Le sabbat des sorcières... Hans Baldung Grien
Dans un premier article, intitulé Jacques Strölin der landtstreiffenten Zauberer von Süttigen, un maître sorcier S.D.F.!, nous avons proposé le texte original d'une traduction en français de la sentence d'un procès criminel qui s'était tenu le 7 septembre 1630. À ce procès comparaissaient Jacques Ströhlin, Christina Siger et Christina Eckart, tous trois accusés du crime de sorcellerie.
Jacob STRÖLIN, le sorcier vagabond, natif de Sittingen, également surnommé Grossnass (grand nez) a été arrêté et emprisonné le 24 juin de cette année 1630. Il a fut soumis à une premier interrogatoire puis à un second, après que le bourreau lui eut préalablement infligé la Question. A l'issue de ce second interrogatoire du 9 août 1630, il a avoué ce qui suit:
- Il y a de cela environ 60 ans, il se trouvait avec deux comparses, l’un Geiger (violoneux) et l’autre Trommenschlager (joueur de tambour), lui-même est Pfeiffer [1] !. Une nuit, alors qu’ils rentraient gaiement et en toute insouciance, un cavalier les aborda : c’était l’Esprit mauvais, sous l’apparence d’une personne bien mise. Il demanda au trio de jouer pour lui en échange d'un bon salaire. A quoi ils lui répondirent qu’ils se moquaient de savoir pour qui ils jouaient, mais que pour de l’argent ils joueraient même pour le diable ! Il leur commanda de le suivre; trois chevaux sellés l’accompagnaient et il leur ordonna de les monter, ce qu’ils firent. C’est dans cet équipage qu’ils arrivèrent en éclair à Pubsen, non loin de la carrière de sable, au sommet du Heÿberg où avait lieu une noce. Il y avait là beaucoup de gens. Ils étaient persuadés, tous les trois, que le cadre où se déroulait la noce était un luxueux château mais ils découvrirent, bien plus tard, qu’ils se trouvaient en réalité sous un vieux pommier !
-C’est là qu’ils ont signé avec l’Esprit mauvais un contrat qui les engageait, pour les trois années à venir, à jouer des airs de danse pour les noces, pour un salaire de trois Batzen, à chaque fois. L’esprit mauvais tint parole, ils furent toujours payés en bon argent.
Le Malin leur révèle son nom: il s’appelle HOLDERLIN ! Il exige d’eux un serment dont les termes étaient:
PHILOSIPUS BASTIONOS AD IN EWIGKHEIT….
- Quelque temps après, ils retrouvèrent l’Esprit mauvais sur la route, à nouveau accompagné de trois chevaux. Il les mena à un bal de sorciers et sorcières. Lorsqu’ils furent arrivés, il fit venir trois grands chiens, le premier blanc, l’autre geschültet (?) et le dernier jaune, avec lesquels il les contraignit de s’accoupler, contre toutes les lois chrétiennes: ces animaux, ils les ont trouvés d’un contact froid, d’une froideur contre nature…
- Après s’être livré à cette œuvre impie, l’homme au tambour dit qu’il ne voulait plus servir le diable, et tous les deux autres se rallièrent à son avis ; avec l’aide de Dieu ils parviendraient à renoncer à lui. A ces mots, les chiens, l’Esprit malin et les chevaux disparurent et ils se retrouvèrent seuls : mais alors que quelques instant plus tôt il faisait encore jour, l’obscurité s’abattit brutalement et un épais brouillard apparut, le Malin les avait ensorcelés, au point qu’ils ne retrouvèrent plus leur chemin et errèrent pendant trois jours avant de rejoindre leur maison…
- Trois semaines plus tard le Malin les rejoignit dans une auberge à Nöhringen, le jour du marché annuel
- Après que les trois années furent échues, Strölin se rendit en France. Au bout de quelques mois, il s’en retourna chez lui et s’engagea auprès d’un couple de paysans, des gens riches, établis uff dem Heÿberg zue Nussblingen [2]. Chaque fois que ceux-ci allaient à une réunion de sorciers et sorcières, ils emmenaient Strölin avec eux : le paysan prenait place sur une fourche et la paysanne était à califourchon sur un veau. Le paysan lui tendit un bâton qu’il avait au préalable enduit d’un onguent et lui demanda de l’enfourcher. Il lui remit un sac rempli d’un setier de puces, si pesant que Ströle eut grand peine à le traîner au haut de la montagne.
