Benedict Blanck, condamné à combattre le Turc sanguinaire, ennemi héréditaire de la Chrétienté...
Dans la Série FF du fonds ancien des archives municipales de Rouffach, sont conservés tous les documents en rapport avec la justice civile et criminelle: chartes anciennes, recueils de coutumes, jugements en matière civile, procès-verbaux d'interrogatoires et jugements en matière criminelle, Urphedes prononcées à la suite de condamnations au bannissement, etc. C'est dans cette série que sont conservées une dizaine de protocoles de procès de sorcellerie, dont certains ont déjà fait l'objet d'articles dans obermundat.org
Nous proposons dans cet article quelques pages extraites d'un procès intenté à Benedict BLANCK, bourgeois d'Orschwihr, convaincu d'assassinat. Voilà comment l'affaire est présentée dans l' Inventaire sommaire des archives communales de Rouffach, série FF:
Extrait d’une sentence rendue en 1618 par le Magistrat contre Benedict BLANCK, convaincu d’assassinat et portant « qu’il fera le tour de l’église ayant le corps nu jusqu’à la ceinture et un sarpe nu à la main et restera durant l’office sous la chaise de prédication, ensuite fera un pèlerinage à Notre Dame des Ermites, où il confessera, puis servira trois ans en Hongrie et ne pourra, sauf grâce expresse du juge supérieur, se tenir dans l’évêché. La dite sentence a ainsi été publiée mais les gens du bailliage en ont protesté, sur quoi la Régence de Saverne a envoyé une étrange décision, savoir que le dit criminel ne sera pas dépouillé de ses habits comme dit est, ni restera devant la chasse de prédication, bien devant l’église, à condition que le magistrat qui est juge criminel ne pourra après donner aucune grâce, mais sera simplement juge ».
L'affaire ne s'est pas terminée avec la condamnation de Benedict Blanck. On en reparlera encore 78 ans après la date du premier document, avec une traduction en français de cette sentence, suivie d’un N.B., le tout signé par DEFERROT, notaire et greffier de la ville de Rouffach, le 18 avril 1696. Pour quelles raisons a-t-on ressorti un dossier après plus de trois quarts de siècles ? Pour l’instant, la question reste sans réponse…
A.M.R. FF 11 / 58, traduction en français datée de 1696 du document original en allemand de 1618:
Lundi 17ème septembre 1618
L’on a tenu conseil criminel contre le nomé Benedict BLANCHER, bourgeois d’Orschwihr, lequel depuis peux at esgorgé d’un coup de couteaux de nuit, Jacques, valet de Monsieur TRUCKSESS, dont la sentence a esté prononcée, scavoir qu’il fera le tour de l’église aÿant le corp nud jusqu’a la cinture et un sarpe nud à la main et restera durant l’office soub la chesse de predication, ensuitte fera un pelerinage à nostre dame des hermittes [7], ou il confessera puis servira trois ans en Hongrie et ne pourra sans grace expresse par escrit d’un juge supérieur,se tenir dans l’Evesché, comme paroit dans les actes.
N.B.
La dite sentence a été ainsi publiée, mais les gens du baillage en ont protesté, sur quoÿ messieurs de la régence de Saverne ont envoyé une estrange decision : scavoir que le dit criminel ne sera pas dépouillé de ses habits come dit esté, ny restera devant la chesse de predication, bien devant Eglise, a condition que le Magistrat qui est juge criminel ne pourra cÿ en après donner aucune grâce mais sera simplement juge
Collatione et traduit par moy, Notaire et Greffier de la ville de Rouffac, le dit Registre laissé es mains du Prévost de la dite ville le 18 avril 1696
Deferrot m.p. *
* la mention m.p. (également mppria , mpa ou mpria) placée derrière la signature est l'abréviation de manu propria qui indique que le document avait été personnellement par son auteur, de sa propre main
A.M.R. FF 11 / 57 Texte original en allemand, de 1618
Malefiz Recht gehalten den 17 Septembris Anno 1618
Und ist erstlich Umfrag gehalten, und erkant worden, daß heut Zeit und Tag seÿ I: hochfr:dht: Malefiz Recht zu besitzen. Nach solchem, ist Matheuß AVENEI, von der Clegern, alß Niclauß MILLERn Landschreibern, Appolinari DIDENEI Ambtschaffnern und Johan HOFFMAN, Marschalckhen, zu Fürsprechen genommen, auch mit Urtheil erkant darauf der Beclagt sich mit Geörg MILLER dem Herren Potten verfürsprechen lassen, so auch Ime zuerkant; Uff das, die Clegere mit dem halben Rhat zu beiständen abgetretten, und wider den beclagten, Benedict BLANCKHen, Burger zu Orschweir, dieße Clag fürbracht. Zwar aber ist vordrist der Beclagt der Banden ledig gelassen worden, beneben den Hüetern uferlegt, gute Sorg und Acht uf Inen zuhaben.
