Le 2 novembre 1618, l’Archiduc Maximilien III, gouverneur de l’Autriche antérieure rendit son âme à Dieu. Comme il n’avait pas d’héritier légitime, c’est son cousin Léopold, notre évêque de Strasbourg et de Passau qui lui succéda. En ce même mois de novembre, une grande comète apparut dans le ciel elle devint très brillante, bientôt elle développa une grande queue longue de plus de 90° selon certains observateurs [1]. Elle resta visible jusqu’en janvier 1619. De nombreux astronomes et astrologues publièrent des descriptions et interprétations de cette impressionnante apparition dans le ciel hivernal.
La gravure ci-dessus illustrait le frontispice de Cometa orientalis, kurtze Beschreibung desz newen Cometen… de Gothard Arthus, publié à Francfort en 1619.
Dans ses jeunes années, Léopold avait vécu à la cour de l’empereur Rodolphe II dont on connaît le goût prononcé pour l’astrologie et les sciences occultes : on imagine volontiers qu’il ait été influencé par son cousin… En tous cas, Léopold avait des astronomes parmi ses connaissances et il ne se priva pas de les consulter : que fallait-il penser de la coïncidence de ce phénomène céleste peu ordinaire avec son avènement à la tête de l’Archiduché d’Autriche-Tyrol ? Ainsi il sollicita Galilée à deux reprises :
Hora, essendomi consignato un discorso sopra la cometa, vi la mando con la présente, et vi prego avisarmi quanto prima il suo parer e saggio, che aspettaro con desiderio….
Pour l’heure, on m’a donné un discours sur la comète [2], je vous l’envoie avec la présente et je vous prie de me donner votre sage opinion dès que possible, ce que j'attends avec envie…
(Innsbruck, le 13 janvier 1619)
S' è stata a me più grata l'offerta d'informarme li discorsi della cometa passata, nel quale non lasciaro di communicarvi tutto quelle che si scoprirà in questi contorni d' esso soggietto, desiderando accio si possa per vostro mezzo disporre il Fra Benedetto Castelli di publicar alla mia informatione il suo giudicio sopra questa cometa
Je vous suis très reconnaissant pour l’offre de m'informer (sur)les discours de la comète passée, de mon côté, je ne manquerai pas de vous faire savoir tout ce qui se découvrira (à) son sujet, tout en souhaitant que vous puissiez inciter vous-même le Frère Benedetto Castelli à porter à ma connaissance son jugement sur cette comète.[3]
( Saverne, le 12 février 1619)
L’Archiduc Léopold sait que l’état de santé de Galilée ne lui a pas permis d’observer lui-même la comète, mais il aimerait avoir l’avis de l’astronome dont la notoriété a déjà largement débordé des frontières de l’Italie. Galilée se fait tirer l’oreille : d’une part, en scientifique rigoureux, il ne se livre pas aux prédictions astrologiques et d’autre part, il se méfie depuis qu’en 1616 le cardinal Bellarmin lui a notifié l’interdiction de diffuser la thèse héliocentrique de Copernic [4].
La grande comète de 1618 a fait beaucoup d’encre. Les jésuites du Collège de Rome, notamment un certain Orazzio Grassi, ont publié leur analyse du phénomène, adoptant au passage le modèle géo-héliocentrique de Tycho-Brahé ce qui a vivement contrarié Galilée, alors il a riposté par personne interposée : en juin 1619 un certain Mario Guiducci publie à Florence un Discorso delle Comete avec une dédicace… au Sérénissime Léopold, Archiduc d’Autriche.
Si quelqu’un avait un doute sur le véritable auteur de ce traité, il suffisait de s’y reporter :
J'ai osé dédier ce bref discours sur les comètes à votre Altesse Sérénissime, assuré de trouver en réponse à ses réelles affaires, la faveur des lettres et en particulier la spéculation des choses célestes, comme objet plus que tout autre proportionné à la hauteur de son esprit, etc.
