Cet article propose un exemple de bail emphytéotique signé par des propriétaires, l’évêque de Strasbourg, Guillaume de Honstein, et le Grand Chapitre, et un locataire ou emphytéote, Adam Heinlen, bourgeois de Rouffach et conseiller au Magistrat. Le bien qui fait l’objet de ce bail est une parcelle de vigne de 8 schatz, (environ 8 ares) consistante en une seule pièce, située dans le ban de Rouffach, près de la chapelle saint Etienne, l’ancienne église du village disparu de Suntheim.
Bail emphytéotique de vignes seigneuriales 1540
Guillaume de Hohnstein, évêque de Strasbourg
Un tel bail permet au propriétaire d’un grand domaine foncier, souvent mal exploité, mal cultivé, d’assurer la mise en valeur de sa terre en échange d’une redevance annuelle, souvent modeste, mais régulière. Quant au locataire, il devient quasi-propriétaire du bien loué, il dispose d’un droit d’exploitation fort et d’une grande liberté, autant dans l’exploitation que dans l’amélioration du fonds loué. Ce type de bail lui confère de réels droits immobiliers, analogues à ceux d’un propriétaire.
Cinq verbes, apparemment synonymes mais qui comportent chacun de subtiles nuances, sont utilisés dans cette charte pour préciser les droits du nouveau locataire :
…dieselben Reben inzuhaben , zu besitzen, zu nutzen, zu niessen und zu brauchen nach unserm besten Nutz und Notturfft…
- inhaben : personne ne peut contester ses droits sur le bien ni en revendiquer l’usage, il dispose des droits qu’aurait un propriétaire
- nutzen, c’est-à-dire qu’il en est l’exploitant et en retire le profit
- niessen signifie qu’il en a la pleine jouissance
- brauchen signifie qu’il peut en disposer et l’utiliser
Cette accumulation de synonymes est très fréquente dans les documents de cette époque, souvent très procédurière: elle a pour but de prévenir toute attaque qui jouerait sur les mots et profiterait d’une infime nuance pour contester un legs, une vente, un héritage ou une décision de justice.
Le bail emphytéotique est transmissible aux descendants du signataire, sans autre formalité :
…ein wissenhaften Erblehen für mich und meine Erben…un bail emphytéotique conforme au droit, pour moi et mes héritiers
Adam Heinlen s’engage, pour lui et pour ses héritiers à exploiter et faire au mieux pour faire fructifier ces 8 schatz de vigne:
…die berürten acht Schatz Reben für und für in guten Eheren und Baw halten…
Il s’engage également, pour lui-même et ses héritiers à conserver cette pièce une et indivise:
…bei einander in eine Hand ohnzertheilt bleiben und in gar keinen Wege von einander kommen lassen sollen…
Adam Heinlen, locataire, s’engage, pour lui-même et ses héritiers, à verser une redevance à son propriétaire, le canon emphytéotique :
…für einen ierlichen ewigen Zinss drithalben Ohmen weÿsses luters Weins / die ich und mein Erben jerlich zu Herpst Zeit Irer Gnaden oder deren Nachkomen Schaffnern daselpst in Irer Gnaden Vass gewisslich liferen und überantwurten lassen soll…
Tous les ans et à perpétuité, au moment des vendanges, il s’engage à porter à son seigneur ou aux économes de ses successeurs, un loyer consistant en deux ohmen et demi de vin blanc (env.125 litres) à verser dans le tonneau de sa Seigneurie… (Drithalb signifie deux ½ et non trois et ½ !) Ce loyer devra être payé en une seule fois et en entier par « une seule main », une seule personne. Le propriétaire se garantit ainsi contre d’éventuelles difficultés de paiement, dans le cas où, à la disparition du locataire signataire, la parcelle serait exploitée par plusieurs de ses héritiers qui souhaiteraient payer chacun leur quote-part…
…des berürten Zinses der drithalben Ohmen Wingelts aus einer Hand unzertheilt jerlich zu empfangen…
S’il arrivait que ces dispositions ne soient pas respectées ou ne pouvaient plus être respectées, dans un temps proche ou lointain, soit parce que la terre ne soit plus soignée comme il se doit, soit parce qu’elle serait divisée ou encore que le loyer ne soit plus payé, le bail serait résilié et les 8 schatz de vignes reviendraient à sa Seigneurie ou son successeur et au grand chapitre qui pourraient en disposer à leur gré.
