Dans les commentaires sur les procès de sorcellerie, il est dit souvent que ces femmes avaient été condamnées parce qu’elles disposaient d’un savoir que les hommes leur jalousaient : c’était certainement vrai pour les sages-femmes, dont beaucoup sont mortes sur les bûchers. Pour les autres, on dit qu’elles connaissaient les vertus des plantes, des racines : si elles pouvaient guérir, elles pouvaient aussi, par jalousie, esprit de vengeance ou pure méchanceté utiliser leur savoir pour nuire aux hommes et aux animaux. Ceux qui les ont interrogées, d’abord guetlich puis peinlich, c’est-à-dire d’abord sans avoir recours à la violence puis en les soumettant à la torture, auraient donc pu avoir une réponse sensée lorsqu’ils souhaitaient savoir quels produits, quels ingrédients magiques elles avaient mélangés pour concocter les poudres, crèmes ou onguents qu’elles avaient utilisés pour perpétrer les méfaits dont on les accusait.
Nous avons eu la possibilité d’accéder pour Rouffach et l’Obermundat en général, à environ 200 procès de sorcellerie dont les pièces ou une partie des pièces sont conservées aux archives de Rouffach pour une petite part et pour la plus grosse part aux archives départementales de Strasbourg. Dans cette masse de documents, une centaine de procès plus ou moins complets contenant les pièces les plus importantes : l’Inquisition d’abord, c’est-à-dire la déposition des témoins qui a lieu avant que la procédure soit engagée, le plus souvent à l’insu de l’intéressé (e) ensuite les Urgichten, les aveux consignés après les interrogatoires, en présence des Sibner, sept témoins et enfin les compte-rendu des procès. Les "minutes" quant à elles ont toutes disparu.
Sur cette centaine de procès, jamais nous n’avons trouvé la moindre réponse concernant une utilisation d’un produit ou d’une plante clairement nommée et identifiable. Il était question de plantes indéfinies, de cheveux, de poudres noirâtres, grisâtres ou blanchâtres sans autres précisions ou de Salben, de crèmes, d'onguents, dont la composition nous restera inconnue. Jamais non plus les inquisiteurs ne leur ont "soufflé" la moindre réponse: il eut été facile pour eux de leur demander si le Malin ne leur avait pas proposé du mercure, de la digitale, de l'aconit, de l'ergot de seigle (le L.S.D. de l'époque...). Et ces malheureux auraient certainement répondu par l'affirmative, pensant ainsi abréger leur souffrance...
Pourtant, nous avons trouvé deux fois, dans deux dossiers différents, des indications un peu plus précises… Une fois où une malheureuse parle d’une racine qu’elle appelle Anzion, Entziane, la gentiane : il fallait sans doute que la plante soit particulièrement amère pour que l’aveu soit crédible ! Et une autre fois, dans le dossier, très complet, d’un personnage singulier, Jacob STRÖLIN qui fera l’objet de cet article : récit rocambolesque d’un aventurier ou délires d’un mythomane. Une histoire dont les invraisemblances feraient sourire si on ne savait pas que Jacob STRÖLIN a été exécuté dans les flammes d'un bûcher, brûlé vif, le 4 septembre 1630, sur le même bûcher que Christina SIGER épouse de Jacques Zum STEIN, et Christina ECKHART, veuve de Jean FIGER, le charron.
Même si les témoignages entendus lors de l'inquisition peuvent nous faire penser à un esprit plutôt décousu, un illuminé mythomane, on retient tout de même de lui qu'il a un réel savoir. D'abord, il sait lire et les livres qu'il emporte avec lui sont révélateurs: un petit livre de recettes de simples, plantes médicinales ou magiques, ein Kreüter Büechlin et surtout ein Segen Büechlin, un livret de formules de prières, d'incantations magiques, de signes, qui nous font immanquablement penser au Geistliche Schild- Wacht ou Bouclier Spirituel dont la première édition date de 1535. Ensuite, il baragouine quelques mots de latin. Il se vante également de lointaines contrées qu'il aurait connues, le pays des païens, quelque part entre Mer Noire et Mer Rouge: les musulmans, turcs ou arabes qui lui auraient transmis leur légendaire savoir... Et pour finir, il pratique la céromancie ou ciromancie, un art divinatoire qui consiste à lire l'avenir dans des gouttelettes de cire que l'on laisse tomber dans l'eau...