En outre, je me suis trouvé encouragé par les signes d’affection excessifs que lors de votre passage à Florence vous avez daigné manifester envers le Sire Galilée, Mathématicien et Philosophe de Son Altesse Sérénissime…
Léopold, Galilée et le célatone
Léopold avait fait la connaissance de Galilée à l’occasion d’un voyage en Toscane au printemps 1618 : il s’était rendu à Florence pour y rencontrer sa sœur Marie-Madeleine d’Autriche qui avait épousé le Grand-duc de Toscane, Cosme II de Médicis en 1608. Cosme avait invité Galilée à sa cour en qualité de Premier Mathématicien et Premier Philosophe du Grand-duc en 1610.
Interprétation du portrait de Galilée par Justus Sustermans
Mais en 1618, Galilée souffrait de rhumatismes et quand Léopold lui fit une visite, l’astronome était alité. C’est l’un de ses disciples, le frère Benedetto Castelli qui lui présenta la fameuse lunette astronomique. On retrouve des écrits qui évoquent cette rencontre de Léopold et Galilée dans les Œuvres complètes de Galilée[5].
Le 23 mai 1618, Galilée écrit à Léopold :
Je me retrouve encore dans le même état d’indisposition que celui où Votre Altesse m’a trouvé quand je fus favorisé et honoré de son infinie gentillesse : et aux effets de ces afflictions corporelles s’ajoute le sentiment plus gênant, de ne pas avoir été capable ni de pouvoir, au moins en partie, satisfaire les signes (attentes) de Votre Altesse pour assembler, selon ce que j’avais en pensée, quelques discours au sujet de problèmes qui, pour autant que je puisse en juger, ne seraient pas étrangers à son goût.
Galilée est désolé de ne pas avoir pu recevoir Léopold comme il se doit. Pour se faire pardonner, il lui envoie « quelques petites choses »
… ce sont deux télescopes, l’un plus long, l’autre moins ; le plus grand pourra servir à Votre Altesse et à ses amis pour l’observation des choses célestes ; et vraiment c’est le même (que celui) avec lequel durant les trois années passées j’ai observé et si je ne me trompe pas, il devra être excellent : l’autre, plus petit, sera plus commode à manipuler et sera meilleur pour les découvertes sur Terre ; si bien que le plus long lui montrera les objets et de plus en plus distincts, mais avec un peu plus de fatigue.
Je vous envoie encore un autre canon plus petit, formé d’un fronton en laiton, mais celui-ci est fait sans aucun ornement, parce qu'il ne peut pas servir à Votre Altesse, si ce n’est comme modèle ou exemple pour en fabriquer un autre, (mieux adapté à) la forme et la taille de sa tête ou de ceux qui l'utiliseraient…
Ce sont là des cadeaux princiers ! Le dernier paragraphe évoque un objet mystérieux. Selon les historiens, il s’agirait d’un célatone [6], un ancêtre de la jumelle de marine, sorte de lunette montée sur un casque que Galilée essayait de mettre au point afin de permettre l’observation des corps célestes, les satellites de Jupiter en particulier quand on se trouve à bord d’un navire. Son idée était d’utiliser le ballet des satellites de Jupiter comme une horloge universelle qui permettrait la détermination de la longitude du lieu d’observation. On n’a pas retrouvé cet instrument, mais des historiens ont essayé de le reconstituer à partir des écrits de Galilée et notamment de cette lettre (Voir photo ci-dessous).
