Madeleine KRIEG, épouse de Martin LINCK, potier et bourgeois de la ville de Rouffach.
Toute l’affaire commence à Rouffach, un jour du marché hebdomadaire, environ huit jours avant la Noël 1627, tout près de la halle aux grains.
Nicolas LAUCHER, potier et bourgeois de la ville de Rouffach, vient d’obtenir le marché pour la fourniture de poêles destinés à la ville et à l’hôpital. L’obtention de ce marché n’a pas été sans déclencher des jalousies, en particulier de la part de l’autre potier de la ville, sans doute soumissionnaire malheureux, Martin LINCK, dont l’épouse, Madeleine, née KRIEG, semble nourrir une animosité plutôt violente à l’encontre des époux LAUCHER, les concurrents.
Ce jour là, tous les trois, Madeleine, Nicolas LAUCHER et son épouse, se retrouvent aux abords de la halle aux grains : dès qu’elles se rencontrent, les deux femmes se querellent, Madeleine profère des menaces, Nicolas Laucher, lui, reste à l’écart, écoute mais ne prend pas part à la dispute : le plus discrètement possible, il tente de se rendre à la halle aux grains pour y faire emplir son sac.
C’est à ce moment là que Madeleine s’approche de lui et de la main, sans le bousculer, presque imperceptiblement, elle lui touche le côté.
Immédiatement il est saisi d’une telle douleur sous le bras qui lui irradie jusque dans la cuisse, qu’il ne parvient qu’à grand peine à sortir de la halle aux grains, portant son sac rempli de grains. La douleur est si violente qu’il en pensait perdre ses sens et sa raison ; arrivé à la maison il se jette d’un mur contre l’autre, tête première, et si personne n’était intervenu, il croit bien qu’il se serait tué !
Hurlant de douleur et pleurant, il raconte son malheur à son épouse : pour lui, il ne fait aucun doute qu’il doit ses douleurs à la rencontre avec Madeleine et à la main qui lui a effleuré le côté.
Les médecins qu’il a consultés et qui n’ont pu le soulager, le confortent dans ses soupçons : selon eux, le mal qui le possède ne peut lui avoir été donné que par des personnes animées de méchantes intentions.
Loin de guérir, il souffre plus de jour en jour sans que rien ni personne ne puisse le soulager et sa cuisse enfle au point d’atteindre la dimension d’un tonnelet d’une contenance de un Ohmen, environ 50 litre ! Il restera alité pendant tout un trimestre au bout duquel, enfin, onze plaies se forment sur sa cuisse par lesquelles s’échapperont un Ohme et demi de pus et de matières diverses qui ressemblent aux peaux qui séparent les cerneaux de noix ainsi qu’un fil, long d’un ellen (d’une aune), pareil à un fil de soie. Il n’en sera pas guéri pour autant puisque neuf mois plus tard il ne sera pas encore en état de se déplacer.
Son épouse ainsi que tous ceux qui se trouvaient autour de lui sont désormais unanimes pour accuser Madeleine de tous les maux dont il souffre.
Et c’est la raison pour laquelle, neuf mois plus tard, sans doute au mois de septembre 1628, il adresse aux autorités de la ville une supplique dans laquelle il conte dans les moindres détails toutes les souffrances qu’il a endurées et qu’il endure encore et dans laquelle il désigne sans ambiguïté aucune celle qui est à l’origine de ses souffrances, Madeleine KRIEG, l’épouse de Martin LINCKH.
Et il trouve même des preuves !
Sa femme se souvient en effet qu’un jour elle avait surpris Madeleine mangeant des noix et qu’elle avait amassé dans le giron de son tablier des coques de noix et de ces peaux, pareilles à celles qui se sont échappées des plaies de son mari. Lorsqu’elle lui a demandé ce qu’elle pensait faire de ces déchets, Madeleine a répondu qu’elle les conservait pour éviter qu’ils ne produisent de dommages, car il n’était pas bon de les jeter par terre… L’épouse de Nicolas LAUCHER dit également se souvenir avoir vu la fille de Madeleine lier ensemble avec un brin de fil des morceaux de tissus en tous points semblables, tissus et fil, à ceux qu’avaient laissé échapper les plaies de son mari !
