L'effroyable chasse aux sorcières n'a pas épargné les enfants. Dans son article des Saisons d'Alsace n° 75 du printemps 2018, Louis SCHLAEFLI rapporte que trente enfants originaires de Molsheim ou qui y résidaient, furent sacrifiés: douze garçons et cinq fillettes entre 8 et 11 ans, neuf garçons et une fille entre 13 et seize ans. L'âge de trois autres victimes n'est pas précisé.
Rouffach n'a pas été en reste, mais dans une bien moindre mesure: nous n'avons trouvé, pour l'instant, que cinq dossiers dans lesquels sont impliqués des enfants et des adolescents, tous des garçons. Nous avons choisi de présenter dans cet article les cas de Jacob KNORHAUWER, onze ans, celui de Paulus GERTLER quatorze ans et celui d'Adam MONER quinze ans.
Ces enfants, ces femmes et ces hommes, victimes d'un des plus dramatiques épisodes de notre histoire, méritent qu'on ne les oublie pas, qu'on entretienne leur souvenir et pourquoi pas, comme le suggère Jacques ROERIG, auteur de plusieurs ouvrages sur les procès de sorcellerie en Alsace et en Lorraine, qu'on les réhabilite...
Jacob KNORHAUWER, onze ans
Jacob KNORHAUWER, fils de Gall K. de Rouffach et de Catharina WEHRLErin mariés le 9 novembre 1615, est baptisé le 11 juin 1617 et est sans doute né le même jour ou la veille. L’affaire débute le 30 août 1628 par un courrier de Rouffach qui alerte la Régence de Saverne au sujet d’une rumeur, « ein allgemeines Geschreÿ », dont Jacob, qui vient donc d’avoir onze ans, est l’objet : il se serait, il y a peu de temps, uni charnellement « vermischt » avec le Malin qui lui aurait remis de l’argent.
A la suite de quoi, et conformément à la procédure habituelle, NOTTER et OTTMANN, respectivement receveur du bailliage et greffier du baillage, représentants de la Régence épiscopale de Saverne à Rouffach, ont procédé à une Inquisition, c’est à dire interrogé et fait témoigner sous serment des témoins, trois en l’occurrence:
Le premier est Hans VISCHER, bourgeois de Rouffach, qui dit avoir eu une conversation avec le jeune Jacob qui revenait du pâturage au moment où, justement, il était entrain d’évoquer avec sa femme la rumeur qui courait dans la ville au sujet de cet enfant. Et dans cette conversation l’adolescent raconte en détail sa rencontre avec le diable, dans la forêt du Hochberg, trois semaines auparavant, vers les deux ou trois heures de l’après midi. C’était, dit-il, un homme de petite taille, portant une barbe noire qui lui propose trois piécettes s’il accepte de le suivre, ce qu’il fait sans la moindre hésitation. Et c’est ainsi qu’en un éclair ils se retrouvent au sommet du Bollenberg.
Dans la nuit, le petit homme vint rejoindre Jacob dans sa chambre, accompagné d’une femme qu’il lui propose et qui, fort riche, lui lèguerait tout son bien s’il acceptait de la prendre. Le petit homme disparaît, la femme reste seule avec Jacob et lui confirme qu’elle possédait vignes, champs et prés et que tout lui reviendrait s’il la prenait. Et elle se glisse dans sa couche et l’inévitable se produit. Peu après elle le quitte et disparaît. Pour appuyer ses dires le jeune Jacob affirme au témoin, Hans VISCHER qu’il avait confessé tout cela au vieux père Jésuite qui lui avait offert un « Agnus DEI ». Depuis, affirme-t-il, il n’a plus jamais revu cette femme.
Le second témoin est Hans Jacob SCHOLL, également bourgeois de Rouffach qui raconte que, alors qu’il se trouvait à Orschwihr en compagnie du témoin précédent, Hans FISCHER, il a rencontré le jeune Jacob près de la chapelle Sainte Odile conduisant son cheval au pâturage : tous deux ont interrogé l’enfant au sujet de la rumeur qui l’entourait, voulant savoir s’il avait effectivement reçu de l’argent et combien, et si le Malin lui avait révélé quelque tour.
