Victime de l’oubli : le village de Suntheim…
Le 11 mars 2019, nous avons proposé dans ces pages un article consacré à un faubourg de Rouffach, le village disparu de Suntheim, intitulé 1442, l'église saint Etienne est réunie à celle de Rouffach. Pour beaucoup, Suntheim évoque le C.A.T. Moulin de Sundheim, pour d’autres un centre équestre ou une pension pour chiens et chats. Pour quelques rares autres, un hameau disparu, il y a bien longtemps, au sud de Rouffach, du côté du C.H.S.
Mais Suntheim était bien plus qu’un hameau de quelques pauvres bâtisses. D’abord, c’était la demeure de plusieurs familles nobles qui ont essaimé plus tard en d’autres lieux. A Suntheim se trouvait la première implantation des Chevaliers de l’ordre teutonique, avec des bâtiments et leur église. A Suntheim aussi, une église de paroisse, l’église saint Etienne dont des vestiges ont subsisté longtemps après la disparition du village. Un couvent de femmes qui fut transféré à Guebwiller et devint le couvent Engelpforten, de la porte de l’Ange, une communauté de religieuses de l’ordre teutonique, une léproserie, un moulin, des maisons d’habitation, des rues, des champs, des prés et des vignes…des gens, des activités, une vie qui demande qu’on s’y intéresse et dont l’histoire reste à faire.
Thiébaut Walter terminait son article consacré aux trouvailles faites au moment des travaux de terrassement pour la construction du C.H.S., en souhaitant qu’après avoir détruit sans scrupules les vestiges de Suntheim, les décideurs compétents rappellent au moins son souvenir en incluant le nom du village disparu dans le nom donné au futur établissement. Il n’a pas été écouté... Ce lieu mériterait au moins une signalisation, rien qu'un petit panneau, comme ceux qui signalent les lieux-dits, au bord de la route et qui rappellerait ce village disparu...
Je renvoie les lecteurs d’Obermundat à l’article précité et je leur propose deux courts documents datés de 1515 et 1516 qui font état de la présence de « frères et sœurs » sur le site, plus d’un demi-siècle après qu’une charte rédigée le 13 septembre 1442 eut signalé que le village était déjà vide de ses habitants et que l’église n’en était plus desservie.
Suntheim, église Saint Etienne et commanderie de l'ordre teutonique sur le plan de Sebastian Munster
Brüder zu sant Steffen 1515 et 1516
L’an 1515, le mardi qui suit la Chandeleur, notre noble seigneur le bailli, ainsi que le Schultheiss et les conseillers du magistrat, ont reçu Lienhart Stübler, qui avait été boulanger au prieuré saint Valentin, comme frère à saint Etienne. Il a promis fidélité et fait serment de servir les intérêts de Saint Etienne, de le protéger et d'écarter de lui les atteintes et les menaces, de ne pas recevoir et héberger de gens malhonnêtes. Tout le bien qu’il apporte à saint Etienne et tout celui qu’il y acquerra, deviendra propriété de saint Etienne, après son décès sans qu’aucun de ses héritiers puisse y prétendre. Il est tenu d’entretenir et de cultiver soigneusement les vignes qui entourent et appartiennent à saint Etienne.
Anno D. X Vc XV, uff Zinstag nach unser lieben Frowen Tag der Liecht Mess,1 hat unser gnediger Junckher 2 der Vogt, auch Schultheiss und Radt, Lienhart STÜLER, so ein Pfister 3 zu sant Veltin gewesen ist, zu einem Brüder zu sant Steffen uff genommen. Der hat nun gelopt 4 und sin Truw an geswornnen Eÿdes stat geben, sant Steffans Gotzhuss Nutz zu furdern und Schad zu wenden und kein unelich Lut zu uffenthalten, und was er dar inn zu sant Steffen bringt, herobert oder uberkumpt, das alles soll nach sinem Abgang on aller siner Erben [Irrung ?] oder Intrag bliben sant Steffen bliben. Er soll auch die Reben bin sant Steffen zu dem Gotzhuss gehorende in güt zimlichen 5 Buw underen halten.
- Liecht Mess: Maria Liechtmess, la Chandeleur, le 2 février
- Junckher: titre de la basse noblesse, écuyer
- Pfister :boulanger
- gelopt : prêté serment
- zimlich : ziemlich = convenable, adapté à la situation (angemessen, geziemend, gebührend, recht und billig, zuständig, ordentlich
Anno D. X Vc XVI, uff Sontag Misericordia Domini, hat Schultheiß und Radt, Hans WEGELIN und Berbelin WAGNERin, sin eliche Hussfrowen 1 , zu sant Steffan zu einem Brüder und Swester uffgenommen. Die hand nun beede by Hant gebender Truwe gelopt 2 sanct Steffans Gotzhuss Nutz zu furdern und Schaden zu wenden 3 und kein unelich Lut zu uffenthalten. Und was sy dar inn beede Ir Leben lang gewinnent, da rinn bringent oder uber kumment, das alles soll nach Irer beede Abgang on aller Ir Erben Irrung oder Intrag, sant Steffen bliben. Sÿ sollent auch die Reben bin sant Steffen und zue dem Gottshuss gelegen, in zimlichen Buw und Eren halten.