Nous avons déjà proposé sur ce site un article intitulé: Procès criminel de Jacques STRÖLIN, Christina SIEGERIN et Christina ECKARTin, brûlés vifs pour crime de sorcellerie, en 1630. qui contient la sentence prononcée contre Jacob Strölin à l'issue de son procès.
Jacques STRÖLIN dit Grossnass, a été arrêté le 24 juillet et l’Inquisition a eu lieu le 27 juillet 1630.
Rappelons que le mot Inquisition désigne dans l’allemand de cette époque une audition de témoin, une enquête, et ne renvoie pas à l’Inquisition qui, elle pourchassait les hérétiques. Les condamnés au bûcher du XVI et XVII° siècle n'étaient pas jugés par un tribunal religieux mais par un tribunal laïc dont les juges et jurés étaient pour la plus grande part des bourgeois, laïcs, de la communauté de Rouffach… l’Eglise restant cependant toujours présente, en arrière-plan….
Inquisition
Onze témoins ont été entendus :
Mathis BÖHM, 54 ans, bourgeois de Rouffach
Il n’y a que peu de temps qu’il connait ce STRÖLIN
La femme du témoin était malade depuis de longues années et souffrait de la tête. Le beau-frère du témoin, Melchior MEYERHOFFER lui a recommandé de faire appel à ce vagabond, Jacob Strölin qui, à cette époque, se prétendait médecin
Lorsque celui-ci est arrivé auprès de sa femme, lui, témoin, lui a demandé quelle pouvait être l’origine du mal de son épouse. Il n’a rien voulu lui répondre, mais une fois qu’il aura compris de quel mal elle souffrait, il lui viendrait en aide, si Dieu le voulait.
Grossnass lui a raconté qu’il avait vécu pendant 5 ou 6 ans avec les païens „mit den Heÿden » desquels il avait appris beaucoup de sciences, qu’il a une bonne mémoire depuis qu’il lui avait poussé sous le crâne trois indurations ou kystes, de la taille d’un pois. Il demanda même au témoin de les toucher afin qu’il puisse sentir qu’elles pouvaient rouler sur elles-mêmes ! „ …es seÿen ime dreÿ grawe Erbsen oben uff das Hirn eingeheÿlt worden, mit Begeren, er Zeug, soll greiffen, werde empfinden dass sie sich wältzen lassen…“
Il lui dit également que dans son pays d’origine, à chaque fois qu’un incendie se déclarait, les autorités le faisaient venir parce qu’il savait contenir le feu et l’empêcher de s’étendre.
Il ajoute que les remèdes qu’il a donnés à sa femme ont fait de l’effet « …haben ziemlich wohl operiert », il s’agissait de diverses herbes et racines.
Walther MEYERHOFFER, 50 ans, bourgeois et barbier de Rouffach
Il ne sait rien de ce STRÖLIN, il l’a rencontré une ou deux fois mais ne sait rien de ses origines
Il a entendu dire qu’il s’occupait de Arznei, de médicaments, de remèdes.
Il sait qu’il a guéri un homme de Kraussen, que personne ne parvenait à guérir et qu’il serait ainsi venu en aide à plusieurs autres personnes
Ce GROSSNASS possède ein SEGENBIECHLEIN, un petit livre de prières et de magie populaire.
Elisabeth SCHWÄGLERin, épouse de Walther MEYERHOFFER, 22 ans
Elle ne sait rien de ce GROSSNASS
Il est venu dans sa maison soigner son enfant malade
Elle lui a demandé ce qu’avait son enfant : il lui a répondu qu’il le savait mais qu’il ne le lui dirait pas tout de suite
Il a demandé 3 petits cierges de cire, les a allumés, a laissé couler la cire dans de l’eau et a dit : das Khindt seÿe übell verderbt, müesse also austerben, cet enfant est gravement atteint et il est condamné à mourir. Et l’enfant est effectivement décédé trois semaines plus tard.
Barbara GOLDSCHMID, l’épouse Andreas KLEIN, le marchand de métaux (de fer)
Elle connaît ce GROSSNASS parce qu’un samedi il lui a acheté de sa marchandise Waar. Il n’avait pas de quoi payer, il a attendu huit jour avant qu’il ne règle sa dette.
