Materne BERLER, né à Rouffach en 1487 et décédé à Gueberschwihr vers 1573, a fait ses études à l’école latine de Sélestat, creuset de l’humanisme alsacien, comme élève de Jérôme GUEBWILLER (1473-1545) puis à l’Université de Bâle (1507-1509). Il s’inscrit dans le courant humaniste qui s’épanouit au XVIe siècle, qui en est l’âge d’or dans l’ensemble de l’Europe de la Renaissance. Sans atteindre la notoriété des illustres humanistes qu’il a pu côtoyer au cours de ses études, Sebastian MUNSTER, Beatus RHENANUS, Ulrich ZWINGLI, ERASME de Rotterdam ou Jakob WIMPFELING, Materne BERLER a légué une chronique dont de nombreux passages sont précieux pour l’historien. Cet ouvrage au style parfois embrouillé et lourd est, comme beaucoup d’ouvrages de la même époque, une compilation de récits empruntés à diverses sources, mais il recèle quelques pages de vraie chronique familiale dans lesquelles l’auteur livre quelques souvenirs de son enfance à Rouffach.
Cette Chronique de 794 pages a malheureusement disparu dans l’incendie de la bibliothèque de la Ville de Strasbourg en 1870. Quelques pages, 120, recopiées sur l’original avant sa destruction, ont été publiées par L.SCHNEEGANTZ dans le Code historique et diplomatique de la ville de Strasbourg, Strasbourg 1843.
Dans le passage que nous avons choisi de présenter, BERLER rappelle un souvenir de son enfance, sur les marchés de Rouffach, dans une page dans laquelle il traite de l’introduction en Alsace de la vérole maligne ou du mal français, la syphilis, importée en 1495 par les soldats revenant de la campagne de Naples.
texte original en allemand:
Von Ursprung der bosen blattren, die frantzossen genant.
Anno domini M.CCCC.XC.IIII jar, do zouch der frantzesich kunig Carolus octavus mitt grossem heresskrafft in Neaplos, und am ersten tag dess monatz januarii ward die houbtstatt Neapolis auffgeben anno 1495, und also in XII tagen erobert er das gantz land Neaplos und vertreibt den neapolischen kunig Alphonsum mitt sampt synem sun Ferdinando. In solchem heresszug und leger erhub sych ein kranckheit die formals kein mensch nye gesehen hette, genant die bossen blattren, und dieweil zye yren ursprung entfangen hetten und genummen in dem frantzesischen volck, wurden sye frantzossen genant. Solche ungehörte kranckheit brachten die lantzknecht auss dissem kryeg yn Thutschlandt. Und kundt diesse kranckheit anfencklich kein mensch heilen, do durch vil lutt verdurben. Edlichen brandt es locher yn den leyp, und nass und backen hynweg, und auch den hals dar durch vil menschen erstlich diesser ding unwiessen befleckt wurden und vorab durch die Weiber.
[…]
Blattren an fieschen und tier.
Diesse blattren waren also erbsuchlich das die fiesch in den weigeren und stillstonde wasseren solche kranckheit entfingen, deren ich mangen uff dem fieschbanck zu Ruffach feil gesehen hab. Dess glichen wurden damit vergifft schaf, hundt und ross.
Zu diessen zitten erhub syech ein walfart der plattrischen menschen zu sanct Filliach im Westerrych.
Es lagen diesser armen menschen vol allenhalb alle feld capellen wan sy nyemantz hussen nach herbergen wolt. Zu Ruffach underschlug man der feldsyechen stub und vermeint es wer geschlecht der maltzey, und sollten also bey einander wonnen. Das wollten die maltzen nitt thun und vermeinten etwas gesunder syn. Do teilt mans wieder von einander. Sye verlondt keynnen on ein bosse letz.
Fol: 196.
traduction:
De l’origine de la grande vérole, appelée la française, ou mal des français…
En l’année 1494, le roi de France, Charles VIII avec sa puissante armée envahit la région de Naples et le premier jour de janvier 1495, Naples, la capitale, rendit les armes. Les français prirent le commandement de tout le pays et mirent en fuite le roi Alphonse ainsi que son fils Ferdinand.