Il s’en est suivi une dispute au cours de laquelle l’épouse de Nicolas LAUCHER lui enjoint de venir en aide à son mari et traite Madeleine de sorcière, wissenschaffte Hexe . Le mot est lancé ! Des les premiers mots de sa supplique, Nicolas LAUCHER dit de Madeleine que c’est une très vieille femme et que depuis toujours elle a la réputation d’être une sorcière. Une renommée à laquelle Madeleine a semble-t-il fini par croire puisque, selon ses propres dires, elle serait allée de sa propre initiative consulter Maître Melchior GINTHER, l’exécuteur des hautes œuvres, l’homme qui sait tant de choses et qui devait aussi savoir cela, pour qu’il lui dise si oui ou non elle était véritablement une sorcière ! Melchior GINTHER confirmera d’ailleurs cette visite… Vieille sûrement, mais peut-être aussi un peu simple ?
Cette supplique de Nicolas LAUCHER n’a évidemment pas échappé aux fonctionnaires de la Régence de Saverne, d’autant plus que le mot sorcière avait été lâché et que la suspecte s’était en quelque sorte elle même jetée dans la gueule du loup… Et la machine va se mettre en route, inexorable.
Quelques jours plus tard, le 25 septembre, a lieu l’Inquisition über Magdalena LINCKH, c'est-à-dire une convocation de témoins et collecte de témoignages, hors de la présence de Madeleine, qui, pour l’instant, reste libre. Ces témoignages sont l’occasion d’en savoir un peu plus sur Madeleine :
Walther MEYERHOFFER, 80 ans, barbier et bourgeois de Rouffach, dépose après avoir prêté serment. Il dit que cette Madeleine avait été au service de sa mère, sans doute Agnès, l’épouse de Claus MEYERHOFFER, der Scherer, condamnée pour sorcellerie et exécuté en 1615! Par la suite elle s’est placée d’abord chez la MOELZENBECKHERin puis chez la RÖTHICHERin, elles aussi jugées et sans doute condamnées pour faits similaires…
Elle est originaire de frembden Orthen, nous apprendrons plus tard qu’elle est native de Kirchzarten. Elle a épousé en premières noces un certain Rothermel , ein Taglöhner, un journalier, qui lui vaut son surnom die Rotherlerin, après le décès duquel elle épouse Martin LINCK. Le témoin se souvient avoir entendu qu’il y a de cela 21 ans elle aurait empoisonné un homme en lui faisant boire du vin !…
Un autre témoin, Martin THENNIGER, barbier (et donc chirurgien !), âgé de soixante ans dit sous serment qu’il avait été appelé auprès de Claus LAUCHER pour soigner sa cuisse qu’il avait trouvée enflée und ein halben Sester dick gewesen . Il l’avait soigné avec des potions et des compresses de tissu. Il est présent lorsque les plaies s’ouvrent et selon lui il s’en est échappé zwei Ohmen d’immondices parmi lesquels il confirme avoir vu de ces fragments de noix qui cloisonnent les cerneaux, du tissu et du fil de soie rouge, d’une longueur de ½ Ellen
Un troisième témoin sera Melchior GINTHER qui répète le témoignage du précédent et confirme la visite récente de Madeleine : il n’y a pas longtemps il a reçu sa visite et elle lui a demandé s’il pensait qu’elle était une sorcière !
… dass dieselb ohnlangst zue ihme khommen und befragt ob sie ein Hex seÿ…
Le rapport de cette „Inquisition“ est immédiatement transmis à la Régence de Saverne qui ne tarde pas à envoyer sa réponse à ses deux fonctionnaires de Rouffach, Hans Leonard Notter, Ambtschaffner, et Simon Ottmann, Landtschreiber, le 8 octobre 1628 : selon la Régence, les « indices » contre elle sont suffisants pour l’arrêter, l’ « examiner » soigneusement, c'est-à-dire l’interroger et la faire passer aux aveux, et si ses aveux semblent insuffisamment complets de la soumettre à une torture « légère » :
… über die wider Sie habende
Indicia umbständtlich Examiniren und
da sie nicht genueg. derselben
Purgiert, Leviter Torquiren lassen…“
Elle sera effectivement arrêtée, emprisonnée et « examinée » le 19 octobre. Un courrier du 20 octobre 1628 rend compte de cet interrogatoire : NOTTER écrit que dans un premier temps elle n’a pas rien voulu reconnaître spontanément et que ce n’est qu’après l’avoir fait «lier à l’instrument de torture » et par la suite « soulever du sol » qu’elle a fini par se résoudre à des aveux :
…die hatt auff güetlich Befragen nichts bekönnen wöllen.