Ce paysan labourait ses champs avec une charrue attelée à des lièvres en guise de chevaux!
- Quelque temps après, l’esprit mauvais revient auprès de lui, toujours sous l’apparence d’un Monsieur. Le Malin qui lui ordonne de renier Dieu et tous les saints :
Ströle, tu m’as servi, tu dois à nouveau me servir, mais auparavant tu dois renier Dieu et tous les saints. Si tu n’obéis pas, je te mets en pièces ! ich will dich zue Fetzen zerreissen….
- Il est engagé par un forgeron. Le Malin lui ordonne de tuer l’un des chevaux de son maître, mais comme il refuse, le Malin le frappe très violemment avec le marteau du forgeron !
- Le Malin lui donne une semence : s’il en donnait à boire à quelqu’un, ce dernier devrait lui aussi se soumettre au diable…
- Il lui remet un onguent de couleur verte qui lui servira à nuire aux animaux et aux humains.
- Au cours de certaines noces sataniques auxquelles il a participé, il a vu des sorcières empoisonner les pâturages et concocter des averses de grêle
… beÿ etlichen Zuesammenkhunfften, haben die Hexen etlich Mahlen die Waÿdt vergüfftet und Hagell gesotten…
- Le diable lui apprend à reconnaître les herbes et les racines, il apprend quelles sont les causes des maladies, quelle herbe ou racine utiliser pour guérir. C’est grâce à ce savoir qu’il réussissait à guérir des personnes, mais aussi à en faire périr d’autres …Mais avant de donner des remèdes et de soigner les personnes, il devait d’abord demander l’autorisation à son maître HOLDERLIN qui lui montrerait alors comment faire, quelles herbes et quelles racines donner pour guérir une maladie. Mais il devra toujours obéir aux ordres, même s’il lui est demander de nuire à certaines personnes ou de les exécuter « hinrichten »
- Pour soigner les oreilles de la femme Böhmler qui était sourde, il avait fait cuire un pain sur un feu de genevrier, lui recommandant de le couper en deux et de poser les deux moitiés sur ses oreilles. Ce pain, il devait ensuite le porter dans un champ pour nourrir les grives litornes Krometsvöglen Krammetsvogel, mais il ne l’a pas fait et il l’a caché dans l’anfractuosité d’un mur, chez Hans Klein, se promettant de le reprendre lorsque l’occasion se présenterait. Mais la femme de Hans Klein découvrit le pain dans sa cachette, elle en goûta, à la suite de quoi elle se sentit seltsam étrange, bizarre. Mais il n’y était pour rien.
- Pour soigner la maladie de Jacob Fischer il s’était servi d’un petit cierge, l’avait allumé et laissé goutter la cire fondue dans un récipient d’eau. Ces gouttes prirent dans l’eau diverses formes, certaines comme des éperons, d’autres comme des pièces de monnaie, mais c’était l’Esprit malin qui leur avait donné ces formes.
- L’esprit mauvais lui montra une racine, qui portait le nom de SYNNAW, Sinnau, alchemilla vulgaris et lui ordonna d’en donner aux gens : même si une femme avait été une sorcière pendant douze ou quatorze ans, elle serait délivrée à tout jamais du diable et tous les péchés qu’elle aurait commis comme sorcière lui seraient remis et pardonnés…
- Il avait été contraint par l’esprit mauvais qui lui était apparu sous les traits d’un noble païen aveugle, dans une lointaine région, quelque part entre la mer Rouge et la mer Noire, de prêter serment de ne dénoncer personne …
- Il était capable de barrer le feu en se servant d’une formule tirée d’un livret et grâce à une racine appelée annaturam … er khönne mit einem Segen laut eines Büechlins und an einer Wurzell welche ANNATURAM heisse das Feuer stellen…
En garantie de ses fidèles services, il a dû donner en gage à l’esprit mauvais son bras gauche …
…. er hab auch seinen linckhen Arm dem bösen,Geist zu Pfandt seines getreuen Diensts versprechen müessen…
- Il reconnait que son maître Holderlin lui avait remis une poudre grise, qu’il en avait versé sur le sein malade d’une femme de Balgau et qu’elle en était morte.