Celatone, photo Wikipedia.org (Museo Galileo Florence)
Avec cette même lettre, Galilée envoie à l’Archiduc Léopold un traité dans lequel il voulait démontrer le mouvement de rotation de la Terre à partir de l’étude des marées. C’est une marque de confiance qu’il fait à son correspondant, puisqu’il transgresse ostensiblement l’interdiction par l’Église de diffuser la théorie de Copernic :
Je vous envoie ci-joints une copie de mes Lettres Solaires [7] imprimées et vous recevrez un bref exposé de la cause du courant et du reflux de la mer, que j’ai dû faire il y a plus de deux ans à Rome, à la demande de l’illustrissime et révérendissime Cardinal Orsini, tandis que parmi ces gentilshommes théologiens, on allait réfléchir à l'interdiction du livre de Nicolas Copernic et à l'opinion de la mobilité de la Terre. (…)
Pour l’heure, comme je sais à quel point il vaut mieux obéir et croire aux décisions des supérieurs, (…) que n’atteint pas la bassesse de mon ingéniosité, je considère cet écrit relatif à mobilité de la Terre, comme un poème ou un rêve et que Votre Altesse le reçoive comme tel. Toutefois, puisque même les poètes apprécient parfois leurs fantasmes, moi j’ai de la même façon quelque estime pour ma vanité…
Léopold lui répondra le 11 juillet, mais il restera assez évasif sur le denier point :
Toutes ces choses (les instruments) sont arrivées en bon état et se trouvent justes. Pour ce qui concerne les Lettres Solaires et le discours du flux et du reflux de la mer avec les censures de l'opinion de Copernic sur la mobilité de la Terre, j'aurai besoin de temps pour adopter un jugement de ces choses, et vous communiquer mon opinion et les phrases découvertes par de plus érudits sur le sujet à cet égard…
Cet échange entre Galilée et son ami Léopold garde une importance notoire pour qui s’intéresse à l’histoire du savant et de son procès (1633).
L’interprétation de Remus Quietanus
Remus Quietanus se trouvait à Vienne quand Maximilien III est décédé [8]. Il fut nommé médecin impérial, mais assez vite, il travailla pour le compte de Léopold V en qualité de Mathématicien et Médecin personnel.
Ainsi, le 13 mars 1619, il écrit à Kepler [9] :
J’étais en Alsace et à Strasbourg avec le Sérénissime Léopold, où j’ai parlé à Bernegger, Habrecht n’était pas chez lui ; celui-ci a publié un traité sur la comète avec M. Eluanger ; si tu ne l’as pas je te l’enverrai. Il y a quelques considérations et des observations, mais quelques particularités mystérieuses qui ne me plaisent pas.
J’avais demandé une autorisation auprès de l’Empereur, puissé-je l’obtenir car le Sérénissime Léopold me réclamait, sachant qu’il est amateur averti de chimie et de mathématiques, il peut mieux nous aider dans notre entreprise et il collectionne dès à présent les instruments mathématiques qui étaient dispersés, il fait beaucoup d’observations et parle de ces choses avec un remarquable plaisir, il est lui-même destiné à être un jour un grand…
Visiblement, Quietanus est ravi de sa nouvelle affectation il se réjouit de l’intérêt de son patron pour l’Astronomie. À Strasbourg, il a rencontré du beau monde : Matthias Bernegger est un mathématicien, astronome d'origine autrichienne qui était professeur d'éloquence et d'histoire à l’université de Strasbourg. Il publiera les écrits de Galilée après son procès. Isaac Habrecht est le constructeur de la deuxième horloge astronomique de Strasbourg. Il a publié un traité sur la grande comète de 1618.
En janvier 1619, Remus Quietanus a lui-même écrit un opuscule sur les comètes et il en a soumis un résumé à Galilée [10] pour lui demander son avis : après une description de la trajectoire de la comète sur la voûte céleste, il formule des hypothèses assez originales sur sa constitution :
Sa matière provient de taches solaires peu agglomérées, dispersées, puis à nouveau agglomérées dans une portion de l’espace bien précise. L’origine, la forme et sa lumière sont comme celles que nous voyons dans les miroirs ardents…
En ces temps-là, personne ne connaissait l’origine des comètes et leur parcours dans le système solaire. Et comme d’autres l’ont fait avant lui, il s’essaye à en donner une interprétation astrologique et théologique :
C’est plutôt un signe des malheurs passés ou présents que celui du futur, comme la croix est dressée pour marquer les morts. La peste règne sur la plus grande partie du monde. Même le ciel ouvre ses déjections et ses altérations : rien en effet qui est créé sous le Soleil n’est perpétuel, fixe, incorruptible, excepté ce qui est régénéré par le Verseau et l’esprit, et c’est une matière sulfureuse, tenace, accumulée dans un grand et ancien volcan sur le Soleil.