Letstlich, als wür sÿ an die Folter bünden und…
volgendts von dem Boden auff ziehen lassen,
hat sÿ bekhendt wie beÿ ligende Copeÿ mit sich bringt….
Les fonctionnaires de Rouffach transmettent immédiatement les aveux recueillis au cours de cet interrogatoire à leurs supérieurs de Saverne, aveux qui sont jugés très insuffisants : dans leur réponse du 23 octobre, la Régence de Saverne estime en effet qu’il est impossible que cette femme ait rien commis de répréhensible et qu’il était impératif de lui faire avouer Zauberstückh gebangen [zu] haben . Et pour cela il faut y mettre les moyens : c’est pourquoi elle autorise Rouffach à franchir un degré dans la gradation des tortures qui peuvent être infligées : la suppliciée sera soulevée du sol et on lui accrochera aux pieds des poids.
… mit Anhenckhung etwas Gewichts torquiren lassen….
Un compte-rendu adressé à la Régence de Saverne, signé NOTTER et OTTMANN confirme que les ordres ont été parfaitement suivis et que Madeleine KRIEG a été une nouvelle fois interrogée, en particulier sur ses fréquentations et éventuels comparses ainsi que sur les méfaits qu’elle aurait commis en leur compagnie. Non seulement elle a refusé de répondre « spontanément » aux questions mais en plus elle est revenue sur ses premières dépositions, disant qu’elle avait menti, qu’elle n’avait jamais eu commerce avec le Malin. Les tentatives de persuasion n’ayant servi à rien, elle a été une nouvelle fois présentée au tourmenteur qui l’a liée à l’instrument de torture, sans plus de succès. Ce n’est qu’après avoir été « soulevée du sol » qu’elle a fini par réitérer ses premiers aveux qu’elle complètera quelque peu, mais en affirmant cependant avec force que de sa vie elle n’avait jamais causé de tort à personne, ni humains ni bétail.
Ces aveux sont conformes à ceux que l’on trouve dans tous les autres interrogatoires et n’en diffèrent que par les noms des lieux et ceux des personnes et quelques autres détails. Comment d’ailleurs pourrait-il en être autrement ? Les questions, toujours les mêmes, suivent un ordre précis et sont posées de telle manière qu’elles suggèrent les réponses. Rappelons qu’à ce moment, la suppliciée, à qui on avait lié les mains derrière le dos, est soulevée du sol à l’aide d’une corde passant par une poulie fixée au plafond et liée aux poignets, ce qui conduit presque inévitablement à une luxation des épaules ainsi qu’à des déchirures des ligaments et des muscles, d’autant plus graves qu’une masse pesante est souvent attachée aux pieds de la victime. On comprend aisément comment les malheureux et malheureuses soumis à ce traitement avouent des actes qui défient tout entendement.
Voici ses aveux :
Il y a vingt ans, alors qu’elle habitait dans la maison de Hanns SOMMER, son précédent mari, appelé ROTHERMEL la jette hors de la maison, une nuit. Pour quelles raisons, on l’ignore. Il semblerait qu’à ce moment là elle avait un amant, un certain Jacob VISCHER, « ein Karcher », un souabe, compatriote de son mari.
Alors qu’elle se trouvait seule et désemparée dans la rue, en pleine nuit, devant la maison SOMMER, un homme qui avait l’apparence de ce Jacob VISCHER s’approche d’elle et la console.
Evidemment, il se passe ce qui devait se passer, elle se donne à cet homme et le lieu où est commis l’acte est même précisé : la Zwingellgässlein. Elle lui trouve le corps glacé, d’une froideur qui ne lui semble surnaturelle et, dans son effroi, découvrant sa méprise, elle prononce le nom de Jésus : à ce moment là, son amant disparaît mystérieusement.
Lors de leur seconde rencontre, il lui offre une pièce d’or qui s’avère n’être en réalité qu’une feuille de vigne. Il lui révèle également son nom : il s’appelle évidemment Peterlein !
Elle dénonce die KÖNIGerin et Hans WIESSMAN, qui étaient tous deux à ses noces diaboliques, au Ziegelwasen.
Mais elle répète encore et toujours que jamais elle n’a nui ni aux humains ni au bétail, ce qui n’est évidemment pas pour plaire aux fonctionnaires de l’évêché, d’autant plus qu’au cours de la question Madeleine KRIEG se serait montrée plutôt insensible à la douleur, ne proférant aucun cri et ne versant aucune larme ! Ce qui est éminemment suspect, évidemment et conduit inévitablement à une nouvelle séance de torture.
