Léopold de Habsbourg, troisième partie : les splendeurs d’Innsbruck
Dans les deux articles précédents, nous vous avons présenté tour à tour un évêque de Strasbourg très entreprenant dans le domaine militaire et un Archiduc d’Autriche manifestant un grand intérêt pour l’Astronomie après sa rencontre avec Galilée de 1618. Nous verrons ici qu’il est retourné en Italie en 1625 pour rencontrer le Saint-Père Urbain VIII.
Cette audience avait un motif éminemment politique : il s’agissait pour Léopold de pérenniser sa souveraineté sur son nouvel état d’Autriche-Tyrol dont Innsbruck était la capitale…
Le conflit de la Valteline
En Alsace, le sinistre Mansfeld avait fini par se retirer après avoir tenté par deux fois de prendre Saverne (6 janvier et 11 juillet 1622). À chaque assaut, le Comte de Salm avait su organiser la défense de la ville et mettre les assiégeants en déroute. Mansfeld était parti vers les Flandres (Pays-Bas espagnols) après avoir réussi à forcer le passage à Fleurus avec son allié, le comte de Brunswick. Les villes d’Obernai et Rosheim se souviendront longtemps de sa cruauté [1]. Notre province connut une accalmie jusqu’à l’arrivée des troupes suédoises à partir de 1631.
Léopold avait hérité l’Autriche antérieure et le Tyrol à la mort de son cousin Maximilien III (2 novembre 1618), il partageait son temps entre l’Alsace et Innsbruck, la capitale de son nouvel état. Dans les vallées alpines, la guerre n’avait jamais vraiment cessé. Le Cardinal Richelieu avait su convaincre le jeune roi Louis XIII d’engager la France dans la Guerre de la Valteline : il n’était pas question d’accorder aux espagnols les passages des cols alpins, c’eût été reconnaître aux Habsbourg une domination trop évidente sur l’Europe [2]. Un roi Philippe succéda au précédent en Espagne en 1621 et à Rome, le pape Urbain VIII succéda à Grégoire XV en 1623 mais ce conflit ne fut pas résolu, des traités avaient été signés, mais pas respectés sur le terrain. Des actions militaires alternaient avec des tentatives diplomatiques. Émile Charvériat en rend compte dans son Histoire de la Guerre de Trente ans, premier volume (1878), au chapitre 2 La Valteline et le mariage espagnol [3] :
Richelieu ne se borna pas à fermer les Alpes à l’Espagne et à l’Autriche ; il envoya des agents en Suisse et en Allemagne, pour y combattre l’influence de la maison de Habsbourg. Les uns intriguaient auprès de l’évêque de Coire, pour l’engager à rompre avec I’Empire dont il dépendait, et à se mettre sous la suzeraineté du roi de France ; d’autres exploitaient la mésintelligence qui existait entre l’électeur de Trèves et la cour de l’infante Isabelle, gouvernante des Pays-Bas, à l’occasion de certains fiefs situés dans le Palatinat. Le gouvernement français essaya même de brouiller l’archiduc Léopold avec l’Empereur son frère. Le sieur de Marcheville lui proposa l’appui de la France pour les demandes qu’il adressait à Ferdinand au sujet de la part lui revenant dans certains héritages, et, comme ses neveux, les fils de l’Empereur, avaient une faible santé, il lui fit espérer la succession à l’Empire. Enfin l’archiduc ayant manifesté l’intention de quitter les ordres et de se marier, on lui offrit la main de la duchesse de Montpensier, la plus riche héritière de France, à la condition qu’il se déclarerait en faveur du Palatin, et consentirait à soutenir les intérêts de la France en Allemagne .
Le plan de Marcheville (et Richelieu) évoqué à la fin de ce paragraphe ne se réalisera pas, mais il nous en dit long sur la personnalité de Léopold : les français avaient bien mesuré la hauteur de ses ambitions : maintenant qu’il se trouvait à la tête d’un état, il voulait asseoir et pérenniser sa souveraineté ; un titre d’évêque était peu de choses, il y renoncerait bien s’il pouvait être question de fonder une nouvelle dynastie parmi les Habsbourg d’Europe.
