En 1612, l’évêque Léopold a engagé des travaux au château d’Isenbourg… ensuite il a résidé « de façon assez continue » à Rouffach de 1623 à 1625. [1]
Les lecteurs d’Obermundat ont bien en tête cette vue du Rouffach du XVIe siècle de Sébastian Münster qui nous présente une imposante forteresse qui domine et protège la cité. Le jeune archiduc d’Autriche qui venait d’accéder à l’épiscopat depuis quelques années voulait faire d’Isenbourg une demeure plus confortable, un pied à terre où il pourrait séjourner en attendant de pouvoir reprendre un jour ses quartiers à Strasbourg qui, avec sa cathédrale, restait aux mains des luthériens.
Nous consacrerons plusieurs articles à ce personnage peu ordinaire dans lesquels nous présenterons plusieurs profils de Léopold qui seront assez différents de l’image que l’on se fait d’un évêque de nos jours, peut-être conforme au portrait ci-dessus.
La forteresse d’Isenbourg au XVIe siècle .
Cette vue de Rouffach du XVIIe siècle présente un château plus accueillant après les transformations entreprises par Léopold.
Le XVIIe siècle avait commencé avec la guerre des évêques de Strasbourg qui s’était conclue par la le traité de Haguenau en 1604 aux termes duquel l’évêque en titre sera le cardinal Charles de Lorraine qui continuera à vivre à Saverne tout en bénéficiant des revenus et des droits sur les terres épiscopales tandis que la Ville de Strasbourg, sa cathédrale et ses terres demeuraient luthériennes [2].
De haute lignée
En 1607, alors qu’il allait sur ses 40 ans, le cardinal de Lorraine malade sentit ses forces l’abandonner et il choisit le jeune archiduc d’Autriche Léopold âgé de 21 ans pour le remplacer et administrer son diocèse. Voici ce qu’écrit Louis Laguille au sujet de sa généalogie dans son Histoire de la province d’Alsace.. en 1727 [3] :
Sa haute naissance fit espérer aux Catholiques qu’il rétabliroit cette Église dans son premier lustre : il était petit-fils de l’Empereur Ferdinand I, qui avoit laissé en mourant trois enfants mâles, Maximilien II qui fut Empereur après son père, Ferdinand Comte de Tyrol & Charles Duc de Styrie.
Maximilien eut quatre fils : Rodolphe, Mathias, Maximilien & Albert. Les deux premiers furent successivement Empereurs après leur père, mais ces quatre Princes moururent tous sans laisser d’enfants. Ferdinand, Comte de Tyrol … (eut deux fils d’un « mariage secret » ) …mais l’un et l’autre furent jugez incapables d’entrer en partage de la Maison d’Autriche parce que leur père s’étoit mésallié, de sorte que Charles Duc de Styrie demeura seul pour continuer la branche. Il eut quinze enfants de son mariage avec Marie Duchesse de Bavière, entre autres Ferdinand II qui fut élu empereur après la mort de Mathias (1619) & Léopold dont nous parlons icy, qui naquit à Gratz, Ville de Styrie le 9 octobre 1586.Cet Archiduc, qui fut tout à la fois petit-fils, cousin germain et frère d’Empereurs joignoit à une si auguste naissance d’éminentes qualitez, un grand fond de Religion, beaucoup de piété, de la fermeté & de la valeur, qualitez qui paroissoient nécessaires à un Prince qui n’étoit pas seulement destiné à remplir les sacrez devoirs d’un Évêque, mais à protéger & à défendre l’Église, qui de toutes parts étoit alors attaquée par les Protestants.
La suite de l’histoire lui donnera effectivement l’occasion de faire valoir ces qualités-là !
Dès sa nomination, l’évêque Léopold déclara qu’il n’avait pas l’intention d’entrer dans les ordres et par la suite il n’exercera jamais la prêtrise. On lui attribua les services d’un coadjuteur en la personne d’Adam Peetz qui devait assurer la partie strictement religieuse de son ministère. Une bulle du pape Paul V confirmera Léopold dans son rôle d’« administrateur laïc de son diocèse ».
