Juifs brûlés vifs pendant la peste noire
Page du Liber chronicarum 1493
La présence juive en Alsace est attestée depuis l’an mil. Les Juifs d'Alsace se constituent en communautés, d'abord "protégées" par l'Empereur, l'évêque, les municipalités. Ils n’auront pas à souffrir des expulsions décidées par les rois de France, mais seront persécutés lors de l’épidémie de peste noire qui sévit en Europe de 1347 à 1349. Sous prétexte que les Juifs auraient empoisonné, ou fait empoisonner les puits, provoquant la Peste noire, on massacrera la collectivité juive de presque toute l'Alsace, en confisquant, bien entendu, leurs biens.
Une communauté juive s'était établie très tôt à Rouffach. Dès le 13ème siècle, fut édifiée une synagogue dont le bâtiment subsiste rue Ullin. Depuis les massacres de 1309 et 1338, plus aucun Juif n'a habité Rouffach. La tradition parle d'un herem, une véritable mise au ban de la société juive, un interdit prononcé contre cette ville.
Nous proposons ici un premier article sur ce sujet , un épisode sombre de l'histoire de Rouffach, aussi sensible que celui des procès de sorcellerie du dix-septième siècle...
situation de l'ancienne synagogue rue Ullin, esquisse de Charles WINCKLER
Dans un parchemin de 1465 [1] (A.M.R. AA 2), Ruprecht, évêque de Strasbourg par la volonté de Dieu, déclare :
…das wir, oder unser Nachkommen, keinen Juden jetzo oder hernach haushebliche oder mit Wohnungen in unser Mondath, in Stätt, Dörffe oder im Lande kommen lassen sollen oder wellen…
…que nous ou nos successeurs ne doivent permettre, ni aujourd’hui ni à l’avenir, qu’un juif possède maison ou habite dans notre Mundat, que ce soit dans les villes, les villages ou la campagne…
Dans plusieurs articles de ce site, nous avons évoqué l’Urbaire de la Ville de Rouffach, URBARIUM RUBIACENSIS CIVITATIS ou Stadt Buch und Urbarium von Ruffach, rédigé à partir de 1727 par Jean-Simon Muller et Jean Paul Geschickt. Cet ouvrage était une tentative pour rassembler les anciennes chartes et lettres conservées aux archives de la Ville contenant les anciens droits, usages et coutumes qui jusqu’alors avaient eu force de loi depuis des siècles, pour les opposer aux nouveaux règlements parus après la session de l’Obermundat à la couronne de France en 1663. Une ordonnance du 9 août 1680 établit publiquement la souveraineté de la couronne de France sur les territoires de l’évêque de Strasbourg et en septembre 1682 l’évêque Wilhelm Egon de Furstenberg reçoit par lettre du roi la confirmation de ses anciens droits.
Mais, par ces mêmes lettres patentes, la ville de Rouffach sera dépouillée des droits et des privilèges dont elle avait joui depuis des siècles : il s’en suit une succession de querelles et de procès qui seront plaidés devant le Conseil souverain d’Alsace, dans lesquels Rouffach se réfère aux anciens documents conservés dans ses archives et qui faisaient état des usages et des coutumes qui avaient prévalu jusqu’à présent. En 1723, la ville de Rouffach adresse au Conseil Souverain un mémoire par lequel elle fait appel à l’application de plusieurs articles du règlement promulgué par le roi de France Louis XV, en particulier l’article 8, qui permet à l’évêque de Strasbourg d’autoriser les israélites de s’installer sur ses terres, donc à Rouffach, moyennant une certaine somme d’argent.
Ce mémoire est dit « mémoire instructivé », c'est une argumentation qui rappelle les événements successifs qui ont marqué les relations entre les bourgeois de Rouffach et les juifs depuis le moyen-Âge.
Voici ce texte et sa traduction :
Widter d. 8. Articul gemeltem Reglement appelliert beschwehrt sich die
Stadt Ruffach, in welchem dem Bischoff von Strasburg, in
seinem Bistumb erlaubt, ohne Ausnahm, in seinem Bistumb
die Judten zue setzen undt anzuenemmen, gegen einer gewüssen
Summa Gelts, weillen dan in Anno 1309 in der Stadt Ruffach
die Brünen vergüfft, undt nachgehnts undter denen bürgers Leüten
grossen Sterbendt endtstandten, so haben die Bürgersleüth damahl
alle Judten so sich in der Stadt befundten zue Todt geschlagen
undt veriagt undt als die Judten sich nachgehnts widter eintringen
wollen, seindt durch die Burger in Anno 1338 auff Pauli
Bekehrung Tag widter auff die 300 Judten aus der Stadt gestossen undt
auff einem gewüssen Orth verbrendt wordten, welches Orth noch heütiges
Tags die Judten Matt genandt würdt. undt hadt sich damahl die
Stadt Ruffach dises lossen Judten Geschlecht vollig entwehrt, undt
loss gemacht, wie solches in dem pergamentenem Stadtbuech zue:
findten, auch das Testimonium odter Previlegium, in der
Pfarkürchen von dem Jahr 1444 ordendtlich verzeichnet undt an der
Mauren abgemahlt befindtet.