Le mariage de Léopold
Ce n’était donc pas un secret : Léopold avait l’intention de se marier et ses raisons étaient claires. Selon Laguille, Ferdinand n’y voyait aucune sorte de concurrence :
L’Archiduc Leopold se rendit aux raisons de l’Empereur son frère, qui pour soutenir une seconde branche dans la Maison d’Autriche, jugeoit que Leopold devait quitter ses Evêchez & ses Bénéfices …
On ne laissa pas à Richelieu le soin de trouver une prétendante à ce mariage : Marie-Madeleine, la Grande-duchesse de Toscane avait un autre parti à proposer : sa belle-sœur Claudia (Claude de Medicis) présentait à ses yeux toutes les qualités requises pour faire une digne épouse pour son frère Léopold. En 1621, Claudia avait été mariée à l’âge de 17 ans à Frédéric della Rovere, duc d’Urbino et elle avait eu le temps de lui donner une fille avant qu’il ne trépasse deux ans plus tard. Marie-Madeleine assurait la régence du Grand-duché de Toscane depuis le décès de son mari Cosme II en 1621. Elle vouait une affection particulière à sa jeune belle-sœur et elle avait de la peine à la voir se morfondre dans le couvent où elle s’était retirée depuis son veuvage.
C’est donc au plan de Marie-Madeleine que Léopold V se soumit, mais il lui fallait d’abord se démettre de ses charges d’évêque: en novembre 1625, il entreprit un nouveau voyage en Italie. Il se rendit à Rome pour obtenir du pape Urbain VIII l’autorisation de se marier [4]. Il résigna ses évêchés de Strasbourg et de Passau en faveur de son neveu Léopold-Guillaume, fils de l’empereur Ferdinand II et gouverneur des Pays-Bas espagnols. De l’épiscopat de Léopold-Guillaume, on retiendra surtout en Alsace qu’il ne séjournera jamais en notre province, les fonctions épiscopales et l’administration seront assurées par l’évêque-auxiliaire, Paul, comte d’Achingen.
C’est de 1625 également que date le premier Schreibkalender du médecin et mathématicien rouffachois Remus Quietanus. Il semble qu’il ait été dispensé de suivre l’archiduc dans ses déplacements à partir de cette date et qu’une charge d’hémérologue [5] lui ait alors été confiée.
À son retour de Rome, Léopold fit une étape à Florence : il voulait avoir été confronté à sa fiancée avant de l’épouser (elle avait été malade de la variole à l’âge de 16 ans) [6]. Rassuré sur son aspect, il rentra à Innsbruck pour préparer les noces. Claudia le rejoignit bientôt.
Le mariage fut célébré le 19 avril 1626 à la Hofkirche. Tous les textes qui en rendent compte soulignent le caractère grandiose de la cérémonie nuptiale et des festivités qui suivirent :
1626 fand das zehntägige Hochzeitsfest von Leopold und Claudia in Innsbruck statt. Dazu waren rund 2400 Gäste geladen. In der heutigen Maria-Theresien-Straße, der damaligen Neustadt, wurden drei Triumphpforten aus Holz und Stuck errichtet. Die Trauung fand in der Hofkirche statt. Beim Festmahl in der Hofburg spielte ein vierzigköpfiges Orchester. Ganz Innsbruck war auf den Beinen bei den zahlreichen Unterhaltungen: Narren, Mohren und Türken heiterten die Menschen auf. Es gab Jagden, Feuerwerke, Bärenhatzen, Schauspiele, Tanz, Musik und vieles mehr. Die neue Landesfürstin zog mit ihrem 40-50 Personen umfassenden Hofstaat in die Hofburg ein. Der Nachteil dieser Feierlichen war, dass sie sehr viel Geld kosteten und Tirol schwer belasteten [7].
La fête dura 10 jours, 2400 personnes y étaient invitées. Dans l’actuelle rue Marie-Thérèse de la Ville-neuve d’alors, on avait érigé trois arcs de triomphe en bois et en stuc. (…) Pendant le repas au château, un orchestre de 40 musiciens jouait. Tout Innsbruck était présent aux nombreuses animations : des fous, des maures et des turcs égayaient l’assistance. Il y eut des chasses à l’ours, des feux d’artifice, des pièces de théâtre, de la danse, de la musique et bien plus encore. La nouvelle souveraine s'est installée au château avec une suite de 40 à 50 personnes. L'inconvénient de ces cérémonies était qu'elles coûtaient beaucoup d'argent, une lourde charge pour le Tyrol.
Traduction J.M.