Jacob, là aussi, répond sans la moindre hésitation et décrit à nouveau l’homme, avec une longue barbe, de petite taille comme lui, qui lui avait donné trois pièces qui s’avérèrent, le lendemain, n’être qu’une poignée de feuilles. Devant la mine dubitative de VISCHER, le gamin jure que ce qu’il dit est la vérité, qu’il est prêt à parier une mesure de vin et que s’il mentait, le diable devait l’emporter.
Le lendemain le témoin rencontre à nouveau l’adolescent dans la rue et celui-ci fait à nouveau le même récit, cette fois devant une foule d’autres personnes.
Le dernier témoin est Claus ROLLE, le boulanger, également bourgeois de Rouffach qui dit avoir assisté à la scène précédente et avoir tout entendu.
Après cette Inquisition, audition de témoins, les fonctionnaires de Rouffach jugent que l’affaire est sérieuse et trop grave et décident d’en référer à leur autorité par ce courrier du 30 août 1628.
La réponse de Saverne ne tarde guère puisqu’elle est datée du 5 septembre. Il est demandé au receveur du baillage et à son greffier de faire arrêter et emprisonner le jeune garçon au plus tôt, de l’interroger et de leur rendre compte en détails des résultats de cet interrogatoire.
A la suite de ce courrier les fonctionnaires de Rouffach font enfermer le jeune Jacob à l’hôpital et l’interrogent à deux reprises. OTTER et OTTMANN rendent compte de ces interrogatoires à leur autorité dans un courrier du 20 septembre 1628 : il y a de cela trois ans, il avait donc huit ans, pendant la moisson, vers trois heures de l’après midi, son père l’envoie chercher du bois dans la forêt du Hochberg. Il s’attarde et la nuit tombe ; c’est alors que lui apparaît un homme qu’il décrit cette fois-ci comme plutôt grand, mais portant toujours une barbe noire et vêtu de noir, qui lui demande ce qu’il faisait là et lui propose de venir avec lui au Bollenberg, en échange de quoi il lui donnerait trois pièces de monnaie, « drei Batzen ». L’enfant accepte, l’homme noir lui donne aussitôt ses trois piécettes, le prend sur le bras et le porte ainsi jusque à la porte Riss. Là il se saisit d’une fourche qu’il trouve adossée à la clôture d’un jardin, l’enduit d’un onguent, s’assied dessus, l’enfant dans ses bras, prononce une formule magique « Balauss und Bala, stoss nirgends ahn » et s’envole en direction du Bollenberg. Là se trouvaient réunies d’autres personnes, hommes et femmes et le jeune Jacob y reconnut notamment deux femmes de Gueberschwihr, Dorothea et Ursula SCHEDLERin. [1] On y mangea et on y but, dans des gobelets d’argent et dans de vrais verres, seuls manquaient au festin le pain et le sel.
A la suite du festin fut concocté dans un pot en terre, avec comme ingrédients de l’eau et du feu, un nuage de brouillard et on renversa le pot. Tout le monde se coucha ensemble et lui également dut se coucher avec une vieille femme qu’il trouva brûlante comme le feu… Lorsqu’il s’enquit des trois batzen qu’il avait dans sa poche, il ne trouva qu’une poignée de feuilles de chêne.
Cette vieille femme vint le rejoindre quelques jours plus tard dans sa chambre, au cours de la nuit : elle lui promit tout son bien, qui était considérable, des vignes des champs et des prés, s’il acceptait de la prendre. Elle se déshabilla, se glissa dans son lit et l’attira sur elle : cette fois encore il la sentit ardente comme des flammes.
Elle lui ordonna alors de ne plus jamais prier mais par contre de beaucoup jurer, de renier Dieu et tous les saints, ce qu’il accepta de faire. Et cette femme revint presque toutes les nuits dans son lit et il la trouvait toujours aussi brûlante…
Dans leur rapport à la Régence, NOTTER et OTTMANN ajoutent un N.B. dans lequel ils notent que d’abord le jeune Jacob avait avoué avoir reçu cette femme dans sa chambre, ce qu’il avait nié plus tard et qu’il finit par avouer à nouveau. Pour expliquer ces revirements, Jacob dit qu’il avait reçu depuis la visite de cette femme dans sa prison et qu’elle lui avait ordonné de tout nier.