"La ville de Rouffach fait appel contre le 8 ème article du dit règlement (la phrase est corrigée et devient : la Ville se plaint du 8ème article…la nuance est significative) qui permet à l’évêque de Strasbourg d’accepter sans exception et d’installer dans son diocèse les juifs, contre une certaine somme d’argent. En l’année 1309, les juifs ont empoisonné les puits, occasionnant ainsi la mort de nombreux bourgeois. C’est pourquoi les bourgeois de la ville ont tué tous les juifs qu’ils ont trouvés dans la ville et fait fuir les autres. Quelques années plus tard, les juifs voulurent à nouveau pénétrer dans la ville : en l’année 1338, le jour de la Conversion de Saint Paul, les bourgeois ont pris dans les trois cents juifs qu’ils ont menés dans un certain endroit pour les brûler : cet endroit a gardé jusqu’à aujourd’hui le nom de Judenmatt, le pré des juifs. Et c’est ainsi qu’à cette époque, la ville de Rouffach s’est débarrassée totalement et définitivement de cette mauvaise engeance juive, comme cela peut se lire dans un Urbaire sur parchemin dont les termes ont été reproduits en peinture en l’année 1444 et visibles sur les murs mêmes de l’église paroissiale."
Worauf dan unserer gnädtiger Fürst undt Herr, Büschoff Ruebrecht
die Ruffacher befreÿdt durch ein Brüeff von dem Jahr 1472
keine Judten mehr in der Stadt zue gedulten undt anzuenehmen
welche Freÿheit alle nachkommendte Bischoff bestädtiget, als Bischoff
Leopold in Anno 1614 undt Büschoff Leopold Wilhelm von dem
Jahr 1653. welche in ihrem gegebenen Brüeff undter andtern Worthen
nachvolgendtes melten: da bekennen Wür uns das wür geschworen
handt, für uns undt alle unsere Nachkhomen, die obgenandte unsere ehrbahre
Leüth in Städten, Thällern undt Dörffern, niemandt ausgescheidten, so
zue derselben Munthat gehören, die nun da gesessen seindt odter
hernach komen, beÿ allen den alten Freÿheiten, Rechten undt
Gewohnheiten, und auch den freÿen Zug lassen bleiben, etc.
Auch seindt nach dieser Austilgung der Juden die Stadt Ruffach durch
Keÿser Sigmundt in Anno 1434 undt König Fridterich in Anno 1442
befreÿdt wordten, in welchem sÿe undter andtern Worthen, nachvolgendte
melten: wür bestättigen undt confiermieren ihnen auch alle
undt jegliche, ihre Freÿheit, Privilegia, Gnadt, alt Herkhommen undt
guete Gewohnheidten, die sÿe von römischen Keÿsern und Königen, unseren
Vorfahren am Reich undt andtern Herren redtlichen hergebracht haben.
Also hoffen wir das wir in unserer 400. jähriger Possession
dises heillosen judten Gesindts werdten endtlassen bleiben
und auf vorgemelte Freÿheit manuteniert werdten.
Note: Freÿheit et befreÿen signifient ici privilèges et privilégier (et non liberté et libérer)
"A la suite de quoi notre prince et seigneur, l‘évêque Ruebrecht a doté en l’année 1472 les bourgeois de Rouffach d’une charte, qui leur accorde le privilège de ne plus tolérer ni admettre de juifs dans leur ville. Ce privilège a été confirmé et renouvelé par tous les successeurs de Rueprecht, en particulier par Leopold en 1614 et Léopold Wilhelm en 1653 en ces termes :
Nous avons solennellement juré, en notre nom et en celui de nos successeurs, que toutes les personnes citées ci-dessus nos honorables sujets de nos villes, villages et vallées, sans aucune exception, qui y résident ou viendront à y résider, soient maintenus dans leurs droits, coutumes et privilèges…
Aussi après que les juifs eurent été extirpés de la ville, l’empereur Sigmundt en 1434 et l’empereur Friederich en 1442 dotèrent la ville d’une charte dans laquelle il est dit ce qui suit : Nous confirmons à tous et à chacun leurs privilèges, droits, coutumes et usages que leur ont accordés les empereurs du saint Empire romain, nos prédécesseurs dans l’Empire.