Son maître Holderlin, l’esprit Malin, lui avait préparé lui-même toutes sortes d’onguents jusqu’à ce qu’il eut appris à les réaliser lui-même.
- Il avait vécu quatre ans à Fessenheim où il fauchait le foin. Sa femme (tiens !), parce qu’il refusait de voler, lui a donné du poison, mais qui ne fit aucun effet puisqu’aucun poison ne pouvait lui faire de mal. Cependant il a dénoncé l’empoisonneuse et elle dut quitter le village. Là-bas, à Fessenheim, vivait une vieille fille célibataire, elle s’appelait Merga HATTERin, son père était Lienhart HATTER. Ce dernier avait un frère qui s’appelait N. HATTER et il était prévôt. Cette Merga avait environ 40 ans, elle était une sorcière, c’est d’ailleurs ainsi qu’il a fait sa connaissance. Un jour, assise à califourchon sur une fourche, elle était sortie par la cheminée du fumoir ! Elle avait également ensorcelé une charrette de foin qui se renversa et en plein jour, vers les trois heures, elle concocta une averse de grêle si violente que les traverses en bois du fumoir s’en trouvèrent rompues.
- Jacob GINGLINGER, un vieil homme d’ici, était également un Maître sorcier. De ses mains il a frappé une jument de couleur brune avec une telle violence qu’elle s’est écroulée entre les brancards. Il avait fait la connaissance de cet homme autour de quelques verres de vin et plus tard lui, Strölin avait été bien cinq fois avec lui à des réunions de sorciers et sorcières sur la Neue Matte à Fessenheim.
A ces réunions il avait rencontré notamment:
Lienhart HATTER
Merga HATTERIN
Veltin WENNICH
Andres DUECHMAN, son beau-fils.
- Lors de ces rassemblements, ils ont concocté un brouillard qui détruisit les glands des chênes : c’est Jacob Gonglinger qui a fait le feu et lui, Strölin a cuit (mitonné) le brouillard dans une marmite en y versant de l’eau et toutes sortes de poudres et d’onguents que lui avait donnés le diable. Les trois hommes et Merga HATTERin se retrouvaient régulièrement sur ce même pré, sous un chêne.
Merga HATTERin et son beau-père se déplaçaient ensemble dans la charrette d’un journalier et lui Strölin, l’avait enduite d’un onguent et la tira lui-même…
- A Willen dans la vallée de Speichingen il a fait mourir deux enfants, qui s’appelaient N / N. L’esprit mauvais lui avait appris trois mots qu’il devait prononcer : FECTUM ADUM LACTARUM. Il frappa les enfants de la main, en prononçant cette formule et les enfants moururent. S’il prononce cette formule sur une personne, celle-ci meurt aussitôt.
- A Türben, dans la même vallée, il a fait périr deux hommes avec cette même formule de trois mots. Ils s’appelaient N / N.
- Il y a de cela un an et demi, à Rumersheim, il a donné à boire une poudre à l’aubergiste qui ne voulait pas lui servir du bon vin: son corps a enflé et il est mort en cinq jours.
Annotation dans la marge: „Ist also wahr befunden und von der Gemein da selbsten berichtet worden“
- Il a incendié la grange d’un paysan
- Pour soigner les malades, il utilise de petits cierges dont les gouttes de cire fondue versée dans l'eau prennent la forme d'éperons ou de pièces de monnaie (Rappen)
- Par une invocation à Dieu ou aux saints anges, il parvient à aveugler les gens de telle manière qu'on ne le soupçonne pas, sinon il aurait affaire au Diable. En faisant ainsi, il obéit à l'Esprit mauvais.
- Il lui est arrivé de faire une préparation avec des Wolff Wurtzlen qui devait servir à tuer des gens.
- Il y a 3 ans, il a donné à boire de ces Wolff Wurtzlen Wasser à la femme de Claus ROSS de Balgau, « welche ein böse Brust gehabt » et elle en est morte. Ce sein aurait été verderbt, corrompu, par une sorcière de Nambsheim qui s’était transformée en loup.
Annotation dans la marge: Diser Post hat sich Wahr befunden
- Il y a des années de cela, dans un village près de Burkheim, il a voulu aider une femme à l’agonie avec ses remèdes. Mais comme elle ne voulait ni lui donner à boire ni à manger, il l’a fait mourir en utilisant une Wolff Wurtzel qu’il avait déterrée près de Marbach.