Quelque temps après, une demi année plus tard pense-t-il, cette vieille femme est revenue, elle avait apporté une fourche qu’elle avait enduite d’un onguent magique, elle l’a enfourchée, a pris l’enfant sur son bras et ainsi ils se sont envolés en direction du Hochberg où ils ont rejoint une autre vieille qui avait apporté un petit pot de terre rempli de braises sur lequel elles ont versé de l’eau, produisant un nuage de fumée et de brouillard. Après quoi il fut reconduit chez lui par la première des deux vieilles femmes.
Devant tant d’invraisemblances, NOTTER et OTTMANN s’interrogent sur la crédibilité à accorder à ces aveux émanant d’un jeune garçon de 11 ans pour lequel ils semblent tout de même éprouver quelque compassion et se demandent s’il s’agit de la vérité ou d’une fable inventée de toutes pièces.
Sans doute la Régence de Saverne leur a-t-elle répondu qu’ils devaient continuer à interroger Jacob et faire ce qu’il fallait pour obtenir des aveux plus complets, puisque dans une lettre datée du 4 novembre 1628, plus d’un mois après la lettre précédente ils constatent que l’enfant reste sur ses premières déclarations. Le seul détail sur lequel il se contredit est celui de l’apparence physique de son tentateur, le Malin rencontré dans la forêt : une fois il s’agit d’un homme de petite taille, une autre fois d’un homme grand, une autre fois il s’agit d’une femme : ces contradictions l’amusent et les deux fonctionnaires se permettent ce commentaire : « ist ein arger, verschlagener Bueb… ». Aux questions que lui pose le curé, que le Malin l’avait marqué d’un signe sur le côté droit, qu’il l’avait serré si fort qu’il lui avait fait mal. Aussitôt l’enfant est examiné, on trouve une marque, mais là encore NOTTER doute : ne s’agirait-il pas plutôt là des cicatrices d’une ancienne blessure ou d’un abcès, mais l’enfant insiste : c’est le Malin, der böse Geist, qui lui a laissé cette trace.
Cette fois OTTER et OTTMANN entreprennent de parler fermement à l’enfant « hart zue geredt » : il trompait les gens, il était un fieffé menteur, jamais de sa vie il n’avait rencontré le Malin , s’il persistait dans ses mensonges il serait fouetté. Mais rien n’y fit, Jacob ne revint sur aucune de ses déclarations.
Et les deux fonctionnaires, visiblement très ennuyés, terminent leur lettre en suggérant qu’à leur avis quelques coups de verges lui feraient du bien et le rendraient peut-être plus raisonnable... Ils ont même été jusqu’à demander son avis au curé qui l’avait entendu à l’hôpital Saint Jacques et qui pense, mais sans en être très certain, que l’enfant pourrait devenir meilleur.
Et ils ajoutent, comme s’ils cherchaient à toucher le coeur des autorités de Saverne que ce gamin avait un beau-père, que ce beau-père ne s’occupait guère de lui, que la mère était âgée et sourde et que c’étaient de pauvres gens.
Dans sa réponse du 7 novembre, la Régence de Saverne donne l’ordre de passer à un interrogatoire plus ferme pour apprendre enfin la vérité, « durch einen Büttel wohl mit Reuthen streichen lassen und also die Wahrheit von ihme erfahren, als dan uns seines Verhaltens wider berichten…», utiliser les verges afin de lui faire dire la vérité !
Le 13 novembre, Rouffach rend compte d’un nouvel interrogatoire : cette fois le Malin se présente sous l’apparence d’un homme noir et de petite taille. A la question pourquoi il affirmait tantôt que l’homme était grand et tantôt qu’il était petit, Jacob répondit à nouveau que le Malin lui serait apparu trois semaines auparavant, la nuit, alors qu’il se trouvait seul dans une chambre où le Spitalmeister l’avait isolé, sur les ordres de OTTER et OTTMANN et que l’Esprit du Mal lui aurait formellement interdit de dire si l’homme noir était grand ou petit. Et apparemment les verges ne firent pas grand effet puisque Jacob fournit encore plus de détails, notamment sur le festin du Bollenberg : on l’y aurait obligé à se coucher sur une vieille femme qui l’aurait aidé à la pénétrer « die hab ihme geholfen sein Glied in das ihrige zue thuen ». A ce même festin, dit-il, on lui a servi à manger et à boire à satiété, ce qu’il n’a jamais chez son père et la vieille SCHLOSSERin de la rue Rettich (in Rätig Gass) qui s’y trouvait elle aussi lui avait fait comprendre que s’il voulait continuer à manger à sa faim il devait obéir, sinon il serait jeté dans l’eau et noyé !