Chef d'accusation:
Il y a quatorze ans, lui et son père, ont cherché querelle avec un homme, un certain Meder Claus et l’ont mortellement blessé. A la suite de cela, ils ont tous deux pris la fuite. Depuis, le fils a sollicité sa grâce, il est revenu au pays et a promis de devenir meilleur. Ce qu’il n’a pas fait, puisque depuis il se comporte très mal, passant ses jours et ses nuits en ripailles et beuveries.
Il y a peu de temps, il a saisi par la barbe le Schultheiss d’Orschwihr, décédé depuis, lui demandant ce qu’il pensait faire de lui maintenant. Personne ne sait comment cela aurait fini, s’il n’y avait pas eu un témoin…
Il a également agressé le fils de Hans Meyer, lui demandant de se défendre, ce qu’il a fait, mais il l’a désarmé…
Pour finir, tout récemment, il a porté des coups de couteaux à Jacob, le charretier d’Orschwihr au service des Truchsess, lui a presque tranché la gorge, le blessant mortellement…
Clag ist dieß gewesen:
Vor 14 Jahren, hette er und sein Vatter uf‘m Feldt mit einem Mann, Meder CLAUß genant, zanckhende angefangen, Inen also verwundt daß er gestorben; darüber sie beede ußgerissen, der Vatter noch nit: er der Sohn aber seither Gnadt erlangt, wider einkhommen, sich vieler Pesserung anerpotten, aber seither mit fressen und sauffen Tag und Nacht übel gehalten. Unlangst, der verstorbenen Schultheiß zu Orschwihr, Wilhelm HARTERn, uf der Stegen beim Bart erwischt und gesagt, wie er meint, daß er mit Ime jetzt umbgehen solle. Wo auch ein Mann nit gewesen, niemandt wissen mag, wie es ergangen were.
Folgendts, des Hans MEYERs Sohn auch angriffen, sich zu wehren begert, welches er auch thuen müessen, der aber Ime das Wehr genommen.
Über das, hat er kurzlich den Karcher Jacob, des TRUCKSÄSSen Karcher von Orschweir, mit einem ungebürlichen Messer etlich Stich geben, fasst die Gurgel abgehawen, also mörderischer Weiß mit Ime umbgangen.
