Photo d'un ramoneur, vers 1850 (Wikipedia)
Histoire de ramoneurs...
L’anecdote relatée dans le document ci-dessous est datée du 13 janvier 1723, un mercredi, lendemain des jours de conseils "ordinaires". Les premiers jours de l’année sont, selon l’usage, les jours où sont reconduits les conseillers du Magistrat, et ceux où sont renouvelés les offices de la Ville : tous ceux qui au cours de l’année précédente occupaient un office rendent leur charge et en demandent la reconduction pour l’année nouvelle. C’est le cas pour des offices tels que celui de gourmet-juré, de jaugeur de tonneaux, d’aborneur, d’arpenteur, de maître des forêts ou des pâtures, de contrôleur des poids, des mesures...et celui de ramoneur…
Anno 1723, den 13. Januarii, an der ordtinarii jährlichen ämpter besatzung, hadt ein Caminfäger nahmens Jean Trompet, vor Rath, ein hochfürstlich Decret vorgewüssen, in welchem er jährlich gegen Erlag 80 Lib. tournois von der hochfürstlichen Cammer, in der Herschafft Ruffach, für ein Caminfäger angenomen wordten / beÿneben allen andtern Caminfäger verbodten, in gemelter Herschafft Camin zuefägen.
Es hadt aber auch zuegleich Jacob Jaquemell, der alte Caminfäger umb continuierung seines dienst angehalten, welcher alhiesigen Stadt schon undterschidtliche Jahr wohl versehen, mit Anerbüedten beÿ dem jenigen accordt so die Stadt mit ihme gemacht, namblich von eine Camin zuefägen dreÿ schülling stebler, die jenige in denen Stadtheüsser aber gratis, zueverbleiben. Weillen dan die Stadt Ruffach, nach altem brauch berechtiget die Caminfäger anzuenemen undt zue beurlauben, als hadt ein ehrsamer Rath, unangesehen des gemelten Decrets abgewüssen undt den alten Jaquemell confiermiert, wie solches ein Raths prothocoll vom gemeltem Tag zuefindten.
Es hadt zwar den 4. februarii 1723, H. Schultheiß Streng, im versambleten Rath, ein Brüeff eingelegt, von der hochfürstlichen Cammer an ihnen geschrieben, wegen gemelten Caminfäger, undt begehrt, das E:E:Rath solchen beandtworthen solle.
Ein ehrsamber Rath hadt hierauff seine verandtworthung den 2. Maÿ dises 1723 Jahrs prothocolieren lassen, mit Begehren das durch H. Stadtschreiber der hochfürstlichen Cammer ein extract darvon solle überschückht werdten, welches dan auch geschehen in welcher Veranttworthung, die Stadt ihro habendte Rechten deswegen probiert.
Ist also auff dises hin, die Stadt in disem ihrem Recht verblieben undt nachgehnts ihren wegen disem kein Eintrag weiters gethan wordten.
Ce jour-là, jour du renouvellement des offices, se présente devant le Conseil Jean Trompet, ramoneur de son état, porteur d’un décret de la Chambre de la Régence épiscopale qui attestait qu’il avait été nommé ramoneur dans la seigneurie de Rouffach, un poste qui lui accorderait le monopole de ramoner les cheminées dans la dite seigneurie, à l’exclusion de tout autre ramoneur, pour un salaire annuel de 80 livres tournois !
Le Magistrat n’allait pas contester un décret de sa seigneurie, et l’affaire semblait entendue pour le dit Trompet.
Sauf que, au cours de la même session du 13 Janvier, Jacob Jaquemell, à qui le Magistrat avait confié la charge de ramoneur de la ville et avait donné entière satisfaction les années précédentes, avait demandé qu’on le renouvelle, une nouvelle fois, dans son office ! Ses précédents contrats stipulaient que chaque cheminée ramonée lui rapporterait 3 schillings stebler ; par contre, les cheminées de maisons communales devaient être ramonées gratis !
Le Magistrat fit valoir alors que selon l’usage ancien, celui qui avait prévalu jusqu’alors, le Conseil de la Ville avait eu, de tous temps, le privilège d’engager - et révoquer- les ramoneurs. Et c’est ainsi que l’on décida de ne tenir aucun compte de ce fameux décret et de renouveler l’engagement du vieux Jaquemel… et cette décision a été sur le champ consignée dans le registre des protocoles du Conseil !