Par ailleurs Léopold, qui était déjà évêque de Passau en Bavière fut également nommé Prince-abbé de Murbach et de Lure en 1614.
L’homme de guerre:
De fait, l’épiscopat de Léopold fut une sorte de longue croisade contre le protestantisme. Les idées directrices de sa politique et de ses entreprises militaires étaient la restauration de la religion catholique dans le Saint-Empire romain germanique et la défense de l’hégémonie de la Maison des Habsbourg à la tête de cet empire chaque fois qu’elle se verrait contestée, d’ailleurs ces deux causes allaient de pair.
Léopold n’attendit pas le début officiel de la Guerre de Trente ans pour s’opposer aux luthériens : dès 1609, il leva des troupes dans ses diocèses de Passau et Strasbourg pour prendre part à la Guerre de succession de Juliers : le 25 mars Jean-Guillaume, duc de Clèves, de Berg et de Juliers mourut sans laisser d’héritier ; plusieurs princes (protestants) revendiquèrent sa succession. L’empereur Rodolphe II voulut profiter de cette situation confuse pour mettre le duché sous séquestre et l’ajouter aux possessions des Habsbourg aux Pays-Bas. Notre Léopold fut son bras armé ! Cette crise de 1609 faillit embraser l’Europe. On vit se constituer une Ligue catholique et une Union protestante qui demanda le renfort du roi de France. L’engagement de Henri IV aux côtés des protestants lui valut de mourir avant l’heure : Ravaillac (…) assassina Henri IV parce qu’on disait partout « qu’il allait faire la guerre au pape, et que c’était la faire à Dieu » Voltaire [4]
Léopold occupa la forteresse de Juliers avec ses mercenaires de Passau mais en Alsace, ses troupes restèrent engluées à en découdre avec les armées des princes voisins de Dourlach et d’Anspach. En Basse-Alsace, plusieurs villages (Rhinau, Geispolsheim, Roppenheim, Rosheim etc.) furent ravagés avant que soit signée la paix de Willstätt (août 1610). Dans le camp de Léopold, déjà un certain Ernst von Mansfeld s’était distingué par sa cruauté ; l’année suivante, il passa du côté ennemi, estimant que ses services avaient été mal récompensés par les Habsbourg.
Ne voyant pas arriver de renforts, Léopold dut quitter Juliers avec son armée de Passau. Il se rendit en Bohème où l’autorité de l’empereur était contestée par son frère Mathias, déjà roi de Hongrie. Léopold voulait-il juste prêter main forte à l’empereur ou avait-il lui-même des visées sur la couronne de Bohème ? Son armée, la populace guerrière de Passau (Passauer Kriegsvolk) [5] ) était mal rétribuée et se livra à des pillages et des exactions, notamment à Budweis et dans la Petite Prague. Ces inhumanités eurent pour effet de précipiter la destitution de Rodolphe II au profit de Mathias. Léopold, qui avait mal choisi son camp dans cette rivalité des frères de Habsbourg, fut un temps considéré comme persona non grata à la cour de l’empereur Mathias 1er. Il se retira en Alsace pour administrer son évêché de façon plus pacifique.
C’est à cette époque qu’il entreprit les travaux au château d’Isenbourg et qu’il mit en place des collèges jésuites à Sélestat, Ensisheim, Haguenau et Rouffach (1615 ?). À Molsheim, un enseignement supérieur fut instauré, donnant accès aux grades universitaires pour concurrencer l’université luthérienne de Strasbourg… il y fit bâtir une imposante église de style gothique.
L’église des Jésuites de Molsheim. Photo : Lybil Ber, Wikimédia.
Dès 1613, Mathias donna un signe de réconciliation en proposant la candidature de Léopold au trône de Moscou, mais peut-être était-ce une façon d’éloigner ce cousin embarrassant : ce projet n’aboutit pas. Le véritable retour en grâce date de 1618, quand Léopold hérita de l’Autriche antérieure et du Tyrol après le décès de l’archiduc Maximilien III, frère de l’empereur. L’archiduc Léopold V était maintenant à la tête d’un état. L’empereur Mathias se dépêcha de mourir à son tour (mars 1619). Le frère de Léopold, Ferdinand, roi de Bohème devait alors lui succéder, mais sa couronne de Bohème, et son élection au titre d’empereur furent contestés par l’Électeur palatin Frédéric V, qui fut roi des tchèques durant un hiver. Ces événements ont marqué le début de la Guerre de Trente ans.