Il lui a montré ein Kraüter Büchlein mit allerhand Künsten un petit livre de simples contenant plein de savoirs (de science) et lui a donné une racine qu’elle devait s’accrocher au cou et qui devait la protéger des méchantes gens
Anna, appelée die lang Schuolfraw , la belle-mère de son frère, a consulté ce GROSSNASS, chez elle, au sujet d’une maladie à sa cuisse et lui demande quelle est l’origine de ce mal. Il lui répond : Muotter, ihr haben eüch gestossen, ma brave dame, vous vous êtes cognée. Elle répond qu’elle s’était cognée à un fagot de sarments, à quoi il répondit que c’était faux. Lorsqu’elle fut sortie de la pièce, il dit au témoin que cette femme est une sorcière experte et il est très étonné que les autorités laissent en vie un si grand nombre de sorcières...
Lorsque GROSSNASS a aperçu Hans SOMMEREYSEN, il a dit tout de suite que cet homme avait été, 24 ans plus tôt, un maître sorcier.
Il affirme aussi qu’il a donné à des personnes qui lui avaient avoué être sorciers ou sorcières, des racines à porter au cou qui avaient le pouvoir d'éloigner l’esprit malin.
Il dit également que la petite belle fille du témoin (la fille de son mari), aurait eté corrompue par sa grand-mère qui en a fait une sorcière zu einer Hex verfierth worden par sa grand-mère. Le témoin devait faire la leçon à sa fille et la corriger par trois fois avec des verges pour qu’elle ne puisse pas être corrompue (séduite par le Malin)
Othilia FISCHER, 20 ans, épouse de Wolf BREYSEL, l’aubergiste Au Soleil,
Ce GROSSNASS est venu chez elle, a commandé une demi mesure de vin, ein halb Mass Wein et a demandé à voir son mari. Elle a menti en lui répondant qu’il n’était pas là. Il s’est mis en colère et a dit que le diable devait l’emporter si son mari n’était pas dans la maison, couché dans son lit. Elle lui a demandé comment il savait ça, il a répondu qu’il le savait, un point c’est tout, qu’il était instruit mais qu’on avait peu de considération pour lui, et qu'au bout des quatre semaines à venir, elle apprendrait qui avait rendu impotent (paralysé) son père, Jacob VISCHER.
Il continue en disant que quelque part entre la Mer Rouge et la Mer Noire il avait prêté serment devant Dieu qu’il viendrait en aide aux hommes.
Il dit aussi posséder une racine qui, lorsqu’on l’accroche dans le dos, entre les épaules d’un sorcier ou d’une sorcière, les délivre de tous leurs péchés et les rend aussi purs et innocents que l’enfant qui vient de naître, eussent-ils vécu dans le péché pendant 12 ans !
Wolff BREISSEL, 36 ans, aubergiste Au Soleil
Il ne sait rien de ce GROSSNASS, sinon qu’il y a une dizaine d’années il avait travaillé à Rouffach
Il a entendu dire de lui que c’était ein selzamer Künstler , quelqu'un qui possédait un surprenant savoir et savoir-faire.
Il l’a conduit auprès de son beau-père, Jacob VISCHER: GROSSNASS a dit tout de suite d’où provenait son mal : il y a seize ans, il aurait été touché par un souffle malveillant, durch einen bösen Lufft angewehet worden,, mais qu’il ne pouvait rien pour sa guérison
Il se saisit d'une coupelle remplie d’eau et quelques petits cierges, il prononce ein Segen, une bénédiction, au-dessus de l’eau, laisse tomber les gouttes de cire dans la coupelle : elles sont devenues lauter guete weisse Pfennig, des pièces de monnaie blanches, récupère la cire restante qu’il presse ensemble et boit l’eau de la coupelle. Le témoin lui demande d’où provient le mal : GROSSNASS répond qu’il connaît la réponse mais ne la dirait pas, parce que s’il la disait, so khommen die Hexen wann er voll Wein seÿe und schlagen ihnen gar übell , les sorcières viendraient et le frapperaient, profitant d'un moment où il serait ivre (de vin).
Michel KÖLER, 30 ans, Burger und Huoffschmidt
Il y a peu de temps, ce STRÖLIN se trouvait assis dans son atelier et il dit à la femme du témoin qu’elle avait un bel enfant. La femme lui répond: Wenne es nur das letste wehre ! , si seulemet ce pouvait être le dernier ! Il lui répond qu’elle allait en avoir d’autres, sur quoi elle lui demande comment il pouvait le savoir.
Il lui dit encore que si elle cuisait des Küechlin, des galettes, elle ne devait plus refroidir le trépied en le plongeant dans l’eau : le témoin, ainsi que sa femme sont surpris qu’il connaisse ce détail, vu qu’il n’avait jamais été dans leur maison !