Weÿl wir dann gesehen dass sie nur etwas
wenig Zeichen ihres Schmertzen der Folter
erzeigt in Massen sie nit geschrauwen noch
einigen Zeher vergossen und also auf güet:
und peinliches Zuesprechen für diesmal
weiter von ihren nit zuebringen gewesen
als haben wir sie wiederumben aufbinden
lassen, sich ferner zue bedenckhen an
befohlen …
Une lettre de Saverne, du 30 octobre 1628, autorise les fonctionnaires de Rouffach à franchir un nouveau degré dans l’échelle de la torture:
… sterker als zuvor torquiren lassen .
Ce qui fut fait, très certainement, mais sans résultat, apparemment, puisque cette lettre de Saverne les autorise à utiliser un degré encore supérieur :
… nochmalen und sterker als zuvor torquiren lassen… ,
les fonctionnaires de Saverne estimant qu’il est impossible qu’elle n’ait fait que renier Dieu et tous ses saints. Il faut impérativement lui faire avouer de véritables méfaits, ceux que l’on a l’habitude de trouver dans les autres comptes-rendus d’interrogatoires.
Qu’est-il advenu de Madeleine KRIEG ? Les archives restent muettes pour l’instant. Cependant, un document des archives municipales de Rouffach, du 17 novembre 1631, ne laisse que peu de doutes sur l’issue de la procédure : il s’agit d’un cahier (A.M.R. FF 12/15) dans lequel sont consignées les recettes, en particulier celles qui relèvent de la procédure de confiscation des biens des personnes condamnées :
après déduction des frais et paiement des dettes, il reste à percevoir sur les biens de Magdalena KRIEGERin, la somme de 105 livres, 3 schillings et 4 deniers.
Mais il convient cependant de rester prudent : il s’est passé 3 années complètes entre octobre 1628 et novembre 1631 : pourquoi ce délai, d’habitude les démarches d’inventaire et de confiscation sont immédiates ? Madeleine a-t-elle persisté dans ses dénégations, dans quel cas la législation impose de la relâcher ? Mais pourquoi alors lui confisquer ses biens ? A moins que, comme cela arrive très souvent, les héritiers contestent la procédure de confiscation et que l’affaire ait traîné en justice pendant tout ce temps ?
Qu’avait-elle donc fait cette pauvre femme, pour mériter dans sa vieillesse tant de tourments et très certainement une mort atroce sur un bûcher :
- d’abord, sans doute, avoir été une étrangère, une souabe
- ensuite peut-être, avoir été la victime d’un mari violent
- peut-être aussi, à cause de ce mari violent, avoir eu quelques relations extraconjugales, ce qui est toujours très mal vu dans nos campagnes : une femme infidèle est rapidement considérée comme une prostituée et de là à être considérée comme une sorcière il n’y a qu’un pas, vite franchi…
- très rapidement elle est décriée comme sorcière, d’autant plus facilement qu’elle a fréquenté des personnes qui ont été condamnées pour crime de sorcellerie.
- en plus, Madeleine a eu le tort de rendre visite au bourreau pour lui demander si elle était, comme le disait la rumeur, une sorcière !
Mais on peut très bien, à cette époque, avoir une réputation de sorcière pendant dix, vingt ou trente ans sans être inquiétée outre mesure, aussi longtemps qu’un « indice » ne vient pas mettre en marche un mécanisme bien rôdé : un phénomène surnaturel, le décès anormal d’un enfant, d’un adulte, d’un cheval, d’une vache ou d’un mouton… qui aboutira automatiquement à une « inquisition », c'est-à-dire une enquête auprès de voisins, suivie de l’incarcération, de l’interrogatoire. Puis la condamnée sera besibnet c'est-à-dire qu’elle devra répéter ses aveux devant sept témoins qui, le jour du procès, seront les garants que l’accusée a bien avoué les faits dont on l’accuse, procès qui sera suivi, le plus souvent immédiatement après le verdict, par l’exécution.
Une dénonciation suffit, la procédure n’a pas besoin de preuves au sens où nous l’entendons aujourd’hui : le témoignage d’une personne qui se souvient d’un détail, même après vingt ou trente ans, est suffisant. Parfois même le témoin témoigne de ce qu’il a entendu dire par une autre personne…et on ne juge pas utile de faire venir à la barre cette autre personne !
Gérard MICHEL