A peine le brasier dévorant Notre-Dame était-il éteint que naissait la polémique autour de la reconstruction de la cathédrale de Paris : allait-on reconstruire à l’identique où, au contraire, inscrire le monument dans notre siècle, en utilisant des matériaux d’aujourd’hui, acier, titane, verre et même cristal pour la flèche ?
Interrogé sur ce sujet, Rudy Ricciotti, l’architecte du Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée de Marseille (Mucem) qui, plus près de nous, a signé le nouvel écrin de la bibliothèque humaniste de Sélestat, entrevoit avec beaucoup d’humour et de clairvoyance, les empoignades entre décideurs : « Je me régale, je me réjouis déjà à l’idée du bordel que ça va foutre ! »
Il faut se rappeler que cette cathédrale ne s’est pas construite en une génération, qu’elle est, comme la plupart de nos cathédrales et églises, une superposition d’époques où chaque siècle a laissé son empreinte à travers les styles, les techniques et les matériaux « à la mode ».
Notre Eglise Notre-Dame de Rouffach en est une parfaite illustration. Elle est un «mille-feuilles» une accumulation de strates résultant d’agrandissements, de démolitions, de reconstructions, d’erreurs, de « repentirs », sur près de mille ans.
Notre ambition n’est pas ici de refaire l’histoire de notre église, et de l'assortir de leçons d’architecture: nous souhaitons simplement rendre le lecteur - et surtout le visiteur de Notre-Dame de Rouffach - attentif aux traces laissées dans la pierre par les architectes maîtres-d’œuvre et les compagnons successifs, qui témoignent d’une adaptation « à la mode » du temps, au goût du jour.
Avant même de pénétrer dans l’église côté sud, le visiteur sera sans doute surpris de se trouver face à un portail du plus pur style roman ouvrant sur une nef gothique !
A l’intérieur, le visiteur attentif saura reconnaître les étapes de construction successives et les différents styles :
le roman du XIème siècle:
dans la croisée du transept, les deux absidioles à la hauteur vertigineuse, vestige d’un édifice roman de dimensions exceptionnelles, à plafond plat en bois :
les voûtes du XIIème siècle:
elles remplacent le plafond en bois des bras du transept : ce voûtement a nécessité de refaire les fenêtres du haut à une distance plus rapprochée. Mais la trace de ces modifications en est toujours restée visible… A l’extrême fin du XIIème siècle, une reprise de l’église fut entreprise : peut-être à la suite d’un incendie qui aurait détruit les plafonds de bois ? A moins qu’on ait cédé à une mode et à un savoir-faire nouveaux ?
vue de l'intérieur...
et vue de l'extérieur, où l'on voit bien les deux fenêtres rapprochées et abaissées pour permettre de les "coincer" sous les arcs de la voûte...
Toujours est-il qu’on prit le parti de couvrir les croisillons de voûtes de pierre : le malheureux incendie qui détruisit très récemment la charpente et la toiture de Notre-Dame de Paris a montré combien une voûte en pierre était capable de résister aux flammes, protégeant ainsi la structure de l’édifice. Dans beaucoup de documents conservés aux archives de Rouffach on retrouve la mention unter dem Gewölbe, sous la voûte, sous-entendu à l’abri de la voûte, lorsqu’il s’agit du lieu où l’on voulait conserver des chartes précieuses.
le gothique primitif de la première moitié du XIIIème siècle
la tour centrale de la seconde moitié du XIIIème siècle
une tour initialement tour-clocher, de forme octogonale qui s'élève au-dessus de la coupole romane sur trompe de la croisée du transept...
dans le dernier quart du XIIIème siècle, la construction du chœur gothique:
la démolition du chœur roman, sans doute à chevet plat, remplacé par le chœur actuel avec son chevet à cinq pans, a laissé des traces visibles encore aujourd'hui:
On distingue sur cette photo quelques moellons et un corbeau "oubliés" au moment de la démolition du chœur roman, remplacé par le chœur actuel: à gauche, l'absidiole avec sa fenêtre romane (côté nord), à droite l'appareillage du "nouveau" chœur et à l'avant-plan la toiture de la nouvelle sacristie (moderne)
le gothique flamboyant du début du XVIème siècle:
le visiteur se demandera sans doute ce que fait une clé de voûte marquée de la date 1508 dans une voûte en forme d’étoile, dans un bras de transept roman percé d’une haute fenêtre gothique à réseau flamboyant ! L’historien d’art y perdrait son latin !