A l’échéance d’un tel bail, aucune indemnité n’est due au locataire et l’ensemble des améliorations qu’il a réalisées, notamment les constructions, deviennent propriété exclusive du bailleur.
Tous les items de ce contrat de bail sont des plus classiques mais il est tout de même intéressant d’en relever quelques particularités
D’abord, la foi en l’éternité et à la pérennité des institutions qui est une constante à cette époque : les fondations de messes anniversaires à perpétuité ou celle de lampes perpétuelles en sont un exemple. Aujourd’hui, un bail emphytéotique est établi pour une durée de 99 ans, au milieu du seizième siècle, il l’est pour l’éternité...
Ensuite, la dernière page du document et dernier item de cette charte, plutôt surprenants :
Adam Heinlen se charge de l'entretien de l’horloge du château d’Isenbourg :
Adam Heinlen fait état de sa compétence en matière d’horlogerie et il se propose de s’occuper du mécanisme de l’horloge du château d’Isenbourg (Schlaguhr, qui sonne les heures…), de fabriquer et remplacer à ses frais toutes les pièces qui viendraient à lui manquer, fidèlement et ce jusqu’à la fin de ses jours !
…das ich nun fürohin mein lebenlang des Wercks Irer Gnaden Schlag Uhren, so Ir Gnad uff deren Schloss Isenburg hat, getrewlich versehen, und was i(e)der Zeit daran menglets werde, in mein selbs Costen erstatten und machen soll…
Adam Heinlein témoignerait-il ainsi de sa passion pour l’horlogerie ? A moins qu’il n’ait pris conscience d’avoir réalisé une belle affaire, en acquérant 8 ares de vigne, en une seule pièce, au pied des collines de Rouffach, pour une redevance annuelle de 125 litres de vin et qu’il veuille ainsi remercier Guillaume de Honstein, évêque de Strasbourg et le grand chapitre…
Nous n'avons pas réussi à savoir ce que signifiait weÿsses luters Weins: dans son dictionnaire, François Joseph Himly évoque un Lutertrank dont il donne la définition suivante: vin rouge aromatisé d'épices et d'herbes (au XVème siècle). Dans le....Kreuter bůch oder Herbarius. Das bůch von allen kreütern, wurtzlen und andern Dingen imprimé à Strasbourg en 1530, il est question d'une racine que l'on pouvait faire macérer dans du luter Wein... Il semblerait en fin de compte qu'il s'agisse d'un vin aromatisé, au miel, aux épices ou aux herbes. Peut-être un lecteur pourra-t-il nous en apprendre davantage? Mais pourquoi donnerait-on un vin aromatisé en paiement d'une redevance, au moment des vendanges? A moins qu'il ne s'agisse d'un vin rare et précieux particulièrement coûteux, ce qui pourrait expliquer la faible quantité exigée par le bailleur, 125 litres?
Pour authentifier le contrat Adam Heinlen obtient du commandeur de l’ordre teutonique de Rouffach, Sigmundt von Hornstein, qu’il appende son sceau au bas du document. Adam Heinlen désigne ce Sigmundt von Hornstein comme son seigneur meinen gunstigen Herren, sans qu’il nous soit possible, pour l’instant, de dire quelle fonction particulière pourrait justifier cette appellation.
Cette charte a été rédigée et signée le mercredi suivant la fête des Trois Rois de l’année 1540 :
… der geben ist am Mitwoch nach der heilgen dreier Künig Tag, als man zalt nach Christi unsers lieben Herren Geburt 1540
Transcription du texte original.