Suivit un échange de courriers entre Streng, le Schultheiss et la Régence épiscopale : le Conseil de Rouffach tint bon, fort de ses droits, et l’affaire en resta là !
La Ville avait gagné !
Commentaires :
En 1663, l’évêque cède ses territoires d’Alsace au roi de France et Rouffach, ainsi que l’Obermundat, devinrent français. Une ordonnance du 9 août 1680 établit publiquement la souveraineté de la couronne de France sur les territoires de l’évêque de Strasbourg et en septembre 1682 l’évêque Wilhelm Egon de Furstenberg reçoit par lettres du roi la confirmation de ses anciens droits.
Mais, par ces mêmes lettres patentes, la ville de Rouffach sera dépouillée des droits et des privilèges dont elle avait joui depuis des siècles : il s’en suivit une succession de querelles et de procès qui seront plaidés devant le Conseil souverain d’Alsace et dans lesquels Rouffach se référait aux anciennes chartes conservées dans ses archives et qui faisaient état des usages et des coutumes qui avaient prévalu jusqu’alors.
En 1727, la Ville de Rouffach décida de collecter et de rassembler dans un grand registre les anciennes chartes conservées aux archives de la Ville. L’objectif était d’opposer aux nouveaux règlements les droits, usages et coutumes anciennes, qui, au fil des siècles, avaient acquis force de loi. Ce registre, riche de près de 500 pages est une source exceptionnelle pour l’historien.
Notre texte figure dans ce registre, l’Urbaire de la Ville de Rouffach. Et pourtant il ne s’agit pas ici d’une charte, tout au plus le compte-rendu d’un fait divers…
Mais c'est là une escarmouche avec l’autorité épiscopale, celle d’Armand Gaston Maximilien de Rohan Soubise, cardinal de la sainte église romaine et évêque de Strasbourg ! Et qui se solde par une victoire contre la nouvelle autorité, dans les chamailleries entre la Ville de Rouffach et son seigneur, l’évêque de Strasbourg, un parisien, un protégé de l’ancien ennemi, le roi de France… Et il était important de faire figurer cette victoire dans ce registre destiné aux siècles à venir…
Deswegen wir, Rat, solches hiemit approbieren und confirmieren und erkennen dass solchem Buche und denen Inhalt jetzt und künftighin zu allen Zeiten Glauben zu stellen.
Geben zu Ruffach, den 28ten Augst 1727
Notes:
1. Le ramonage des cheminées est une obligation rappelée dans tous les règlements de police. En 1708, le règlement d'Armand Gaston Maximilien de Rohan, évêque de Strasbourg, précise dans son article 34:
" ...afin d'éviter l'incendie, ceux qui ne feront pas nettoyer leurs cheminées [...] tous les 6 mois seront condamnés à 20 livres d'amende... ", ( A.M.R. FF 59)
... un article de règlement qui garantissait au ramoneur de la Ville une activité régulière et un revenu confortable, et à l'évêque une rentrée d'argent qui lui permettait de renflouer les caisses vides de l'évêché...
2. Un document du 17 décembre 1666, intitulé Besichtigung und Visitation der Häusern (A.M.R. FF 59) est très révélateur de l'état déplorable dans lequel se trouvaient les cheminées des maisons visitées pendant la tournée d'inspection par les Conseillers du Magistrat: la plupart des cheminées sont classées "unsauber", insalubres, encrassées; d'autres, très nombreuses, sont enveloppées de piles de bois ou de centaines de fagots de sarments de vigne, mis là à sécher. Dans plusieurs maisons même, on constate l'absence totale de cheminée, bien qu'il y ait plusieurs foyers dans la maison, ou alors d'autres dont le conduit de fumée s'arrête dans les combles, sous la charpente... On ne s'étonne plus, dès lors, qu'il puisse y avoir des feux de cheminées et des incendies se propageant à l'ensemble d'un quartier...
3. Nous n'avons pas, pour l'instant, trouvé de traces laissées par les sieurs Trompet et Jaquemell (des welches, peut-être savoyards ou auvergnats?) dans les registres et autres actes notariés.
Gérard Michel