Peu de temps après, ce GROSSNASS revient chez eux et le témoin se plaint auprès de lui de douleurs et dit combien il se sentait mal. Et GROSSNASS lui dit que c’était parce qu’il buvait trop froid dès le matin, die frühe kalte Trinck bringen solches zue wegen. Et il donne encore d’autres détails dont le témoin et sa femme s’étonnent qu’il les connaisse. Il leur répond que si le témoin possédait toute sa science, il serait le maître le plus célèbre dans toute la contrée.
Elisabeth TÄNGERin, 30 ans épouse de Hans KLEIN
Elle le connaît parce qu’il a habité dans la maison de Claus LAUCHER, le potier, son voisin. Il y aurait rencontré son mari auquel il avait dit qu’il n’avait pas de chance dans sa maison puisqu’il avait perdu beaucoup de bétail et de chevaux. Il se propose de conjurer le mauvais sort, moyennant 12 batzen. Il accepte, ils entrent dans la maison, vont à l’étable dans les portes de laquelle il perce des trous dans lesquels il verse du sel et de l’eau bénite et qu’il rebouche avec des bouchons taillés dans du bois de genièvre (Rekholder Holzzappfen)
Le témoin dit que 15 jours auparavant, ce GROSSNASS aurait placé dans leur mur, à leur insu, une michette de pain, coupée en deux et qui contenait pour la moitié Rekholder Spungelln (?). Elisabeth trouve ce pain, en est effrayée et toute ébranlée.
GROSSNASS reconnaît avoir placé ce pain dans un trou dans ce mur, il dit que cela ne pouvait pas lui nuire. Il ajoute qu’il aurait dû jeter ce pain dans un champ ou dans la forêt. Mais le témoin dit qu’à peine une demi-heure plus tard, après avoir trouvé ce pain, elle s’est sentie mal, que depuis elle avait des douleurs dans la tête, des vertiges et des frissons et qu’elle mettait son état sur le compte de ce pain, dont elle n’avait pourtant pas mangé
Hans KLEIN, 30 ans, bourgeois de Rouffach
Il a rencontré GROSSNASS dans la maison de Claus LAUCHER, ils ont bu ensemble et c’est à ce moment que GROSSNASS lui a saisi la main et lui dit:
" Tu es un méchant homme!"
A quoi le témoin lui répondit:
" Est-ce que ça voudrait dire que je suis un maître sorcier?
- Non, tu es trop en colère… Attends un peu, la sorcière va revenir sous peu."
Il prit un petit cierge de cire, découpa un copeau du bois de la porte et jeta le tout au feu en disant qu’il allait lui chauffer les fesses, à la sorcière...
Elle a rapporté une miche de pain, un fromage et une mesure de vin rouge. Strölin lui dit:
"Maintenant il ne te reste plus que neuf de ces fromages..."
Surprise elle lui répondit qu’elle ne savait pas trop combien. Le témoin et les autres s’étonnèrent et se demandèrent comment il pouvait savoir combien cette femme avait de fromages dans sa maison!
Après cela Grossnass prit toutes ces choses (lesquelles?) et les jeta au feu. La femme de Paulus MISSEL, la belle-fille de Claus LAUCHER, celle qui l’aurait perverti, revint chez elle, portant un petit panier. Grossnass lui dit :
"N’est-ce pas que vous êtes une vraie sorcière, vous êtes devenue une sorcière il y a 28 ans et vous avez même perverti votre gendre."
Elle lui répondit :
"Non Jacob, non, O Jésus, je ne suis pas une sorcière !"
Plus tard, lui le vagabond, dit au témoin:
"Vous êtes victimes de 7 sorcières, 2 jeunes et 5 vieilles, qui hantent votre maison, elles ont pris le sang de votre cheval et il ne pourra plus se relever…" ...ce qui arriva effectivement trois semaines plus tard.
Pour rendre service au témoin, Grossnass lui proposa de faire disparaître les sorcières de la maison mais le témoin refuse. Il lui donne 12 batzen pour les chevilles en bois de genévrier. GROSSNASS continue en disant qu’il connaissait beaucoup de sciences étonnantes, il les avait apprises in der Heÿdenschafft, au pays des païens et que si le témoin voulait, il pourrait le rendre plus solide qu’un mur, mais le témoin décline l’offre.