Aussi espérerons-nous cette populace juive impie reste bannie de la ville comme elle l’est depuis quatre cents ans et que les privilèges ci-dessus cités nous soient maintenus."
Il n’y a plus rien à ajouter, l’histoire des israélites de Rouffach est faite… Sauf qu'il s’agit là de documents polémiques qui cherchent à convaincre, par tous les moyens : l’enjeu est de taille, il s’agit de protéger ses acquis et tous les coups sont permis, y compris celui d’exhiber des faux…
Les auteurs de ces requêtes omettent, volontairement ou non, d’évoquer un règlement diffusé en novembre 1700 (A.M.R. JJ 7) qui certes permet aux israélites de s’installer et d’habiter dans les villes et villages de l’évêché, mais qui limite considérablement leurs libertés, en particulier dans le commerce de l’argent… Rouffach, finalement, fera en sorte que les israélites continuent à résider hors de la ville, dans des communes voisines où ils forment souvent des communautés importantes: ils continueront à tenir commerce en ville, mais habiteront hors les murs. La seule localité du bailliage de Rouffach où les Juifs seront autorisés à résider avant la Révolution, sera Soultzmatt, bien que le privilège de 1472 s'appliquât à toutes les localités du Haut-Mundat - "in Stätt, Dörfer oder im Lande".
pour terminer sur une note un peu moins triste… une anecdote tirée de l’article du Dr. GINSBURGER
En 1848 le prince Louis Napoléon est élu président de la République et on pouvait espérer une situation plus calme : les juifs d’Alsace se réjouissaient de la nouvelle constitution qui garantirait à tous une totale égalité de droits et pensaient naïvement que plus aucun chrétien ne s’opposerait plus à eux : on était dans une République, dans un état dont tous les citoyens se considéraient comme frères.
Confiant, un israélite de Soultzmatt du nom de Moïse WEIL se rendit un beau jour avec sa famille et tout son bien à Rouffach afin de s’y établir, pensant qu’il y serait bien plus à l’aise pour y gérer ses affaires.
Mais au réveil du lendemain de son arrivée, il constata à son grand étonnement qu’il n’y avait plus aucune tuile sur son toit ! Les bourgeois de Rouffach avaient commencé leur œuvre, avec comme projet pour les jours à venir de désosser complètement la maison jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien si ces intrus ne déguerpissaient pas au plus vite pour retourner là d’où ils venaient. Depuis ce temps-là, plus aucun juif n’a tenté de s’installer à Rouffach !
à lire sur le même sujet:
Die Juden in Rufach von Dr. M GINSBURGER Rabbiner 1906
Die Judengasse und die Synagoge in Rufach, von C. WINCKLER, Baurat und Konservator der historischen Denkmäler 1906
dans sa chronique (1510-1530), Materne BERLER rend compte du massacre des juifs de 1338:
Von den Juden erschlagen und vertriben zu Ruffach Anno M.CCC.XXXVIII Jar. folio 111b
Nachdem die Juden, an sanct Paulus bekerung tag, anno M.CCC.XXXVIII jar, erschlagen und vertriben worden zu Ruffach, nam byschoff Bertold der selbigen erschlagnen Juden all yr hab und besitzung mit verwilgung keysers Ludwig, pfaltzgraffen bey Rheyn, als eim houpt und oberherr aller Juden, und ward der gross schon Juden hoff gelegen in der Juden gassen, yetz mal genant Hassengass, geben von dissem bischoff herr Rudolffen kylchherren zu Gundeltzheim, welcher den ze kouffen gab Andres BERLER, und hab Ich, Matter BERLER diessen verwilligungsbrieff funden hynder minem vatter Thoman BERLER, als er starp anno 1515 am XIX tag dess monatz octobris, welcher ist gewesen XLVIIII iar ein rattsherr und nie verendert worden bitz an syn endt. Diessen brief hab ich ze word und word abgeschriben, als dan hernach volgt:
suit la copie de la charte de l'empereur Louis qui confirme avoir donné ce Juden Hof à Bertolt, évêque de Strasbourg qui l'a lui-même donné à Rudolff de Guebwiller, curé de Gundolsheim...
Plus tard cette "belle cour des juifs" a été vendue à la famille BERLER.
[1] Collationné la présente copie sur le livre intitulé Stattbuch ou Urbaire de la Ville de Rouffach en parchemin de l’année 1465 et à iceluy rendu conforme par moy, soussigné avocat et secrétaire interpret (sic) au Con. souverain d’Alsace, fait à Colmar ce 20 juin 1725 Müller