Et dans leur rapport les deux fonctionnaires de la Régence apportent un fait nouveau et plutôt accablant : le Bettelvogt déclare que peu de jours auparavant alors que le jeune Jacob se trouvait seul avec la plus jeune fille du Spitalmeister, une fillette d’environ cinq ans, il l’aurait attirée à lui, couchée sur le sol, soulevé ses vêtements et qu’il avait voulu la violer « die Unsucht mit Ime treiben wöllen ». Et il aurait eu les mêmes gestes avec l’enfant du Bettelvogt… L’affaire devient donc sérieuse puisque, cette fois, on se trouve devant des gestes qui peuvent être confirmés par des témoins.
Dans le dernier courrier émanant de Saverne, l’autorité constate qu’il n’y a que peu d’espoir de tirer quelque chose de cohérent de ce gamin et d’obtenir des aveux, condition préalable pour un procès, mais elle n’abandonne pas pour autant : les fonctionnaires de Rouffach reçoivent l’ordre d’enquêter sur les personnes dont le nom a été évoqué au cours des déclarations de Jacob :
- die alt Schlosserin in Rädig Gass (Verena, Veronica SIMMERLIN ou SUMMERLERin)
- ein jung Weib von Westhalten, weiss nit wie sie heiss
- ein alt Weib von Gundeltzheimb
- ein Pfeiffer von Orschweÿer, seÿ eine lange Persohn
- ein Man von Berckholtz, heiss Mathis
- ein Man von Sulzmat, hab ein grauwen Barth
- ein junger Man von Westhalten, heiss Diebolt, hab ein rothen Bart
- ein junger Bettelbueb allhie, ungevohr seiner Alter, heiss Bartholme [2]
ainsi que Dorothéa et Ursula SCHEDLERin de Gueberschwihr, les deux seules dont il se souvient des noms, parce que, dit-il, il aurait plusieurs fois mendié devant leur porte. Ces deux femmes seront les accusées dans l’affaire des poisons de Gueberschwihr qui sera jugée au cours de l’été 1628, une affaire qui fit grand bruit et que connaissait très certainement le jeune Knorhauwer : et s’il cite ces deux noms justement, alors qu’il reste très imprécis sur l’identité des autres convives du banquet du Bollenberg, c’est peut-être tout simplement parce que ces noms-là étaient à ce moment-là dans toutes les bouches… Toujours est-il que le témoignage de ce gamin de onze ans fut déterminant dans le procès des deux femmes de Gueberschwihr.
L'histoire de ces deux femmes de Gueberschwihr, Dorothéa et Ursula SCHEDLERin, a été publié dans une numéro spécial des Saisons d'Alsace 75 : L'effroyable chasse aux sorcières, dans un article intitulé L'affaire des poisons de Gueberschwihr.
L’histoire de Jacob elle, s’arrête là, et on ne saura pas plus, faute de documents, sur le sort qui fut réservé à ce gamin de 11 ans, précoce sans doute, mais totalement mythomane.
Dans ce dossier il est à noter l’attitude de Johann Leonhardt NOTTER et de Simon OTTMANN qui dans tous les autres dossiers se sont toujours montrés comme des fonctionnaires zélés qui ne laissaient jamais rien paraître de leurs états d’âme et qui, devant cet enfant se montrent humains, essayant de comprendre, d’excuser, peut-être même regrettant d’avoir porté cette affaire en haut lieu, sachant trop bien qu’une fois la machine administrative mise en route il était quasi impossible de l’arrêter.
Pièce du dossier Jacob Knorhawer avec la signature J.G.B.
( Est-ce Jean-Georges Biegeisen, chancelier de l’évêché de STRASBOURG ?)