- eliche Hussfrowen: son épouse légitime
- prêter serment de fidélité en levant la main
- de servir les intérêts de Saint Etienne, de le protéger et d'écarter de lui les atteintes et les menaces
Commentaires :
Quelle signification faut-il donner aux mots Bruder und Schwester?
Dans les deux cas, ils semblent avoir les fonctions d’un Pfleger, d'un régisseur:
Ils prêtent serment
- de prendre soin du « Gotshuss » saint Etienne (il est dit « sant Steffans Gottshuss » et non pas, comme plus loin, Sant Steffan et Gottshuss…) Ce mot Gotteshus me pose problème: au Moyen Âge il signifie couvent, bâtiment d’un couvent, le bâtiment de l’église étant habituellement désigné par Kilch ou Kirch.
Ces « frères » et « sœurs » n’habitaient sûrement pas l’église, il devait rester quelques bâtiments habitables qui avaient résisté aux destructions et aux intempéries, dans lesquels ils pouvaient loger, même si le plan de 1548 de Sebastian Münster ne représente sur le site de Suntheim que l'église saint Etienne et les bâtiments de la commanderie de l'ordre teutonique...
- de ne pas y accueillir (uffenthalten) de gens malhonnêtes (uneliche Lüt). Il serait évidemment tentant d'y accueillir, hors les murs de la ville, toute la foule de vagabonds, mendiants, exclus de toute sorte, forbans et autres malfrats qui trouveraient là un asile, loin de la garde et de la milice, en attendant l'ouverture des portes... A quelques pas de là, toujours hors les murs, la tuilerie servait elle aussi, fréquemment si l'on en croit les registres du Magistrat, d'abri clandestin, chauffé de surcroît !
Ils sont tenus d’entretenir et d’exploiter les vignes entourant l'église Saint Etienne. A qui revient le produit de ces vignes? À l'église paroissiale de Rouffach? À l'évêché de Bâle?
- bi sant Steffan, c’est-à-dire près de l’église
- zue dem Gottshuss gelegen
Plan du site de Saint Etienne de Suntheim, avec l'église et les terres A.M.R. 1763
Ils sont nommés très officiellement par décision du bailli, prévôt et magistrat...
Il n’est pas dit qu’ils apportaient leurs biens, mais il est spécifié que tout ce qu’ils acquerraient entre le moment de leur nomination et le moment de leur départ ou de leur décès, reste la propriété de Saint Etienne… On trouve des clauses semblables dans les contrats de la léproserie ou de l'hospice Saint Jacques, mais il n’est pas question ici d’un capital qu’ils auraient versé ou de biens qu’ils auraient légués et dont les intérêts leur garantiraient une prébende pour subvenir à leurs besoins…
Les raisons de leur présence et leur rôle exact restent obscurs. Il est dit clairement qu’ils étaient chargés de l’entretien des vignes, mais cette fonction ne justifie pas qu’on les appelle frères et sœurs.
La vocation « religieuse » de leur présence à Suntheim n’apparaît pas clairement dans les deux documents : devaient-ils assurer l’accueil de voyageurs, de pèlerins ou de vagabonds, honnêtes ? Étaient-ils tout simplement des reclus, des ermites qui avaient choisi de vouer leur vie à la contemplation et la prière et auxquels la ville concédait ce lieu en contrepartie d'un travail ?
A cette époque, s’appelaient couramment frères et sœurs entre eux, les membres d’une confrérie, confrérie de dévotion ou confrérie de métier, mais ce ne peut être le cas ici.
Toujours au XVIème siècle, on trouve un « Bruder », un frère, chargé de l’église et des bâtiments annexes de l’église Saint Martin du Bollenberg, Et ce Bollen Bruder-là, ce n’est pas un ermite, il a épouse et enfants et il aura maille à partir avec les seigneurs de Bollwiller ! Là non plus, je n’ai pas réussi à définir le rôle qui lui avait été dévolu initialement, mais ce n'était sûrement pas celui qu’il jouait selon le document suivant :
…Er auch zue ettlich Mahlen, wie noch heütigs Tags, frembdt außlendisch verloffen Volckh mit Weib und Khünder auffenthalten und wie unns bewüßt nahe gar uß der Kürchen ein offen Gasthauß machen thutt.
A.M.R. AA 5 pages 96 et 97 Bollen Bruder Anno 1584
A plusieurs reprises, comme d'ailleurs également aujourd'hui, il héberge une population d'étrangers avec femmes et enfants et il nous a été dit qu'il avait même fait de l'église une auberge publique!
Mais cela est une autre histoire, une longue histoire, sur laquelle nous reviendrons…
Gérard Michel