Suivent les questions du tribunal à l'accusé et l'audition des témoins, avant la lecture du verdict:
Lecture du verdict
Ist, nach angehörter Malefiz Clag, darauf gegebener [ver?] antwortung, beschehener Zeugen Verhör und deren Betrachtung, endtlich beederseitz gethanem Rechtsatz, darüber gehabtem Bedanckh und Erwegung aller Umbstandt, mit Urtheil erkant, wiewol der beclagt wegen fürgangener Entleibung, nach Inhalt Kaÿ: Malefiz Rechten, am Leib und also höher zu straffen, Jedoch, wegen beschehener Intercession der geislichen Priesterschafft, und Erwegung seiner armen unschuldigen vielen Kindern, so ist hiemit dieß Malefiz Richter Bescheidt: es soll der beclagt BLANCKH uf zuküfftigen heiligen Aposstels Mathaei Tag, ein bloß Schwerdt in seinen Henden biß uf den Gürtel am Leib entblößt, welches alles der Scharpfrichter verrichten solle, umb die Kirchen herumb tragen, deßgleichen durch das h: Ambt der Mess, und Predig auß vor der Canzel also offentlich stehen bleiben, der Jungst und meniglichen zu einem Abscheu und Exempell. Wann das solches geschehen, so soll Er, Beclagte, ein Urphet über: und von sich geben, sich alßbaldt nacher Unser Lieben Frawen gehen Einsidlen zu verfüegen, seine Sündt zu bereuhen und beichten, demnach von dann sich drei ganzer Jahr in UNGERN zu begeben, wider den Erbfeindt christenlichen Namens den bluethunden, der Türckhen für das Vatterland ritterlich streiten. also weder Vor noch Nach diesen dreÿen Jahren, ohne sonderbarer Begnadigung der Landts:fr:hoh: Oberkeit und Fürweisung begl …bter Urkunden seines ehrlichen Behaltens, Abscheidens und beschehenen Beichtes in dießem Bistumb Straßburg. im wenigsten sich nit mehr befinden und sehen lassen solle noch dörffe, Oder, da das geschehe, er alsdann, ohn vernere Clag, vom Leben zum Thodt gericht werden sollte und müesste, solang dan dan und biß solches Bueß des Schwerdt Tragens und Vorgebung der Urphedt beschicht, soll er in gueter gwarsame wider ufenthalten und verwort werden.
Nach beschehener Eröffnung, hat der beclagt dießer Urtel zum höchsten bedanckht, die Clegere aber ab getretten und fürbracht, sie hetten die Urthel Ihres Inhalts auch vernommen wollten aber solches gehöriger Ortten underthenig gehorsamblich referieren und ferners Bescheidts gewertig sein.
N.B. Es haben die Ambtleuth Abschrifft der Urthel begert, so Ihnen alßbaldt geben worden.
Il a été reconnu que l‘accusé, pour l’assassinat dont il s'est rendu coupable, devait être puni selon le code juridique de l’Empire, par la peine de mort.
Cependant, à la suite de l’intercession du clergé et en considération de ses nombreux enfants innocents, les juges des affaires criminelles ont décidé ce qui suit :
l’accusé, Benedict Blanck, devra le jour de la saint Matthieu l’apôtre (21 septembre), faire amende honorable et se présenter, le corps dénudé préalablement par l’exécuteur des hautes œuvres jusqu’à la ceinture, et portant une épée nue dans les mains et faire ainsi tout le tour de l’église. Il devra également se tenir debout publiquement devant la chaire à prêcher pendant toute la durée de la sainte Messe, afin d’inspirer l’aversion à tous les présents
A la suite de cela, l’accusé devra signer une Urphed par laquelle il s’engage à se rendre au plus tôt au pèlerinage de Notre-Dame à Einsiedeln pour s’y confesser et implorer le pardon de ses fautes. Puis il devra rejoindre la Hongrie où, pendant trois années entières il s'engage à se battre pour sa patrie, comme un chevalier, contre l’ennemi héréditaire de la chrétienté, les turcs assoiffés de sang.
Ni avant ni après cette période de trois ans révolue, il ne pourra ni ne devra revenir dans les terres de l’évêché de Strasbourg sans avoir obtenu au préalable la grâce de notre prince et sans pouvoir produire un document officiel attestant sa conduite honorable au combat et la confession de ses fautes.
S’il manquait à son serment et revenait au pays sans ce document, il serait passible immédiatement et sans jugement préalable, de la peine de mort.
Jusqu’au jour de l’amende honorable, l’épée à la main, et le jour où il prêtera le serment de l’Urphed, il devra être tenu sous étroite surveillance et bonne garde.
L’article 137 du code de procédure pénale, Constitutio criminalis Carolina, dit la Caroline de 1532, prévoit pour l’assassinat, la peine capitale : l'accusé peut être condamné à être roué ou à être décapité selon qu’il s’agit d’un meurtre délibéré ou d’un homicide par colère. Pour inspirer plus d’horreur, le supplice peut être précédé d’une peine supplémentaire, comme de tenailler le criminel ou le traîner sur la claie.