Au sujet de la michette de pain, GROSSNASS dit qu’il avait cuit ce pain singulier pour venir en aide à la BÖHMLERin, au sujet de ses oreilles…
Claus ROLLIN, 26 ans, bourgeois de Rouffach
Le sexe du frère du témoin était très enflé et comme il avait entendu parler de la science de ce GROSSNASS, il fait appel à lui qui lui a donné de grandes racines pour le soulager
Après cela, ce GROSSNASS est allé dans la maison de Wilhelm KNORHAWER pour venir en aide à sa femme, qui souffrait de la tête « so ein bösen Kopf ». Il a versé quelque chose dans un pot neuf, a soufflé dessus « kreüzweiss » et prononcé les paroles suivantes : " attendez un peu, il viendra bientôt deux vieilles femmes âgées" et immédiatement, après qu’il eut prononcé ces paroles, une vieille mendiante « la SPECKERin est arrivée et on lui a offert ein Rappen et un verre de vin. Arriva aussi la Schoffhirtin, la bergère…
GROSSNASS dit encore que si la femme du témoin ne pouvait pas avoir d’enfants, c’était parce que le jour de son mariage, elle aurait bu un verre de vin rouge, welcher Schaum obgehabt, qui moussait !
Plus tard ce GROSSNASS s’est disputé avec Hans SOMMEREISEN et a dit de lui qu’il était un maître sorcier depuis 14 ans !
Bartlin WINTER, bourgeois de Rouffach, 30 ans
Il ne sait rien de ce GROSSNASS
Il l’a rencontré il y a une quinzaine de jours dans l’atelier de Michel KÖLER, le forgeron et il a discuté avec lui. A ce moment, la femme du forgeron revient du marché et il dit qu’elle faisait toujours de la bonne cuisine quand son mari était absent de la maison : elle n’avait plus fait de bonne cuisine depuis le jour où on avait fait le tour de la ville en procession, elle a fait cuire des galettes au four et elle a plongé le trépied dans l’eau pour le refroidir. Il lui dit qu’elle ne devait plus le faire, ce n’était pas bon!
Il dit que Schmitt, le forgeron se plaignait à Grossnass de ses douleurs : il lui répondit qu'il devrait se faire tordre (nouer) le cou afin que le mal n'atteigne pas la tête et reste sous lui! Une nuit, s'il ne s'était pas levé, ce Schmitt aurait déféqué dans son lit ! hette er Schmitt in das Beth REV: gehoffieredt... Cétait bien fait pour lui, le matin il avait bu, l'estomac vide. Schmitt s’est étonné d’où Grossnass tenait tout cela, car tout était vrai!
fin de l'Inquisition
Les aveux de Jacob STRÖLIN, le sorcier vagabond de Sittingen
Jacob STRÖLIN, le sorcier vagabond, natif de Sittingen, également surnommé Grossnass (grand nez) a été arrêté et emprisonné le 24 juin de cette année 1630 sur l’accusation de sorcellerie. Il a avoué, après un premier interrogatoire et un autre après avoir subi la question, ce qui suit :
- Il y a de cela environ 60 ans, il se trouvait avec deux comparses, l’un Geiger (violoneux) et l’autre Trommenschlager (joueur de tambour), lui-même est Pfeiffer [1]!. Une nuit, alors qu’ils rentraient gaiement et en toute insouciance, un cavalier les aborda : c’était l’Esprit mauvais, sous l’apparence d’une personne bien mise. Il leur demanda au trio de jouer pour lui et il leur promit un bon salaire. A quoi ils lui répondirent qu’ils se moquaient de savoir pour qui ils jouaient, mais que pour de l’argent ils joueraient même pour le diable ! Il leur commanda de le suivre; trois chevaux sellés l’accompagnaient et il leur ordonna de les monter, ce qu’ils firent. C’est dans cet équipage qu’ils arrivèrent en éclair à Pubsen, non loin de la carrière de sable, au sommet du Heÿberg où avait lieu une noce. Il y avait là beaucoup de gens. Ils étaient persuadés, tous les trois, que le cadre où se déroulait la noce était un luxueux château mais ils découvrirent, bien plus tard, qu’ils se trouvaient en réalité sous un vieux pommier !
- C’est là qu’ils ont signé avec l’Esprit mauvais un contrat qui les engageait, pour les trois années à venir, à jouer des airs de danse pour les noces, pour un salaire de trois Batzen, à chaque fois. L’esprit mauvais tint parole, ils furent toujours payés en bon argent.
- Le Malin leur révèle son nom: il s’appelle HOLDERLIN ! Il exige d’eux un serment dont les termes étaint:
PHILOSIPUS BASTIONOS AD IN EWIGKHEIT….