Paulus GERTLER quatorze ans
Un courrier de Notter informe la régence de Saverne d’une rumeur qui accusait Paulus GERTLER, 14 ans, fils du défunt Martin GERTLER de Pfaffenheim, de sorcellerie. Pour éviter que ce mal ne se répande parmi les enfants que fréquentait Paulus, il a décidé de mener une enquête sur lui auprès quelques uns de ces enfants et il rend compte de cette « inquisition » [3], menée le 26 septembre 1629.
Le premier témoin est Dieboldt HEISSLIN, âgé d’environ 14 ou 15 ans, lui aussi orphelin de père. Peu de temps auparavant alors qu’il menait son cheval au pâturage à la lisière de la forêt près de Saint Leonard il rencontra quelques garçons qui sortaient de la forêt où ils avaient cherché du bois. Parmi eux se trouvait Paulus GERTLER. Alors qu’il se dirigeait vers lui, grignotant un morceau de pain, Paulus lui demanda de lui en donner un morceau, ce qu’il refusa de faire, disant qu’il le mangerait bien tout seul et que s’il devait en rester, il le donnerait à manger à son cheval. A quoi Paulus répondit que s’il refusait de lui donner du pain, il ferait en sorte qu’avant trois jours il soit mort, qu’il allait se métamorphoser en chat, qu’il se glisserait dans sa maison et verserait quelque chose dans sa soupe. A ces mots, le jeune Heisslein s’exclama : « Behüet mich Gott, bistu ein Hexenmeister ! », « Que Dieu me garde, tu es donc un sorcier ! » et Paulus enchaîna : « Oui, je suis un sorcier ! » ajoutant qu’il avait déjà célébré ses noces avec le diable au Bollenberg qu’il y avait festoyé mais que le pain et le sel y étaient absents. Le diable s’y serait à califourchon sur un bouc et les autres invités, eux, chevauchaient des bâtons noirs. Après cela Paulus se tut, car le Malin l’avait menacé de le déchiqueter et le dévorer s’il en disait plus que ce qu’il venait de dire.
Puis il partit en direction de la ville, son fagot sur le dos. Ses compagnons voulurent en cours de route faire une halte pour se reposer, Paulus dit qu’il n’en avait pas besoin, le Malin était avec lui et le soulageait de son fardeau…
Le second témoin, Hans Wolff STOLL, fils d’un bourgeois de Pfaffenheim, âgé d’une douzaine d’années, qui avait assisté à la même scène, répéta mot pour mot la déclaration du premier témoin.
Qu’adviendra-t-il de Paulus GERTLER ? L’état actuel de nos recherches ne permet pas de répondre à cette question. Son cas n’est pas sans rappeler celui de Jacob Knorhauwer…
Adam MONER quinze ans
Adam MONER, tantôt âgé de treize ou quatorze ans, tantôt d’un peu plus de quinze, est le fils de Jacob MONER bourgeois de Rouffach qui sera lui-même jugé, condamné et exécuté pour faits de sorcellerie et pour avoir entraîné son fils dans ses erreurs. Jacob Moner avait fait l’objet en novembre 1623 d’un premier procès dans lequel il était accusé du vol de deux bottiches de raisin pendant les vendanges.
Adam sera exécuté le 5 mars 1624, le même jour que son père: on lui fit la grâce de le décapiter avant que son corps ne soit livré aux flammes du bûcher.
Le père lui, bénéficiera également d’une grâce spéciale puisqu’il sera étranglé, « stranguliert » ; mais au préalable, sur le chemin qui le conduit au bûcher, il sera marqué aux tenailles chauffées à blanc d’abord sur le sein droit, puis sur le gauche et enfin sur le bras droit…
Adam livrera des premiers aveux le 5 février 1624 [4] :
Son père, assis sur une chaise dans la Stube (le détail a-t-il une importance ?), la mère était absente de la maison, promit à son fils de lui révéler d’importants secrets s’il acceptait de renier Dieu et tous les saints. Adam obéit et fit ce que lui demandait son père.
Peu de temps après, alors qu’ils se trouvaient tous deux dans les vignes, une fillette qui était à peu près de sa taille et de son âge vint les rejoindre : le père ordonna au fils de la prendre aussitôt, sinon il allait le battre à mort…Adam refusa d’abord et puis finit par accepter et il « prit » la fillette. Leurs noces furent célébrées au Bollenberg. Adam précise que tout cela s’était passé sept ans auparavant : il aurait donc eu six ans, peut-être neuf !