En novembre 1620, les impériaux remportèrent une victoire décisive à la bataille de la Montagne-Blanche. La reprise en main de la Bohème fut sévère… Dans le camp des vaincus, le comte Ernst von Mansfeld, ne rendit pas les armes. Avide d’une vengeance, il déplaça le conflit vers le Rhin et vint occuper Haguenau. Léopold V devait alors revenir en Alsace pour y défendre ses possessions…
Un témoignage inédit :
Voici un extrait d’une lettre de Remus Quietanus, bien connu des lecteurs d’Obermundat [6], qui était alors médecin et conseiller de Léopold V. Cette lettre a été postée le 6 décembre 1621 à Reinhartshausen « à trois heures d’Augst » ; elle est écrite en italien et adressée à Giovanni Faber, botaniste pontifical, qui est à Rome :
Très illustre et excellent Seigneur,
Vous ne vous étonnerez pas que je me manifeste si tardivement, parce qu’actuellement , nous avons plus volontiers recours aux éperons, carrosses, chevaux, épées, musettes et mousquetons qu’aux cartes ou aux plumes :
Et au point du matin nous sommes partis par la poste d’ici en Alsace à l’encontre de Mansfeldt qui a fait une ligue à Haguenau, j’espère qu’il rendra son âme en Alsace ; je n’ai pas les moyens d’en écrire plus maintenant ; juste la fin probable de l’affaire ; les principes sont assez obscurs, mais les moyens illustres et la fin sera illustrissime et très glorieuse comme elle le fut auparavant en haute et basse Engadine, Prättigau et Bünden, ces contrées se sont toutes soumises à la Sérénissime Maison d’Autriche sans aucun espoir en 3 ou 4 mois. Je pense que la seule présence de Léopold va effrayer toute l’armée de Mansfeldt.
Il est bien vrai qu'il a 5.000 chevaux bien comptés et 10.000 fantassins et tous des gens courageux et beaucoup de hollandais. Son dessein était d’aider les suisses déjà vainqueurs (mais c’est arrivé tardivement) et ensuite d’aider ses confédérés dans l’année à venir, mais Dieu disperse les orgueilleux pour les pensées de leur cœur.
Commentaires :
Le jour même, Mansfeld est entré dans Haguenau avec ses troupes [7]. Le ton de la lettre est bien optimiste, il nous donne une idée de l’état d’esprit qui pouvait régner dans l’entourage de Léopold. Les troupes impériales ont remporté des victoires en Bohème aux batailles de Sablat et de la Montagne-Blanche, mais aussi dans les vallées suisses de l’Engadine, Prättigau et des Grisons (Bünden) : Quietanus fait sans doute allusion à la campagne sanglante du colonel Aloyse Baldiron de l’automne 1621 [8]. Sous prétexte de recatholisation de ces vallées, il s’agissait aussi de prendre le contrôle des cols alpins pour permettre d’établir une jonction avec la Valteline et Milan qui appartenait alors aux Habsbourg d’Espagne.
Avec le recul de l’Histoire, on jugera ces propos comme une rodomontade : durant l’hiver 1622, la cavalerie de Mansfeld conduite par Obentraut déferlera sur l’Alsace semant la misère et la désolation dans nos villages [9] [10]. Léopold fera le siège de Haguenau, mais il subira une lourde défaite à Drusenheim en mai 1622. Et contrairement à ce que pense Remus Quietanus, la situation est loin d’être stabilisée dans les cantons suisses : les troubles de Grisons (Bündner Wirren) vont reprendre ; la France de Richelieu, alliée à la république de Venise s’opposera à la coalition des Habsbourg d’Autriche avec ceux d’Espagne et Léopold devra encore guerroyer en Valteline en 1632. Il ne vivra pas la fin de ce conflit.