- Quelque temps après, ils retrouvèrent l’Esprit mauvais sur la route, à nouveau accompagné de trois chevaux. Il les mena à un bal de sorciers et sorcières. Lorsqu’ils furent arrivés, il fit venir trois grands chiens, le premier blanc, l’autre geschültet (?) et le dernier jaune, avec lesquels il les contraignit de s’accoupler, contre toutes les lois chrétiennes: ces animaux, ils les ont trouvés d’un contact froid, d’une froideur contre nature…
- Après s’être livré à cette œuvre impie, l’homme au tambour dit qu’il ne voulait plus servir le diable, et tous les deux autres se rallièrent à son avis ; avec l’aide de Dieu ils parviendraient à renoncer à lui. A ces mots, les chiens, l’Esprit malin et les chevaux disparurent et ils se retrouvèrent seuls : mais alors que quelques instant plus tôt il faisait encore jour, l’obscurité s’abattit brutalement et un épais brouillard apparut, le Malin les avait ensorcelés, au point qu’ils ne retrouvèrent plus leur chemin et errèrent pendant trois jours avant de rejoindre leur maison…
- Trois semaines plus tard le Malin les rejoignit dans une auberge à Nöhringen, le jour du marché annuel
- Après que les trois années furent échues, STRÖLIN se rendit en France. Au bout de quelques mois, il s’en retourna chez lui et s’engagea auprès d’un couple de paysans, des gens riches, établis uff dem Heÿberg zue Nussblingen [2]. Chaque fois que ceux-ci allaient à une réunion de sorciers et sorcières, ils emmenaient STRÖLIN avec eux : le paysan prenait place sur une fourche et la paysanne était à califourchon sur un veau. Le paysan lui tendit un bâton qu’il avait au préalable enduit d’un onguent et lui demanda de l’enfourcher. Il lui remit un sac rempli d’un setier de puces, si pesant que Ströle eut grand peine à le trainer au haut de la montagne.
- Ce paysan labourait ses champs avec une charrue attelée à des lièvres en guise de chevaux!
- Quelque temps après, l’esprit mauvais revient auprès de lui, toujours sous l’apparence d’un Monsieur. Le Malin qui lui ordonne de renier Dieu et tous les saints :
Ströle, tu m’as servi, tu dois à nouveau me servir, mais auparavant tu dois renier Dieu et tous les saints. Si tu n’obéis pas, je te mets en pièces ! ich will dich zue Fetzen zerreissen….
- Il est engagé par un forgeron. Le Malin lui ordonne de tuer l’un des chevaux de son maître, mais comme il refuse, le Malin le frappe très violemment avec le marteau du forgeron !
- Le Malin lui donne une semence : s’il en donnait à boire à quelqu’un, ce dernier devrait lui aussi se soumettre au diable…
- Il lui remet un onguent de couleur verte qui lui servira à nuire aux animaux et aux humains.
- Au cours de certaines noces sataniques auxquelles il a participé, il a vu des sorcières empoisonner les pâturages et concocter des averses de grêle
… beÿ etlichen Zuesammenkhunfften, haben die Hexen etlich Mahlen die Waÿdt vergüfftet und Hagell gesotten…
- Le diable lui apprend à reconnaître les herbes et les racines, il apprend quelles sont les causes des maladies, quelle herbe ou racine utiliser pour guérir. C’est grâce à ce savoir qu’il réussissait à guérir des personnes, mais aussi à en faire périr d’autres …Mais avant de donner des remèdes et de soigner les personnes, il devait d’abord demander l’autorisation à son maître HOLDERLIN qui lui montrerait alors comment faire, quelles herbes et quelles racines donner pour guérir une maladie. Mais il devra toujours obéir aux ordres, même s’il lui est demander de nuire à certaines personnes ou de les exécuter « hinrichten »
- Pour soigner les oreilles de la femme BÖHMLER qui était sourde, il avait fait cuire un pain sur un feu de genevrier, lui recommandant de le couper en deux et de poser les deux moitiés sur ses oreilles. Ce pain, il devait ensuite le porter dans un champ pour nourrir les grives litornes Krometsvöglen Krammetsvogel, mais il ne l’a pas fait et il l’a caché dans l’anfractuosité d’un mur, chez Hans Klein, se promettant de le reprendre lorsque l’occasion se présenterait. Mais la femme de Hans Klein découvrit le pain dans sa cachette, elle en goûta, à la suite de quoi elle se sentit seltsam étrange, bizarre. Mais il n’y était pour rien.