Adam donne une liste impressionnante et fort détaillée de convives qui auraient participé à ces noces :
- die Gundel HÄGLERIN, die alt Gerberin
- die alt Hebam, des GROSS Martins Muetter
- Martin KNECHTs, des Schneiders Fraw
- die KAÜFFMÄNin, eine alte Wittib
- die KÖNIGerin, auch ein Wittib, hat ihren Sohn bei sich
- der alt HEÜSS, neben dem KÜBLER bei der Ringmauren wohnent
- die alt DURSTerin
- die HÖSTERin
- Geörg SCHLEGEL
- Annelin, des KREÜZINGERs Tochter
- der Pfeüffer von Pfaffenheim
- Wilhelm, der Spilman zue Ruffach, dessen Vater vor lengsten verbrendt worden
- die alt Schlosserin, an des SOMMERHEÜSSLINs, des Beckhen Haus wohnent
- eine Krämerin die er mit Namen nit khön, trag Schwebel und Feüerstein feil, seÿ vor disem beÿ der alten Gerberin zue Hauss gewesen, anjezo aber zue Oberhörckheim wonent
- Hans S. des Küeffers Tochter, Maria genandt
- der ISNERin Tochter, weiss nit wie die mit Namen heiss
- des SCHNECKHen Clausen Tochter, Maria genandt
- des Wolff STURMen Fraw
- Caspar PÜRCKHLINs Tochter, welche der Hans LEDERLEIN, der Scherer, hat
- item eine Magdt, Ursula genandt, hat vor einem halben Jahr beÿ Hans MEYER dem Küeffer gedient
- Hans STORHANS, der Rebman
Un peu plus loin, Adam complètera la liste :
- la femme de Hans BECKH de Gundolsheim
- la fille de la Gerberin qui habite Pfaffenheim
- la femme de Hans FRANKH
- la TORSCHERin
- la femme aubergiste à « A la Fleur » à Gueberschwihr
L’une de ces personnes, Agatha, la veuve de Wolff STURM sera exécutée le 7 novembre 1629 après 28 jours de captivité, donc 5 ans après l’affaire Adam MONER. Mais son dossier révèle qu’avant d’être arrêtée, elle avait été citée à 9 reprises pour avoir participé à des réunions de sorcières. Il était courant que des personnes vivent dix, quinze, vingt ans et même cinquante ans pour Magdalena CUENTZin, dite la ANSELMerin, poursuivies par une réputation de sorcière sans pour autant être inquiétées par les autorités [5] et cette réputation était connue de tous et donc aussi des enfants qui poursuivent les prétendues sorcières de leurs railleries… Adam a pu avoir connaissance de cette rumeur et s’en souvenir dans ses aveux.
Un autre, Geörg SCHLEGEL, sera emprisonné le 23 février 1624, quelques jours après les premiers aveux de Adam : il s’agit d’un gros paysan de Gundolsheim, pas très malin, plutôt colérique, violent et brutal tant avec les animaux qu’avec les hommes, qui eut quelques aventures avec des filles mais qui, au final, n’a rien d’un méchant sorcier : il a participé à la préparation d’un orage raté, d’une grêle et deux brouillards réussis, il a tué deux veaux (dont l’un pour vérifier si son bâton magique fonctionnait réellement !) et cinq chevaux, toutes des bêtes qui lui appartenaient, et pour finir une grande claque de la main (enduite au préalable de l’onguent magique) dans le dos de Melchior GINTHER, le bourreau de la ville de Rouffach qui en ressent d’horribles souffrances !
La veuve de ce Geörg SCHLEGEL, Maria ZOPPFERin fera elle également l’objet d’une enquête, « Inquisition », le 29 décembre 1628 : elle est décriée comme sorcière « für ein offendlichen Hexen verschreÿt gewesen » et « Hureÿ getrüben und ein Pastart bekhomen » !