On remarquera sur la photo suivante le peu de place qui reste au dessus des deux fenêtres romanes du bras sud du transept, "écrasées" par la nouvelle voûte...
Sur la même photo, des fenêtres jumelées romanes, dans le mur roman du bras sud du transept, une voûte en étoile fermée par une clé de voûte de 1508, une fenêtre gothique à réseau flamboyant percée dans un mur roman. Sur le troisième mur qu'on ne voit pas, une absidiole romane d'une surprenante hauteur, vestige d'un édifice primitif de dimensions exceptionnelles...
la flèche d’architecture flamboyante de la lanterne dans une nef du XIVème siècle:
elle abrite une Vierge à l’enfant de la fin du XVème siècle:
les tentatives pour continuer la tour sud, au XVème siècle
elles seront arrêtées dans leur élan, et accoucheront d'un toit en pyramide plate surmontée d’une flèche à huit pans qui, sur certains documents anciens semble vrillée…
les vestiges du jubé, démoli en 1718…
les vestiges de peintures murales
dans la dernière travée de la nef, côté nord, rescapées d'un lessivage consciencieux effectué de 1867 à 1869. Combien de restaurations imbéciles ont définitivement sacrifié des trésors, à coup de décrépissages, grattages, lavages et enlèvement de peinture des murs, dans le but de mettre à nu et de retrouver la "pureté originelle" de l'édifice, oubliant que l'intérieur de nos églises anciennes était souvent crépi, couvert de fresques ou de peintures murales!
dans la nef, des traces laissées par les campagnes de construction successives:
à la reprise d'une nouvelle campagne de travaux, quelques années ou dizaines d'années plus tard, les maîtres d'oeuvre et les compagnons tailleurs de pierre ne sont plus les mêmes: le temps a passé, la "mode" a changé, on continue dans le nouveau style, à sa manière... plus fin, plus léger, plus élégant... mais en respectant l'ébauche laissée par le prédécesseur... En observant attentivement les voûtes de la nef, le visiteur attentif trouvera de nombreux exemples identiques...
les grands travaux du XIXème siècle, les vitraux de 1895 - 1899, la chaire, le chemin de croix, les confessionnaux, tambours de portes …
lancés en 1865 sous la direction de Maximilien Emile Mimey (1826-1888) fidèle émule de Viollet-le-Duc, dans le style néogothique. Le lecteur pourra se reporter aux articles parus sur obermundat.org, relatifs à ces importants travaux qui ont donné à l'église de Rouffach son aspect actuel, avec sa tour-clocher nord et la tour sud, restée inachevée. (voir les trois articles de Pierre-Paul Faust: L'église Notre-Dame de Rouffach au dix-neuvième siècle
Nous ne parlerons pas ici de l’orgue, lui aussi livre d’histoire, qui abrite dans son buffet néo-gothique un orgue de 1855, avec une partie instrumentale de la première moitié du 17ème siècle et un apport important du XXème siècle avec la restauration et l'agrandissement par Alfred KERN en 1983. Un « expert » de l’orgue alsacien, dira de cet instrument qu’il était « un orgue sauvagement hybride... dont toutes les pièces ont une origine différente, sans aucune unité de style... »...
Aurait-il trouvé une unité de style dans notre église ?
Pourtant rien de dissonant, malgré l’étonnante diversité des apports de son histoire... Bien au contraire, elle révèle une belle unité et une vraie harmonie... Mais il faut prendre le temps de prendre le temps, de respirer le lieu, de lever la tête, se donner la peine de la lire: découvrir une église, une cathédrale, c'est un peu un jeu de piste, à la découverte des traces laissées dans la pierre par les bâtisseurs...
Bonne visite...
Gérard Michel
Les plus anciens de nos lecteurs se souviendront sans doute de conférences et de visites guidées de l'église Notre Dame de Rouffach par Jacques Ehrhart dans lesquelles il rendait son public attentif à ces traces laissées dans notre église par les hommes et le temps. Je le remercie ici de m'avoir fait découvrir une multitude des détails que mes yeux, alors peu entraînés à ce genre d'exercice, il y a près de quarante ans, n'avaient pas su voir...
Merci Jacques...
portrait de jeune femme, coiffée du touret, coiffure traditionnelle du XIIIème siècle sur la porte de la sacristie
photos couleur Gérard Michel