- Pour soigner la maladie de Jacob Fischer il s’était servi d’un petit cierge, l’avait allumé et laissé goutter la cire fondue dans un récipient d’eau. Ces gouttes prirent dans l’eau diverses formes, certaines comme des éperons, d’autres comme des pièces de monnaie, mais c’était l’Esprit malin qui leur avait donné ces formes.
- L’esprit mauvais lui montra une racine, qui portait le nom de SYNNAW, Sinnau, alchemilla vulgaris et lui ordonna d’en donner aux gens : même si une femme avait été une sorcière pendant douze ou quatorze ans, elle serait délivrée à tout jamais du diable et tous les péchés qu’elle aurait commis comme sorcière lui seraient remis et pardonnés…
- Il avait été contraint par l’esprit mauvais qui lui était apparu sous les traits d’un noble païen aveugle, dans une lointaine région, quelque part entre la mer Rouge et la mer Noire, de prêter serment de ne dénoncer personne …
- Il était capable de barrer le feu en se servant d’une formule tirée d’un livret et grâce à une racine appelée annaturam … er khönne mit einem Segen laut eines Büechlins und an einer Wurzell welche ANNATURAM heisse das Feuer stellen…
- En garantie de ses fidèles services, il a dû donner en gage à l’esprit mauvais son bras gauche …
…. er hab auch seinen linckhen Arm dem bösen,Geist zu Pfandt seines getreuen Diensts versprechen müessen…
- Il reconnait que son maître Holderlin lui avait remis une poudre grise, qu’il en avait versé sur le sein malade d’une femme de Balgau et qu’elle en était morte.
- Son maître Holderlin, l’esprit Malin, lui avait préparé lui-même toutes sortes d’onguents jusqu’à ce qu’il eut appris à les réaliser lui-même.
- Il avait vécu quatre ans à Fessenheim où il fauchait le foin. Sa femme (tiens !), parce qu’il refusait de voler, lui a donné du poison, mais qui ne fit aucun effet puisqu’aucun poison ne pouvait lui faire de mal. Cependant il a dénoncé l’empoisonneuse et elle dut quitter le village. Là-bas, à Fessenheim, vivait une vieille fille célibataire, elle s’appelait Merga HATTERIN, son père était Lienhart HATTER. Ce dernier avait un frère qui s’appelait N. HATTER et il était prévôt. Cette Merga avait environ 40 ans, elle était une sorcière, c’est d’ailleurs ainsi qu’il a fait sa connaissance. Un jour, assise à califourchon sur une fourche, elle était sortie par la cheminée du fumoir ! Elle avait également ensorcelé une charrette de foin qui se renversa et en plein jour, vers les trois heures, elle concocta une averse de grêle si violente que les traverses en bois du fumoir s’en trouvèrent rompues.
- Jacob GINGLINGER, un vieil homme d’ici, était également un Maître sorcier. De ses mains il a frappé une jument de couleur brune avec une telle violence qu’elle s’est écroulée entre les brancards. Il avait fait la connaissance de cet homme autour de quelques verres de vin et plus tard lui, Strölin avait été bien cinq fois avec lui à des réunions de sorciers et sorcières sur la Neue Matte à Fessenheim.
- A ses réunions il avait rencontré
- Lienhart HATTER
- Merga HATTERIN
- Veltin WENNICH
- Andres DUECHMAN, son beau-fils.
- Lors de ces rassemblements, ils ont concocté un brouillard qui détruisit les glands des chênes : c’est Jacob Gonglinger qui a fait le feu et lui, Strölin a cuit (mitonné) le brouillard dans une marmite en y versant de l’eau et toutes sortes de poudres et d’onguents que lui avait donnés le diable. Les trois hommes et Merga HATTERin se retrouvaient régulièrement sur ce même pré, sous un chêne.
- Merga HATTERin et son beau-père se déplaçaient ensemble dans la charrette d’un journalier et lui Strölin, l’avait enduite d’un onguent et la tira lui-même…
- A Willen dans la vallée de Speichingen il a fait mourir deux enfants, qui s’appelaient N / N. L’esprit mauvais lui avait appris trois mots qu’il devait prononcer : FECTUM ADUM LACTARUM. Il frappa les enfants de la main, en prononçant cette formule et les enfants moururent. S’il prononce cette formule sur une personne, celle-ci meurt aussitôt.
- A Türben, dans la même vallée, il a fait périr deux hommes avec cette même formule de trois mots. Ils s’appelaient N / N.