Au cours de cette expédition, au long de la marche des armées et dans les campements des soldats, apparut une maladie que personne n’avait connue auparavant, nommée la maladie des « méchantes » pustules et comme elle avait commencé et s’était développée chez les soldats français, on l’appela la française ou mal des français.
Cette maladie inconnue, les lansquenets la ramenèrent à leur retour de guerre en Allemagne. Et personne ne savait comment guérir cette maladie et beaucoup de gens en furent atteints. A certains elle creusait des ulcères profonds sur tout le corps, à d’autres elle brûlait le nez et les joues et également la gorge, si bien que ceux qui en étaient atteints ne pouvaient plus se nourrir et mouraient. Cette maladie était une maladie très contagieuse et tous ceux qui l'ignoraient furent contaminés, et en premier lieu par les femmes.
La maladie touche les poissons et les animaux.
Ces pustules étaient si contagieuses qu’elles touchèrent les poissons dans le lacs et les étangs. J’ai vu beaucoup de ces poissons proposés à la vente sur les étals des poissonniers de Rouffach. De la même manière furent contaminés des moutons, des chiens et des chevaux.
A cette époque fut créé un pèlerinage des syphilitiques à saint Filliach dans le Westrich.
Comme personne ne voulait les héberger, beaucoup de ces malheureux avaient trouvé un abri dans les chapelles des champs. Comme on pensait que cette maladie était parente de la lèpre, on les accueillit à Rouffach dans la léproserie, où on les installa avec les lépreux. Mais ces derniers s’insurgèrent contre cette promiscuité, arguant qu’ils étaient bien moins malades que les nouveaux arrivants ! Et on finit par les séparer.
Ces poissons pour le moins fatigués et pustuleux sur les étals des poissonniers ne sont pas sans rappeler d'autres poissons dont il avait été question dans le premier de nos articles mis en ligne sur ce site: La consommation des œufs doit-elle être autorisée pendant l’Avent et le Carême ? Comme la réponse, dans l'évêché de Bâle était non, il fallait bien que les gens de Rouffach se rabattent sur le poisson! Et quel poisson! Ces poissons des étals des marchés 1618, ces rares carpes venues de la lointaine France, souffrent évidemment du voyage. Et comme ils ne sont pas tous consommés sur l’heure, ils sont conservés un jour, deux jours, voire davantage dans le Stattbach, ou plutôt dans des viviers alimentés par la rivière communale, l’Ombach, dont les eaux plus que douteuses leur confèrerait un goût de vase et de pourriture qui provoque le dégoût à ceux qui seraient tentés de les acheter ! Ce qui est très vraisemblablement exact, puisque ces poissons étaient censés retrouver meilleure santé et apparence dans une eau dans laquelle on déversait toutes les eaux usées, le sang et les viscères de la rue des Bouchers, celles dans lesquelles avaient macéré les peaux des tanneries et celles aussi qui avaient servi à laver les tissus des teinturiers, toujours dans le même quartier de la ville!
Bien évidemment, les poissons ne contractent pas la syphilis ni la transmettent aux humains. Toujours est-il que ce mal des français fut particulièrement dévastateur. Cette maladie que les italiens appellent le mal français et les français le mal italien ou mal napolitain, donna son nom à un quartier de Strasbourg, la petite France, envahie chaque année par des milliers de touristes qui sont loin de se douter que ce quartier, classé au Patrimoine mondial de l'Unesco, doit son nom à l’hospice des vérolés construit à la fin du quinzième siècle pour accueillir les soldats revenant de la campagne d’Italie, atteints de syphilis!
Pour en revenir à Materne BERLER, qui a pourtant donné son nom à une rue de Rouffach et figure en bonne place sur la liste des personnalités marquantes de l'histoire de Rouffach, il mériterait qu'on le fasse connaître davantage au grand public, peut-être en proposant une transcription en allemand contemporain et une traduction en français des quelques pages conservées de sa chronique. On arriverait ainsi à une vraie connaissance de son œuvre, qui le place dans la lignée des humanistes de Rouffach, à une époque où un humaniste n'était pas encore champion de pétanque et amateur de barbecues...
Note: le nom de la maladie Blatter ou pustule est à rapprocher de l'alsacien bloder, la cloque, la pustule et de blodri que nous laissons au lecteur le soin de traduire