le cadran solaire du couvent des Récollets de Rouffach
Mercure dans le Soleil
Ce matin du 7 novembre 1631, Johannes Remus Quietanus scrute le ciel avec inquiétude : la grisaille automnale voudra-t-elle se dissiper ? Il ne faudrait pas que ces maudits nuages l’empêchent de vérifier la prédiction de son ami Kepler !
Il y a quatre ans déjà, dans ses Tables rudolphines [1], le mathématicien impérial avait mentionné que selon ses calculs, Le Soleil, Mercure et la Terre devaient se trouver parfaitement alignés ce 7 novembre et en 1629, il a réitéré son annonce en publiant un opuscule « Admonotio ad astronomos» pour mettre les astronomes en alerte : des transits des planètes inférieures devraient se produire en 1631, en novembre pour Mercure et en décembre pour Vénus. Bien lui en a pris, car il est une chose que Johannes Kepler n’avait pas su prévoir, c’est que lui-même ne pourrait pas les observer : il est décédé en 1630…
Un transit de Mercure est un passage de cette planète devant le Soleil. C’est un phénomène relativement rare du fait que l’orbite de Mercure est inclinée par rapport à celle de la Terre : les deux planètes ne circulent pas dans le même plan. On compte en moyenne 13 alignements par siècle[2]. (Les transits de Vénus, eux, sont encore plus rares : ils se produisent par deux, à huit ans d’intervalle, tous les 105 ou 122 ans.)
Avant 1631, personne n’avait observé un transit de Mercure (ni de Vénus). Kepler avait cru en constater un en 1607, mais il avait dû se raviser et admettre qu’il avait vu une tache solaire, un phénomène mieux connu à partir de 1611 quand Galilée et Christoph Scheiner ont décrit ces maculae et se sont disputé leur découverte.
Lors d’un transit de Mercure, l’occultation du Soleil est infime et passe inaperçue pour une personne non avertie : sa détection nécessite un dispositif optique bien adapté [3]. D’ailleurs avant les études de Johannes Kepler sur les trajectoires des planètes, nul n’était capable de prévoir assez précisément quand se produirait l’éphémère alignement des trois corps célestes. On comprend toute l’importance de l’observation que Remus Quietanus s’apprête à faire ce 7 novembre 1631 à Rouffach.
Il s’y était bien préparé : depuis des années il s’appliquait à observer et décrire avec précision les éclipses de Lune et de Soleil. Quietanus jouissait d’ailleurs d’une certaine notoriété pour la qualité de ses prédictions de ces phénomènes. Il était bien entraîné à l’observation du ciel nocturne et maniait la lunette astronomique avec dextérité. Mais là, il s’agissait de la pointer vers le Soleil, c’est une manœuvre dangereuse, on ne risque pas moins que de se brûler les yeux ! En 1618, Remus Quietanus avait fait la connaissance de Christoph Scheiner à Innsbruck, à la cour de l’Archiduc d’Autriche Maximilien III. Ce Scheiner avait mis au point l’hélioscope, un dispositif particulier qui consistait à projeter l’image du Soleil sur un écran blanc au moyen de la lunette.
La veille, Johannes avait aussi réglé une horloge. Elle marquait déjà plus que neuf heures et demie quand la couverture nuageuse se disloqua : enfin le Soleil fit une percée ! Johannes fit une mise au point et distingua une minuscule petite tache noire sur le disque solaire. Était-il possible que ce fut là Mercure ? Il en doutait, tant elle lui paraissait minuscule… Il fallait attendre une autre éclaircie pour essayer de la retrouver. Mais oui, la petite tache était toujours présente et elle s’était un peu déplacée. Johannes nota soigneusement ces positions pour en faire un relevé chronométré. Selon la progression de Mercure dans le disque solaire, Il calcula que le transit avait dû commencer vers 5 heures 36 et que le milieu de la rencontre s’était produit vers 8 heures 10, soit plus de quatre heures avant l’instant prévu par Kepler, qui posait le milieu de la conjonction vers 12 heures 58 à Rouffach.
Le soir même Remus Quietanus écrivit une lettre à son patron, le Sérénissime Leopold, archiduc d’Autriche-Tyrol pour lui faire part de cette observation :
« Le 7 novembre à 9h 42’ 30’’du matin, j’ai aperçu subitement une petite tache à peine le tiers d’un scrupule au–delà du centre du Soleil, de couleur presque noire d’acier, très différente des autres taches… » [4].
Il ne se doutait pas que c’est par cette lettre, plus encore que par ses titres de médecin de l’Empereur Mathias 1er ou mathématicien de l’Archiduc qu’il venait de gagner une place dans l’Histoire : Ils avaient été quatre au travers de l’Europe, les premiers observateurs d’un transit de Mercure. Et cent cinquante ans plus tard, on s’en souvenait encore :
« Ce passage de 1631, observé à Paris par Gassendi le fut aussi à Inspruck par le P. Jean-Baptiste Cysatus, jésuite, à Rufac en Alsace par Jean Remus Quietanus, médecin et à Ingolstadt par un anonyme… » [5]
De nos jours, cette phrase se trouve déclinée de multiples façons si l’on tape « Remus Quietanus » sur un moteur de recherches Internet.