Annotation dans la marge : au cours de notre inquisition, il s’est avéré que cette femme était toujours en vie…
Ces trois notes de marge sont surprenantes : elles signifieraient que les juges auraient pris la peine de vérifier les affirmations de Jacob Strölin en se livrant à une véritable enquête sur place, dans le premier cas à Rumersheim, puis à Balgau, et dans le dernier à Burckheim. Cette procédure est très rare dans les affaires que nous avons eues entre les mains : parfois on retrouve au domicile de l’accusé(e) le bâton (?) dont il / elle se servait pour frapper ses victimes, quelques brins d’herbes supposées magiques ou un peu de poudre dans une coquille de noix. Mais on se donne rarement la peine de vérifier si l’enfant que la prétendue sorcière aurait fait disparaître dans un village voisin avait vraiment disparu. Pourquoi d’ailleurs devrait-on douter d’un aveu ?
- Il y a 8 ans, il a rencontré à Endigen, dans le Breisgaw un jeune homme nommé SAUR qui habitait près de l’église du bas et qui souffrait de fièvres an Fieber krankh gelegen ainsi qu’un autre nommé Roggen Jöckhlin, plus âgé : il leur administre une poudre brune qu’HOLDERLIN lui avait donnée, et ils meurent tous les deux en deux jours.
- Dans sa jeunesse, alors qu’il n’était encore qu’un petit garçon, les païens lui ont inséré dans le haut du cerveau trois pois de couleur grise ainsi que du lard gras ???
Cette particularité physique, Jacob Strölin l’a montrée à des témoins et la leur a fait toucher : ils ont senti les pois rouler sous la peau… ...seÿe ihme in seiner Jugendt weil er noch ein kleines Büeblin war von den Heÿden dreÿ grawe Erbsen und feister Spekh oben in das Hirn geheilet worden.
- Il reconnait que par une simple formule tirée de son livre de bénédictions il est capable de rendre un homme insensible aux blessures par arme blanche ou par arme à feu…
- 38ème et dernier item des aveux: lorsque quelqu’un est victime d’un vol, il est capable de démasquer le voleur et de le contraindre à restituer le butin … wan jhemandem etwas gestohlen wirth, khonne er den Dieb bezwingen den Diebstahl wider zu bringen…
fin des aveux
(à noter que les aveux du 7 août sont en 25 points alors que ceux du 24 août sont en 38 points ! Mais entre le 7 et le 24 août il y a eu, le 9 août, une séance de torture « mit Gewicht » !..
Jacob Strölin a été exécuté à Rouffach, brûlé vif sur le bûcher, le 7 septembre 1630, en même temps que Christina Siger et Christina Eckart...
Quel âge avait-il ? Les documents ne précisent pas son âge, mais on peut le deviner d'après le premier item des ses aveux, vraisemblablement autour de 75 ans... Un vieil homme donc, que l'on a enfermé pendant quarante jours dans les geôles du château d'Isenbourg, dans des conditions qu'on a peine à imaginer, qu'on a interrogé en lui faisant subir les supplices de la Question et qu'on a fini par traîner sur le chemin du bûcher...
... l’homme nommé Jacque STRÖLIN estant sortis de l’assemblée, sera mis entre mains de l’exécuteur, qui le conduira sur la place vis-à-vis de l’église, le pincerat avec de tenailles gluantes sur le bras droit, et ensuitte sur la dite place sera encor pincé de tenaille gluantes sur la poitrine et pars qu’il a despecté le très saint sacrement de l’autel, le bras droit luy sera coupé, ensuitte jetté au feu tout vif, pour y estre brûllé et consommé en cendre....
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Notes:
.[1] Der Pfeifer (oder Pfeiffer) est au moyen-âge un mot qui désigne un musicien, quel que soit son instrument. Les Pfeifer jouaient de la flûte, d'autres du violon. C'étaient des musiciens ambulants qui jouissaient d'un statut particulier et constituaient souvent des confréries...
[2] Nusplingen est une commune de Bade-Wurtemberg (Allemagne), située dans l'arrondissement de Zollernalb, dans la région Neckar-Alb, dans le district de Tübingen.
Gérard Michel