Sans aucun doute les autres ont-ils eux aussi fait l’objet d’une procédure, mais pour l’instant les archives restent muettes à leur sujet. Comme Paulus GERTLER et Jacob KNORHAUWER, Adam MONER n’ont pas échappé à ces histoires qu’on racontait avec force détails et ils ont suivi les procès, assisté aux exécutions sur les bûchers et, comme tous les gamins de leur époque ils ont été gagnés par l’hystérie collective qui s’était formée autour des bûchers et dont ils ont fini par être les victimes…
Plus tard son père lui offrit une coquille de noix remplie d’un onguent magique qui servait à de multiples usages : à enduire les bâtons qui servaient à se déplacer dans les airs ou à blesser ou tuer le bétail ou les humains. Adam s’en enduira le corps pour se transformer en chat…
Souvent ils se retrouvaient dans la maison de la vieille Gerberin, où ils prenaient l’apparence de chats, miaulant et feulant à pleins poumons, courant et se poursuivant en tous sens pour finalement s’envoler par une ouverture du grenier.
Une autre fois, toujours dans la même maison, la vieille Gerberin, toujours sous l’apparence de chats, aurait saisi le sexe de son gendre avec tant de force qu’il se plaignit longtemps de vives douleurs.
La même Gerberin, avec la complicité de son père, aurait rendu sourde la mère de Adam.
Un temps il avait porté sur lui dans un sac un morceau de pain pour empêcher que le Malin puisse l’approcher. Mais ce dernier découvrit le stratagème ce qui le mit dans une violente colère et pour éviter d’être battu, Adam jeta le pain.
Quelques jours avant son incarcération la vieille Gerberin l’a rejoint dans sa chambre pensant le « verfiehren » mais elle n’y parvint pas parce qu’il portait sur lui un morceau de pain.
Son « fiancé » qui s’appelle Peter Hämerlin, lui avait interdit de dire quoi que ce soit et la vielle Gerberin lui avait promis de lui acheter un ceinturon, une paire de chaussures neuves et un chapeau.
Quinze jours auparavant, les pères jésuites lui avaient remis un Agnus Dei que le Malin lui ordonna de lui donner mais Adam résista.
Son père se déplaçait souvent à califourchon sur un loup !
Avec une baguette enduite de l’onguent magique, son père et lui ont frappé une vache appartenant à Martin HUGGERSHOFFER, la vache en fut paralysée.
Une autre fois, en compagnie de son père, sous l’apparence de chat, ils ont pénétré dans l’écurie de Hans WÜRTH, son père à donné quelque chose à manger à un cheval, qui en est mort, c’était un cheval noir avec une tache blanche sur le front !
Son fiancé lui aurait donné au cours d’une réunion au Bollenberg, une racine noire qu’il a mise dans un pot avec de l’eau, placé le tout sur un feu et laissé bouillir. Puis il a renversé le tout et il s’en échappa des vers blancs et des chenilles qui devaient infester les vignes et les plantations alentour.
Les aveux de cet adolescent sont un amas incohérent d’éléments empruntés aux histoires qui circulaient alors à propos des sorciers et des sorcières :
- les sorciers et les sorcières se déplacent sur un animal, un bouc ou un loup, le plus souvent sur un simple bâton enduit d’un onguent magique
- ils utilisent ce même bâton pour paralyser ou tuer des animaux
- ils préparent dans un pot de terre de quoi détruire les vignes et autres récoltes
- ils peuvent prendre l’apparence de chats ou de tout autre animal
Cette faculté que les sorciers auraient de se métamorphoser en animaux semble exciter particulièrement l’imagination de l’adolescent qui y aurait eu recours à plusieurs reprises. Et la sorcellerie lui permet aussi de réaliser ses rêves de gosse : posséder une ceinture, des chaussures neuves et un chapeau !
Devant tant d’incohérences et d’absurdités, NOTTER et OTTMAN demandent à la Régence le secours d’un « Commisaire ».
Adam MONER renouvellera ses aveux, sans grandes modifications [6] quelques jours avant son exécution.
[2] en note le greffier écrit dans la marge au sujet de ce jeune mendiant : « Diser Bueb ist auch gar verschreÿt… »
[3] ADBR Baillage de Rouffach W 345
[4] ADBR Baillage de Rouffach W 342
[5] ADBR 2B10 143 : „Designation etlicher … hingerichter Maleficanten, wie lange Zeit selbige in reatu gewesen zu sein bekhandt »
[6] AMR A FF 11 / 66