De Thuringe en Italie
Qui était donc cet astronome averti, comment se trouvait-il à Rouffach ce jour-là ? Était-il juste de passage ou faisait-il partie de la bourgeoisie de la capitale de l’Obermundat ?
Johannes Ruderauf est né en Thuringe en septembre 1588 dans le village de Herda où son père était pasteur. En 1605 il est inscrit à l’université luthérienne d’Iéna pour y étudier, sans doute, la théologie et le droit. Trois ans plus tard, il part pour l’Italie : il veut étudier la médecine à Padoue. Là, il latinise son nom en Remus Quietanus et se convertit au catholicisme dans des conditions encore peu claires. Il semble qu’il n’est jamais revenu dans son pays natal.
En 1611, on le localise à Rome : c’est un jeune homme de 23 ans qui prend sa plume pour se présenter à celui qui vient de résoudre le difficile problème de la trajectoire de Mars : Johannes Kepler. Pour décrire précisément le mouvement de la planète, Kepler a dû adopter la théorie de l’héliocentrisme de Copernic. Mais ce n’était pas suffisant, il lui a fallu admettre de plus que les planètes se déplacent sur des ellipses autour du Soleil et que leur mouvement est tantôt accéléré, tantôt ralenti, suivant qu’elles s’approchent ou s’éloignent de lui.
Kepler vient de publier son Astronomia Nova (1609), où il explique sa théorie des planètes.
Remus Quietanus s’adresse au maître avec un certain aplomb :
« J’ai lu ton ouvrage très ingénieux sur Mars chez l’illustre Duc Sforza et constaté que tu étais en accord avec Copernic dans l’opinion que la Terre est en mouvement (…). Certes moi aussi j’ai défendu cette opinion, mais dans ce cas, quelque chose me tracasse : comment, de façon visible, est-il possible que les distances entre les étoiles soient toujours les mêmes ?... » [6]
Quietanus adopte une attitude critique et demande un complément d’explications : il évoque ici l’absence de parallaxe pour les étoiles fixes, c’est un argument de certains adversaires de l’héliocentrisme. Il veut montrer qu’il connaît le sujet : quelques années auparavant, il a assisté à Padoue à des exposés de Galilée, un autre promoteur de l’héliocentrisme.
Dans la même lettre, Remus Quietanus évoque les récentes découvertes que Galilée a faites avec sa lunette : les montagnes de la Lune et les satellites de Jupiter. Ces questions s’avèrent intéressantes et pertinentes puisque trois mois plus tard, Kepler se donne la peine de lui répondre point par point. Le contact est établi.
À Rome, Remus Quietanus fait d’autres connaissances : il se lie d’amitié avec Giovanni Faber, médecin, botaniste pontifical et chancelier de l’Accademia dei Lincei. Le nom de ce groupe de savants évoque la vue perçante du lynx : récemment inventés, le microscope et le télescope vont faire progresser les sciences. Par ailleurs, il fréquente le collège de Rome et se trouve en relation avec des personnages influents dans le milieu pontifical.
Ainsi en 1615, il publie « Restitutio universalis motuum caelestis » [7], un traité sur les éclipses de Lune et de Soleil passées ou à venir qu’il dédicace au futur cardinal Stephano Pignatelli.
Au service des princes de Habsbourg
En 1618, Remus Quietanus quitte Rome pour Innsbruck, où il va servir Maximilien III, archiduc d’Autriche et gouverneur du Tyrol, en qualité de médecin. Ces nouvelles fonctions le rapprochent de Kepler qu’il va rencontrer à Linz en 1619, à l’occasion d’un déplacement.
Mais bientôt Maximilien trépasse... Le docteur Quietanus, lui, va monter en grade : il est nommé médecin impérial par l’empereur Mathias 1er de Habsbourg. Pratiquement, il sera surtout affecté au service de son cousin, Leopold V, évêque de Strasbourg, le nouvel archiduc du Tyrol et de l’Autriche antérieure, qui, par chance est passionné d’astronomie !
1618 marque le début de la Guerre de Trente ans. Les astronomes ont vu passer trois comètes cette année-là ! Quietanus en observe deux à Innsbruck et en adresse une description l’année suivante à Galilée [8]. Dans le même envoi, il fait parvenir à Galilée un exemplaire de l’Epitome de l’Astronomie copernicienne de Kepler. Remus Quietanus occupe alors une position d’intermédiaire entre les deux maîtres dont les relations se sont détériorées.
Le Mathématicien impérial Johannes Kepler se réjouit d’avoir un nouveau collègue et rêve d’une future collaboration, mais le cours de l’histoire en décidera autrement : la guerre fait rage en Bohème. Remus Quietanus raconte les premiers faits d’armes à son ami Giovanni Faber[9] avec qui il entretient une relation épistolaire. Mais bientôt le théâtre du conflit se déplace en Alsace. L’archiduc Leopold doit aller y défendre ses possessions et son médecin-conseiller l’accompagne.