On dit que Claudia était arrivée à Innbruck « mit hoher Mitgift und reicher Brautausstattung », avec une dot considérable et un riche trousseau, mais selon Heinz Duchart, le montant de 300.000 écus était « üblich », juste usuel pour les princesses de sa famille, pas suffisant en tous cas aux yeux de l’empereur Ferdinand qui se serait lui-même intéressé à la jeune veuve après le décès de sa première épouse [8]. Dans cette union entre les deux familles, il s’agissait pour les Médicis de gagner des titres de noblesse tandis que les Habsbourg devaient y trouver une contrepartie financière… les guerres coûtaient cher.
La descendance
Ce mariage fut un bonheur pour Léopold. Avec l’arrivée de Claudia, la cour d’Innsbruck s’ouvrit aux arts florissants. On entreprit de construire une nouvelle église jésuite dans le style baroque précoce des italiens, mais aussi un Comediehaus qui devait se prêter aux représentations théâtrales aux ballets ou aux opéras.
Claudia ne tarda pas à donner des enfants à l’archiduc. Si l’aînée, Marie-Éléonore mourut en bas-âge, les autres survécurent : il y eut encore deux filles et deux garçons qui se succéderont à la tête de l’archiduché : Ferdinand-Charles (1628-1662) et Sigismond-François (1630-1665). Isabelle-Claire (1629-1685) épousera le duc de Mantoue et Marie-Léopoldine (1632-1649) son cousin l’empereur Ferdinand III, fils de Ferdinand II, mais la « branche tyrolienne » de la Maison d’Autriche s’éteindra avec Sigismond-François, par défaut d’héritier mâle.
L’archiduc Léopold V n’eut pas le temps connaître ces destinées : un soir de septembre 1632, il rentra fatigué d’une partie de chasse du côté de l’Achensee et décéda quelques jours plus tard à Schwaz (13 septembre) : la fièvre l’avait emporté.
Claudia se retrouva veuve pour la deuxième fois. Conformément au testament de son mari, elle assura la régence jusqu’à la majorité de Ferdinand-Charles (1646). C’était une Médicis, elle savait y faire : elle poursuivit les travaux entrepris dans Innsbruck tout en veillant à la défense de son état avec l’aide de son beau-frère, l’empereur.
On dit qu’elle était particulièrement préoccupée par les événements en Alsace quand les suédois entrèrent en guerre et qu’elle défendait avec énergie ses intérêts politiques [9]. Elle mourut cependant en décembre 1648 avec l’immense amertume d’avoir vécu pour l’Autriche, la perte de l’Alsace au profit du royaume de France (traités de Westphalie) [10].
Jacques Mertzeisen, novembre 2019.
Illustrations :
- Léopold V en costume d’apparat, vers 1626, l’année de son mariage, image capturée sur le site Internet eu.
- Portrait du Cardinal de Richelieu tel qu’il se présentait sur les billets de 1000 Francs ou 10 Nouveaux Francs vers 1960.
- Thaler à la double effigie de Léopold et Claudia, archiduc et archiduchesse d’Autriche.
- Claude de Médicis par Lorenzo Lippi vers 1646, Kunsthistorisches Museum, Vienne.
Notes:
- [1] Voir Histoire de la province d'Alsace …, Louis Laguille 1727, livre neuvième (page 86 et suivantes)
- [2] Ferdinand, le frère de Léopold était à la tête de du Saint-empire romain germanique tandis que les rois d’Espagne Philippe III (1578-1621) et Philippe IV sont eux-aussi des Habsbourg, leur royaume déborde largement de la péninsule ibérique, s’étendant à Naples et Sicile, Milan, en Franche-Comté et en Flandres.
- [3] Cet ouvrage est accessible en ligne.
- [4] Deutsche Biographie, Leopold V, Ferdinand, NDB 14, 1985.
- [5] Un mot savant pour désigner celui qui compose les calendriers et éphémérides. En allemand : Kalendermacher.
- [6] Uta Ruscher, Claudia de’ Medici, Fem’bio, Frauenbiographieforschung.
- [7] Anton Prock, Erzherzog Leopold V, Innsbruck Geschichte, 2010.
- [8] Heinz Duchart, Jahrbuch für europäische Geschichte, 2007. Cette affirmation est cependant mise en doute par la chronologie (della Rovere est décédé en 1623).
- [9] Wikipedia-de.
- [10] Sabine Weiss, Claudia Medici, eine italienische Prinzessin als Landesfürstin von Tirol, Universität Innsbruck 2004.
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