Marlowe, Christophe Colomb : mémoires, Éditions du Seuil, 1987.
- [5] Sebastian Münster séjourna à Rouffach en 1509. Il était alors disciple de Conrad Pellican.
- [6] Voir Obermundat : Les éclipses de Lune de décembre 1619 et juin 1620, décrites par Remus QUIETANUS
- [7] Voir Obermundat, Vénus semblait chevaucher la Lune.
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