Mais la vie de Benedict Blanck sera épargnée : il bénéficiera d’une indulgence qu’il doit à l’intercession de membres du clergé et le tribunal a également pris en compte ses nombreux enfants (il en a quatre) ! Il sera condamné au bannissement, à l’interdiction de demeurer sur les terres de l’évêché de Strasbourg. De plus, il prête serment de combattre les troupes turques en Hongrie pendant une durée de trois ans.
A quoi ce mauvais garçon, ivrogne et bagarreur, doit-il l'intervention et l'intercession des prêtres et des religieux? Aucune des pièces conservées ne permet de répondre à cette question.
Une punition légère?
Une punition qui comparée au supplice de la roue ou à l’exécution à l’épée, peut, à l’heure actuelle, nous sembler bien légère.
Mais être condamné au bannissement, ce n'est pas seulement une interdiction de séjour, c’est être condamné à la perte de la protection de la loi. Le banni devient hors-la-loi, rechtlos, la loi ne s’applique plus pour lui et ne le protège plus : il est vogelfrei, libre comme l’oiseau, à la merci des prédateurs. On peut le voler, le frapper, le persécuter, le tuer, sans enfreindre la loi, puisqu’il est déjà « civilement mort ».
A la merci des prédateurs...
Etre condamné au bannissement, c’est perdre son appartenance à la communauté : ses biens sont confisqués et surtout il ne pourra s’établir sûrement et durablement dans aucune autre seigneurie, ne pouvant faire la preuve de son Manrecht, c’est-à-dire l’autorisation d’émigrer et de changer de seigneurie, ni d’une attestation qu’il ne fait pas l’objet d’une condamnation et de poursuites de la part de son précédent seigneur.
Qu'est-il devenu?
Benedikt Blanck reviendra-t-il au pays, bénéficiant d’une grâce autorisant son retour ? A-t-il seulement accompli son pèlerinage à Einsiedeln ? A-t-il réussi à rejoindre la Hongrie ? Son caractère fougueux lui aura-t-il permis de se distinguer au combat ? Peut-être a-t-il simplement rejoint l’une des nombreuses troupes de vagabonds, ou de brigands détrousseurs, coupe-jarrets ? Ou a-t-il fini au cours d’une rixe après une beuverie ? Nul ne le sait.
En septembre 1618, la guerre contre le Turc en Hongrie n'était plus vraiment d'actualité: mais sans doute les dernières informations sur les événements de Prague du 23 mai de la même année, qui allaient déclencher la guerre de Trente Ans, n'étaient-elles pas encore parvenues aux braves juges qui ont condamné Benedikt Blanck ?
Les archives de Rouffach conservent quelques douzaines de verdicts semblables: se confesser à Einsiedeln et partir combattre l'ennemi héréditaire de la chrétienté, le Turc assoiffé de sang (de plus allié du roi de France!), était devenu une formule figée, utilisée en copié-collé dans la plupart des sentences de bannissement. Les braves bourgeois de Rouffach ne savaient sans doute pas où situer la Hongrie ni ce qui s'y passait, et aucun d'entre eux n'avait jamais vu le moindre turc... Et on continuera de sonner, tous les vendredis à midi, une courte volée de cloches pendant laquelle les fidèles sont tenus de prier trois Notre Père et trois Ave Maria, en l'honneur de l'amère Passion de Jésus Christ afin que prenne fin la menace des invasions de l'ennemi turc, assoiffé de sang...
Ce qui est curieux, c’est que l’on parle encore de ce Benedikt 78 ans après sa condamnation : pour quelles raisons a-t-on ressorti les pièces de son dossier et pourquoi les a-t-on fait traduire en français par un notaire ? Une demande de l'administration fiscale ou une requête de descendants, au sujet de droits de succession, de droits de propriété sur des biens, des rentes? Ou pour "faire jurisprudence" dans une affaire similaire?
Le mystère demeurera...
Gérard Michel