- Il y a de cela un an et demi, à Rumersheim, il a donné à boire une poudre à l’aubergiste qui ne voulait pas lui servir du bon vin: son corps a enflé et il est mort en cinq jours.
Annotation dans la marge: „Ist also wahr befunden und von der Gemein da selbsten berichtet worden“
- Il a incendié la grange d’un paysan
- Pour soigner les malades, il utilise de petits cierges dont les gouttes de cire fondue versée dans l'eau prennent la forme d'éperons ou de pièces de monnaie (Rappen)
- Par une invocation à Dieu ou aux saints anges, il parvient à aveugler les gens de telle manière qu'on ne le soupçonne pas, sinon il aurait affaire au Diable. En faisant ainsi, il obéit à l'Esprit mauvais.
- Il lui est arrivé de faire une préparation avec des Wolff Wurtzlen qui devait servir à tuer des gens.
- Il y a 3 ans, il a donné à boire de ces Wolff Wurtzlen Wasser à la femme de Claus ROSS de Balgau, « welche ein böse Brust gehabt » et elle en est morte. Ce sein aurait été verderbt, corrompu, par une sorcière de Nambsheim qui s’était transformée en loup.
Annotation dans la marge: Diser Post hat sich Wahr befunden
- Il y a des années de cela, dans un village près de Burkheim, il a voulu aider une femme à l’agonie avec ses remèdes. Mais comme elle ne voulait ni lui donner à boire ni à manger, il l’a fait mourir en utilisant avec Wolff Wurtzel qu’il avait déterrée près de Marbach.
Annotation dans la marge : au cours de notre inquisition, il s’est avéré que cette femme était toujours en vie…
Ces trois notes de marge sont surprenantes : elles signifieraient que les juges auraient pris la peine de vérifier les affirmations de Jacob Strölin en se livrant à une véritable enquête sur place, dans le premier cas à Rumersheim, puis à Balgau, et dans le dernier à Burckheim. Cette procédure est très rare dans les affaires que nous avons eues entre les mains : parfois on retrouve au domicile de l’accusée le bâton (?) dont elle se servait pour frapper ses victimes, quelques brins d’herbes supposées magiques ou un peu de poudre dans une coquille de noix. Mais on se donne rarement la peine de vérifier si l’enfant que la prétendue sorcière aurait fait disparaître dans un village voisin avait vraiment disparu. Pourquoi d’ailleurs devrait-on douter d’un aveu ?
- Il y a 8 ans, il a rencontré à Endigen, dans le Breisgaw un jeune homme nommé SAUR qui habitait près de l’église du bas et qui souffrait de fièvres an Fieber krankh gelegen ainsi qu’un autre nommé Roggen Jöckhlin, plus âgé : il leur administre une poudre brune qu’HOLDERLIN lui avait donnée, et ils meurent tous les deux en deux jours.
- Dans sa jeunesse, alors qu’il n’était encore qu’un petit garçon, les païens lui ont inséré dans le haut du cerveau trois pois de couleur grise ainsi que du lard gras ???
- Cette particularité physique, Jacob Strölin l’a montrée à des témoins et la leur a fait toucher : ils ont senti les pois rouler sous la peau… ...seÿe ihme in seiner Jugendt weil er noch ein kleines Büeblin war von den Heÿden dreÿ grawe Erbsen und feister Spekh oben in das Hirn geheilet worden.
- Il reconnait que par une simple formule tirée de son livre de bénédictions il est capable de rendre un homme insensible aux blessures par arme blanche ou par arme à feu…
38ème et dernier item des aveux (à noter que les aveux du 7 août sont en 25 points alors que ceux du 24 août sont en 38 points ! Mais entre le 7 et le 24 août il y a eu, le 9 août, une séance de torture « mit Gewicht » !...
- Lorsque quelqu’un est victime d’un vol, il est capable de contraindre le voleur à lui restituer le butin … wan jhemandem etwas gestohlen wirth, khonne er den Dieb bezwingen den Diebstahl wider zu bringen…
fin des aveux
[1] Der Pfeifer (oder Pfeiffer) est au moyen-âge un mot qui désigne un musicien, quel que soit son instrument. Les Pfeifer jouaient de la flûte, d'autres du violon. C'étaient des musiciens ambulants qui jouissaient d'un statut particulier et constituaient souvent des confréries...
[2] Nusplingen est une commune de Bade-Wurtemberg (Allemagne), située dans l'arrondissement de Zollernalb, dans la région Neckar-Alb, dans le district de Tübingen.