Règlement de comptes au château du Haut-Barr...
Le 23 avril 1613, Laurent de la Ramée fut décapité au château du Haut-Barr, près de Saverne : un tribunal d’exception venait de le condamner pour haute-trahison et intelligence avec l’ennemi. Les âmes sensibles éviteront de poursuivre la lecture, les autres découvriront quelques agissements pas très catholiques de notre évêque Léopold de Habsbourg.
À vrai dire, Laurent de la Ramée n’était pas un enfant de chœur. C’est lui qui se trouvait à la tête de la populace guerrière de Passau (Passauer Kriegsvolk) lors de son invasion de la Bohème en 1611 [1]. D’ailleurs dans cette aventure, ses intentions, comme celles de l’Archiduc Léopold ne sont pas des plus limpides : selon ses dires, il s’agissait de prêter main-forte à l’empereur Rodolphe II dans la rivalité qui l’opposait à son frère Mathias, déjà roi de Hongrie qui convoitait à présent le trône de Bohème. La motivation des fantassins de cette soldatesque avait des raisons moins politiques : mal payés de leurs campagnes, les mercenaires voulaient s’en prendre à l’Empereur pour lui réclamer leur dû et ils se servaient au passage, vivant de rapines et pillages.
Léopold avait lui-même des visées sur la couronne de Bohème, mais le droit d’aînesse ne prévoyait rien pour lui [2]… il y avait là une occasion de forcer le destin [3]. On connaît la suite : après la mise à sac de Prague par l’armée de Passau, les bourgeois organisent la défense et font appel à Mathias. Lorsque celui-ci arrive avec ses troupes et il est accueilli comme un libérateur. Rodolphe doit payer pour que les soldats se retirent et ils retournent à Budweis (České Budějovice) où ils ont établi leurs quartiers. C’est un fiasco pour Léopold qui se voit obligé de congédier ses mercenaires.
Les inhumanités de Budweis
À Budweis, on assiste à un premier règlement de comptes le 17 mars 1611: Laurent de la Ramée invite ses officiers à un dîner à l’Hôtel de Ville. On les emmène tour à tour dans une pièce voisine, là se tient un tribunal qui les condamne après un jugement sommaire et neuf d’entre eux sont exécutés sur le champ. Laurent de la Ramée quittera Budweis le lendemain, laissant en exposition les corps décapités de ses officiers ; sa réputation est faite. Selon les historiens ces exécutions auraient été opérées au su de l’archiduc Léopold qui aurait donné son assentiment [4].
Après cette campagne calamiteuse, la présence de Léopold est déclarée indésirable à la cour impériale ; l’archiduc se retire dans ses évêchés de Passau et Strasbourg. La Ramée garde sa confiance, puisqu’il est mandataire de Léopold dans des négociations qui ont lieu à Munich en 1611. C’est de cette époque que date le portrait ci-contre qui nous le présente comme conseiller et chambellan (consiliarus et cubicularius) du Sérénissime Léopold. Il sera d’ailleurs nommé admistrateur de la place forte de Benfeld en 1612 mais bientôt, le vent va tourner : un soir d’avril 1613, il est arrêté à Benfeld et conduit sous escorte au château du Haut-Barr. Là, on lui reproche d’avoir mené des négociations secrètes avec le marquis de Bade-Durlach et un tribunal le condamne à mort pour haute trahison. La sentence sera appliquée immédiatement.
L’analyse des historiens est un peu différente : ils estiment que Léopold devait sacrifier le général de l’armée de Passau pour obtenir la normalisation de ses relations avec sa famille [5] : son frère Ferdinand et le nouvel empereur Mathias, son cousin. Il faisait ainsi porter à Laurent de la Ramée la responsabilité des atrocités de l’épisode bohémien.
Le baron Friedrich von Teuffenbach (1585-1621)
Dans la correspondance du rouffachois Remus Quietanus avec son ami le médecin et botaniste pontifical Johannes Faber, on peut lire une évocation plutôt cynique d’une autre exécution [6]. Là aussi, il s’agit de la décapitation d’un condamné à mort. Remus Quietanus se trouve à Innsbruck lorsqu’il écrit ces lignes en 1621 :
« Il Tiffenbach morse qui 27 maij die Jovis publicè nel catafalco con gran ostination pur animo intrepido : (S ?) [7] li fa tagliato la testa. La sua podagra si guariva subito quando lui vidde il Boja con la spada nuda, saltaua con furia in piedi… »
« Tieffenbach est mort ce jeudi le 27 mai sur l’échafaud publiquement avec grande obstination malgré une âme intrépide, (le Sérénissime ?) lui a fait trancher la tête. Il fut guéri immédiatement de sa goutte quand il a vu le bourreau avec l’épée nue, sautant furieusement sur ses pieds… »
Connaissant la relation de proximité de Remus Quietanus avec « son patron », le Sérénissime Léopold, on ne se trompera pas beaucoup en prêtant ces mêmes réflexions à l’archiduc.