Notre correspondant de guerre termine son analyse par une phrase en latin :
Deus disperget superbos mente cordis sui :
il s’agit d’une citation du Magnificat, le cantique de la Vierge Marie: Dispersit superbos mente cordis sui. Deposuit potentes de sede.... Comme la plupart des guerriers, Léopold était persuadé d’avoir le Seigneur Tout Puissant de son côté.
Jacques Mertzeisen, octobre 2019
Fin de la première partie. (À suivre)
Sources :
- Histoire de la province d'Alsace depuis Jules César jusqu'au mariage de Louis XV, Louis Laguille 1727.
- Allgemeine Deutsche Biographie Leopold V, Ferdinand, Franz von Krones , 1883.
- Stolberg-Wernigerode, Otto zu: Neue deutsche Biographie, Bd.: 14, Berlin, 1985 : Leopold v Passau
- Nouveau Dictionnaire Biographique d’Alsace, 1993 : Léopold I.
- Encyclopédie d’Alsace, Vol 8, 1984 Léopold V.
- Un aspect du gouvernement de l’archiduc Léopold V d’Autriche en Haute-Alsace : la reconstruction de l’Isenbourg à Rouffach en 1612-1631, Benoît Jordan, Cahiers Alsaciens d’Archéologie, d’Art et d’Histoire, Tome 37, 1994.
- Wikipédia-fr, Wikipedia-de, Wikipedia-en, Wikipedia-it.
- Archivio del’Accademia dei Lincei, Fondo Johannes Faber, Roma http://archivio.lincei.it/icaatom-1.3.1/index.php/146r-v-146r-2;isad
- Obermundat, Blog de Gérard Michel dédié à l’histoire de Rouffach : https://obermundat.org
Notes:
[1] Voir : Un aspect du gouvernement de l’archiduc Léopold V d’Autriche en Haute-Alsace : la reconstruction de l’Isenbourg à Rouffach en 1612-1631, Benoît Jordan, Cahiers Alsaciens d’Archéologie, d’Art et d’Histoire, Tome 37, 1994. Voir aussi : Des visiteurs de marque pour la fin de l’année 1612, Gérard Michel, Obermundat 2019.
[2] Wikipédia, Guerre des évêques (Alsace). https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_des_évêques_(Alsace)
[3] Ce document est accessible en ligne sur Google-books : Histoire de la province d’Alsace… Voir page 75 et suivantes https://books.google.fr/books?id=jsmgulSW9moC&pg=PA75&lpg=PA75&dq=Sa+haute+naissance+fit+esp%C3%A9rer+aux+Catholiques&source=bl&ots=U3H_uZbSo2&sig=ACfU3U0gLq5qlDM1bggptghTGyUczs5OHQ&hl=fr&sa=X&ved=2ahUKEwj33--h7fLkAhWaEMAKHanqBy0Q6AEwAHoECAYQAQ#v=onepage&q
[4] Voltaire, Annales de l’Empire depuis Charlemagne, Œuvres complètes, Tome 13 p.555.
[5] Voir Wikipedia-de Passauer Kriegsvolk https://de.wikipedia.org/wiki/Passauer_Kriegsvolk et Laurentius Ramée https://de.wikipedia.org/wiki/Laurentius_Ramée .
[6] Médecin et astronome, rouffachois d’adoption. Voir d’autres articles.
[7] Ernest de Mansfeld assiège Obernai, Overblog.com http://autour-du-mont-sainte-odile.overblog.com/2014/04/ernest-de-mansfeld-assiege-obernai.html: Mansfeld est entré dans Haguenau le 6 décembre 1621.
[8] Voir Wikipedia germanophone : Bündner Wirren https://de.wikipedia.org/wiki/Bündner_Wirren
[9] Pour un récit détaillé des faits de guerre en Alsace entre 1609 et 1622, on pourra lire en ligne Histoire de la province d'Alsace depuis Jules César jusqu'au mariage de Louis XV de Louis Laguille, pages 75 à 90.
[10] Sur Obermundat, l’article Ont-ils mis le feu au retable d’Issenheim ? analyse une autre lettre de Quietanus, du 1er février 1622 : elle évoque un raid de la cavalerie d’Obentraut sur Issenheim.