Ich, Adam Heinlin, Burger und des Raths zu Ruffach, bekenn und thun kundt menigklich mit diesem, das der hochwirdig Fürst und Herr, Herr Wilhelm, Bischove zu Straßburg und Landgrave zu Elsass mein gnediger Herr, mir aus sundernn Gnaden / mit denen sein Gnad mir geneigt, auch umb meiner vleisigen Bitt willen Irer Gnaden und deren Stifft wider heimgefallen / deren acht Schatz aneinander im Banne der Statt Ruffach bei sanct Steffens Capell gelegen sind / ziehen unden auff die Acker / und hinauff an die lang Gass auff einer Seit / oben neben Hansen Frick zum halben theil / und zum undern halben Theil neben Paulus Bürcklin / ander Seit neben Andresen Rudeneÿ von oben herab und sonst neben mir, zu ein wissenhaften Erblehen für mich und meine Erben geluhen hat / und leicht mir die also in Krafft irer fürstlichen Gnaden Leÿhenungs Brieff umb und für einen ierlichen ewigen Zinss drithalben Ohmen weÿsses luters Weins / die ich und mein Erben jerlich zu Herpst Zeit Irer Gnaden oder deren Nachkomen Schaffnern daselpst in Irer Gnaden Vass gewisslich liferen und überantwurten lassen soll, ohn alle Widerred, Uszug und Geverde, dieselben Reben inzuhaben , zu besitzen, zu nutzen, zu niessen und zu brauchen nach unserm besten Nutz und Notturfft, doch mit der nemlichen Bescheidenheit das ich und meine Erben die berürten acht Schatz Reben für und für in guten Eheren und Baw halten, die auch alwegen bei einander in eine Hand ohnzertheilt bleiben und in gar keinen Wege von einander kommen lassen sollen, damit Ir Gnad und deren Nachkommen auch des berürten Zinses der drithalben Ohmen Wingelts aus einer Hand unzertheilt jerlich zu empfangen des gewisser und habhaft seien. Ob sich aber über kurtz oder lang begeben das gedachte acht Schatz Reben wider vermög obgeschriebener Leÿnung in gutem gewonlichem Baw nit gehandt hapt, von einander zerheilt, oder die drithalben Ohmen Zins zu Herpst Zeit nit gewicht und also der obgeschrieben Geding eins oder meher nit gehalten wurden, so solle diese Leinung wider gefallen todt und abe sein, und Sein fürstlich Gnad oder deren Nachkommen und Stifft, die Räben wider zu handen zu nehmen Macht haben, auch als da(s)? mir oder meinen Erben, deren halb weisers nicht pflichtig sein, wie Ich dan solche Leÿhenung berürter Massen für mich und mein Erben also zu Danck angenommen und mich auch darüber begeben und bewilligt hab, nach dem ich die Zeit Glocken oder Uhren zu machen verstendig das ich nun fürohin mein lebenlang des Wercks Irer Gnaden Schlag Uhren, so Ir Gnad uff deren Schloss Isenburg hat, getrewlich versehen, und was i(e)der Zeit daran menglets werde, in mein selbs Costen erstatten und machen soll, wie ich dan Iren Gnaden darüber disen besigelt Reverss über geben hab, dessen zu warem Urkundt hab ich erbetten denn erwürdigen edlen Herren Sigmunden von Hornstein, Comenthur Teüsch Ordens des Hauses zu Rufach meinen gunstigen Herren das er sein Insigel gehenckt hat in disen Brieff, das ich Sigmundt von Hornstein obgenandt umb gedachts Adams fleissiger Bitt willen doch mir meinen Erben und Nachkomen ohne Schaden bekenn gethon haben
Der geben ist am Mitwoch nach der heilgen dreier Künig Tag, als man zalt nach Christi unsers lieben Herren Geburt 1540
Une vigne à Suntheim, près de l'église saint Etienne...
La parcelle des vignes seigneuriales louée par Adam Heinlen, se trouve dans le ban de Rouffach, près de la chapelle saint Etienne: dans sa limite basse elle touche les champs, dans sa partie haute elle touche pour moitié la propriété de Hans Frick et pour l'autre moitié celle de Paulus Bürcklin, sur un des côtés elle touche la propriété d'Andres Rudeneÿ dans le haut et pour le reste elle touche la propre propriété d'Adam Heinlen...
im Banne der Statt Ruffach bei sanct Steffens Capell gelegen sind / ziehen unden auff die Acker / und hinauff an die lang Gass auff einer Seit / oben neben Hansen Frick zum halben theil / und zum undern halben Theil neben Paulus Bürcklin / ander Seit neben Andresen Rudeneÿ von oben herab und sonst neben mir
A.M.R. GG 17 (22 mars 1763) Les vignes (Reeben) de Suntheim et l'église Saint Etienne
Gérard Michel