Nous avons cherché à en savoir un peu plus sur le condamné : le baron Friedrich von Tieffenbach (ou Teuffenbach) était un partisan de Mathias de Habsbourg et comptait parmi les chefs de son armée, qui s’est opposée en 1611 aux mercenaires de Léopold en Bohème. Tieffenbach a accompagné Mathias en qualité de chambellan pour son élection au trône impérial en 1612 à Francfort. Bien que catholique, il a pris parti plus tard pour Frédéric V, « le roi d’un hiver » de la Bohème en 1618. Il s’est alors trouvé à la tête de la rébellion des Moraves contre les Habsbourg. Tieffenbach s’est battu avec bravoure contre les troupes impériales dans les batailles de Bohème qui ont marqué le début de la Guerre de Trente ans, mais après ces campagnes harassantes, il était presque paraplégique. Il s’est alors rendu en Suisse, aux thermes de Bad Pfäfers pour se soigner… c’est là que des partisans de Léopold l’ont capturé [8].
Condamné à mort, il fut exécuté sur la place publique à Innsbruck le 27 mai 1621. Son état de santé ne lui permettait pas de déplacer : on l’avait amené à l’échafaud sur un fauteuil. Comme Quietanus le laisse entendre, le public fut impressionné par son courage : il se leva pour se déshabiller face au bourreau et il dit une prière avant de mourir. Pour compléter l’histoire de la fin tragique de ce guerrier, il faut encore mentionner que le frère de Léopold, l’empereur Ferdinand II avait donné l’ordre de le gracier, mais que la lettre impériale est arrivée après l’exécution, retardée volontairement par les Jésuites…
Dans sa lettre du 5 juin 1621, Remus Quietanus évoque aussi des nouvelles pièces de monnaie que Léopold a fait battre. Plus loin, il s’interroge sur une façon acceptable de parler des mouvements de la Terre (autour du Soleil) et en post-scriptum, il donne les minutes de l’éclipse de Soleil qu’il a observée le 21 mai à Rouffach. Pour le biographe ou l’historien, tous ces éléments décousus sont intéressants : ils permettent de croiser des données, de valider des hypothèses, de dater des événements. Ce sont autant de pièces du grand puzzle de l’Histoire.
Jacques Mertzeisen, décembre 2019.
Illustrations :
- La forteresse du Haut-Barr par Caspar Merian in Topographia Alsatiæ etc., Mathias Merian 1663 (source Wikimedia).
- Laurent de la Ramée par Lucas Kilian, 1611 (source Wikimedia).
- Friedrich von Teuffenbach par Eberhard Kieser vers 1620 (source www.portraitindex.de).
Notes:
[1] Voir Léopold de Habsbourg, évêque de Strasbourg et acteur de la Guerre de Trente ans, sur Obermundat.
[2] Léopold est le frère puiné de l’archiduc Ferdinand qui sera élu roi de Bohème en 1618, puis Empereur en 1619.
[3] Voir Fürstbischof, Putschist, Landesherr: Erzherzog Leopolds Herrschaftsentwürfe im Zeitalter des Dreissigjährigen Krieges, Carolin Pecho, LIT Münster Verlag, 2017.
[4] Mittheilungen des Instituts für Oesterreichische Geschichtsforschung, Band 11, Swets & Zeitlinger N.V., 1979, S. 596 (Wikipedia-de).
[5] « Er war offentsichlich das Bauernopfer, mit dem sich Leopold in der Familie (…) zu rehabilitieren vesuchte.” Martin Scheutz, Katrin Keller, Die habsburger Monarchie und der Dreißigjährige Krieg, 2019, page 101.
[6] Archives de l’Accademia dei Lincei, Rome, Fondo Johannes Faber, carta 450r.
[7] Une initiale suivie d’une rature… Il s’agit sans doute du Sérénissime.
[8] Biographisches Lexicon des Kaisersthums Österreich, Teuffenbach Friedrich (bis 1621).