Médecin à Rouffach
Dans une lettre à Kepler en 1619, Remus Quietanus laisse entendre qu’il a une fiancée. Il voudrait établir son horoscope : elle est née le 16 août 1597 à 10h 51 min. Il s’agit d’une jeune rouffachoise, Maria Schlitzweck. On ne connaît pas la date de leur mariage, mais un enfant est né à Rouffach en 1623. On sait maintenant pourquoi Quietanus s’est établi dans notre ville.
En 1626, l’évêque Leopold demande au pape de le libérer de sa charge ecclésiastique afin qu’il puisse épouser Claudia de Médicis.
L'archiduc Léopold et son épouse Claudia de Médicis
À la tête d’un état, L’archiduc se doit d’assurer sa descendance. Remus Quietanus ne l’accompagne plus : Leopold lui a rendu sa liberté : il l’a nommé médecin de la Ville de Rouffach tout en le chargeant d’établir chaque année un «Schreibkalender», agenda ou almanach contenant les éphémérides des planètes, y compris les prévisions d’éclipses de Lune ou de Soleil pour l’année à venir etc.
La période rouffachoise de la vie de Quietanus est moins connue, mais la chronique locale en a retenu au moins deux épisodes. En 1628, le docteur Quietanus parvient à sauver trois victimes d’empoisonnement dans l’ « Affaire des poisons de Gueberschwihr » [10]. Ses remèdes sont puissants : il leur administre des pilules de mercure entre autres médicaments.
En février 1634, les terribles suédois torturent et tuent des prêtres lors de leur passage à Rouffach. Remus Quietanus verse une rançon pour épargner le père Ackermann [11].
Dans l’église Ste Catherine, nous avons retrouvé une dalle funéraire au nom de « Maria Schlitzweck, honnête matrone, épouse aimante du noble et excellentissime Dr. J. Remus Quietanus, conseiller et médecin du Sérénissime archiduc Léopold etc. ». L’épitaphe précise qu’elle a vécu 37 ans, six mois et 11 jours. Quietanus a le souci de la précision en toutes circonstances.
"...honnête matrone, épouse aimante du noble et excellentissime Dr J. Remus Quietanus, conseiller et médecin du Sérénissime archiduc Léopold etc."
Et les registres paroissiaux montrent encore que Remus Quietanus s’est remarié 15 ans plus tard avec Maria Helena Freudenstehl, originaire d’Ensisheim avant de s’éteindre à l’âge de 66 ans, le 17 octobre 1654 à Rouffach.
Ainsi, cet astronome qui a côtoyé les grands de son époque, prélats, princes ou savants, a passé plus de trente ans à Rouffach, en notre cité.
Jacques Mertzeisen, 20 juin 2018.
Ancien professeur de Mathématiques à Colmar et Wintzenheim, Jacques Mertzeisen s’emploie à présent à ses autres passions, notamment l’Astronomie et son histoire.
Illustrations :
Figure 1 : Le cadran solaire des Récollets de Rouffach montre Mercure en conjonction inférieure avec le Soleil. Coïncidence ?
Figure 2 : L'hélioscope de Scheiner ( Rosa Ursina Cristoph Scheiner) ETH Zürich.
Figure 3 : Le compte-rendu du transit de 1631, extrait de Historia Coelestis, ETH Zürich.
Figure 4: Incipit du Restitutio universalis motuum coelestis, manuscrit de Quietanus, Rome 1615
Figure 5 : L’archiduc Leopold, ex-évêque de Strasbourg en bonne compagnie.
Figure 6 : La dalle funéraire de Maria Schlitzweck
Notes:
[1] Tables astronomiques ainsi nommées en l’honneur de l’empereur Rodolphe II de Habsbourg.
[2] Jean-Pierre Luminet, Les passages de Mercure, 2016, blog de Futura-sciences.
[3] L’hélioscope de Scheiner permet de projeter l’image du Soleil sur un écran.
[4] Voir pages 955 et 956 Compte-rendu du transit du 7 novembre 1631.
[5] Astronomie par Jérôme de La Lande, 1771
[6] Max Caspar, Johannes Kepler gesammelte Werke, vol16, Brief 623, Munich 1955.
[7] Une copie de ce manuscrit est déposée aux Archives municipales de Rouffach.
[8] Remus Quietanus, Observationes et descriptiones duorum cometarum qui anno 1618… , museo Galileo, Florence.
[9] Cette correspondance avec Faber sera exploitée dans un prochain article.
[10] Gérard Michel, L’affaire des poisons de Gueberschwihr, Les saisons d’Alsace n°75, avril 2018.
[11] R. Baerel, N. Borregan, Les martyrs de Rouffach pendant la guerre de Trente ans, Annuaire de la Société d’Histoire de Rouffach n° 10, 2016.