Le monde entier, de sa surface jusqu’à son centre, est secoué dans son cours. Il ne s’ensuit pas forcément des pestes, la mort des princes même si par d’autres causes quelques grandes têtes sont en danger cette année. Une nouvelle hérésie apparaîtra avec d’anciens hérétiques et deviendra florissante ; mais elle se dessèchera et disparaîtra comme cette comète : de l’Orient et du Sud nous viendra tout le mal ; mais le fléau tombera aussi sur les mêmes.
Le monde trébuchera pendant 4 ans et demi jusqu’à la Grande Conjonction de Saturne et Jupiter ; là tout sera réformé et peut-être le monde retournera dans l’antique silence : les arts seront florissants (…), la vérité, la paix, la justice resplendiront et l’oisiveté disparaîtra : et ceux qui prospèrent dans l’esprit animal et la fourberie politique seront confondus dans leurs ruses et mensonges ; mais ceux qui craindront Dieu et puiseront dans sa sagesse ne seront pas confondus pour l’éternité et il n’y aura pas lieu de craindre d’être frappé par ce mauvais ange errant dans les ténèbres, c'est-à-dire par une telle comète.
C’est un exercice difficile pour Quietanus : vraisemblablement, ce commentaire est le premier travail qu’il doit effectuer pour son nouveau patron. Il voudrait alors délivrer un pronostic optimiste qui prendrait en compte les grandes ambitions de Léopold, mais la situation politique est déjà trouble en Bohème et il sent bien que la guerre est à l’ordre du jour. Alors il mise sur la Grande conjonction des planètes supérieures qui se produira en 1623 pour annoncer des temps meilleurs…
Les Grandes conjonctions de Saturne et Jupiter se produisent tous les 20 ans. En 1642, Remus Quietanus publiera un almanach : Im 24. Jahr der beharrlichen Kriegen in Teutschlandt (dans la 24ème année des guerres incessantes en Allemagne). Il y évoquera de nouveau une Grande conjonction de Saturne et Jupiter, celle de 1643, mais il ne se risquera plus à annoncer la fin de la Guerre…
Le Sérénissime Léopold, lui, aura déjà quitté ce monde depuis plus de dix ans.
Jacques Mertzeisen, octobre 2019.
Fin de la deuxième partie. (À suivre )
Cet article fait suite à un premier article publié sur ces mêmes pages:
Léopold de Habsbourg, évêque de Strasbourg et acteur de la guerre de Trente Ans
Notes:
[1] Voir l’article C/1618 W1 sur Wikipedia en allemand.
[2] Il s’agit de Descriptiones et observationes duorum cometarum… de Remus Quietanus.
[3] Lettre de Léopold à Galilée écrite à Saverne le 12 février 1619 Le Opere di Galileo Galilei, Antonio Favaro, Florence 1902,Volume 12, lettre 1373.
[4] Voir De Saint Urbain au procès de Galilée, sur Obermundat.
[5] Le Opere di Galileo Galilei, Antonio Favaro, Florence 1902.
[6] Voir Histoire littéraire d’Italie par Pierre-Louis Ginguené, Volume 11, page 174 . Voir aussi celatone sur Wikipedia-en.
[7] Traité sur les taches solaires.
[8] Voir Obermundat : Vénus semblait chevaucher la Lune, le décès de Maximilien III
[9] Lettre de Remus Quietanus à Kepler, KGW, Band 17, Brief 833.
[10] Lettre de Quietanus à Galilée, Le opere di Galileo Galilei, Favaro, Volume 12, page 433.