journal de Jean Michel VOGELGSANG
9 décembre 1793: saccage du grand-portail ouest, du cimetière et des statues de l'église
... le matin, tous les maçons et tailleurs de pierre avaient été convoqués au pied de l’église. On leur donna l’ordre d’arracher et de briser toutes les sculptures, toutes les croix, représentations des saints et tout ce qui avait trait à la religion catholique. A dix heures du matin trois ouvriers maçons s’affairaient à briser les sculptures du grand portail, un chef d’œuvre qui n’avait de pareil que celui du portail de la cathédrale de Strasbourg et qui représentait le Jugement dernier. Une grande quantité d’autres précieuses statues, qui se trouvaient à l’intérieur de l’église et en particulier dans le chœur furent également saccagées. Le cimetière avait été, deux jours plus tôt, transformé en un immense champ de ruine. Les habitants de Rouffach avaient mis en lieu sûr les pierres tombales et les croix des tombes familiales. Mais tout ce qui n’avait pas été emporté ou n’avait pu l’être fut réduit en morceaux. Il était question d’aménager un nouveau cimetière devant la porte de Froeschwiller.
1. l’église Notre-Dame devient temple de la Raison
L’après-midi les gardes nationaux procédèrent à la démolition des 10 autels de l’église, qui, bien qu’étant en bois et non en pierre, étaient tous de magnifiques chefs d’œuvre de la sculpture. Les grandes statues, portées par trois ou quatre hommes, furent placées devant l’église où le capitaine des soldats les tourna en dérision, leur posant des questions, crachant sur elles ou les frappant au visage... voilà jusqu’où allait le blasphème...
Et c’est ainsi que notre église ne s’appela plus église, mais Temple de la Raison...
2. Rouffach 10 décembre 1793
Vingtième jour du troisième mois de la deuxième année de la République (le 20 frimaire de l’an II de la République)
Ce matin il n’y eut pas d’office religieux et il était rigoureusement interdit de travailler, même les commerçants n’avaient pas le droit de vendre les denrées les plus indispensables. Tous les habitants étaient endimanchés. La garde patrouillait dans les rues pour vérifier que personne ne travaillait...
A deux heures et demie des roulements de tambours invitèrent tous les bourgeois et bourgeoises de la ville à s’assembler dans le Temple de la Raison. On sonna les cloches et effectivement à trois heures débuta le premier national Gottesdienst. L’église était pleine à craquer de gens de tous âges et de toute condition que la curiosité avait attirés ici. Le commissaire DUPRÉ fut le premier à monter à la tribune et tint un discours en français d’une voix forte, ponctuant ses paroles d’énergiques gesticulations... L’essentiel de son discours était des imprécations contre Dieu, la religion et les aristocrates. Jésus Christ était lui-même un aristocrate, la religion chrétienne une aberration et une folie et il termina par une exhortation à la fidélité à la République... et on applaudit...
Puis ce fut au tour du curé KELLER de monter en chaire : il était vêtu d’une tenue civile et pendant tout son discours il garda son chapeau sur la tête. Il lut un texte rédigé en français duquel on comprit du reste peu de mots... On comprit juste qu’un MONT allait être érigé dans l’église. Il dit aussi que la religion ne valait rien, que les autels et toutes les célébrations religieuses relevaient du charlatanisme....
3. l’orgue accompagne la Marseillaise
Après lui parut un autre Commissaire qui tint lui aussi une petite allocution en français. Puis un quatrième, également un commissaire qui lui ne fit pas de discours mais entonna le chant des Marseillais, tous les soldats et les gamins des rues chantèrent avec lui et l’orgue les accompagna !
On applaudit et c’est ainsi que prit fin ce Tempeldienst... Toute l’équipe municipale portait un bonnet rouge. La plupart des auditeurs étaient muets d’indignation et même des patriotes se demandaient les uns aux autres comment une telle chose pouvait être possible ! Beaucoup ne pouvaient retenir leurs larmes quand on leur demandait ce qu’ils pensaient de tout cela.
4. 9 janvier 1794, premier service divin dans le Temple de la Raison
Aujourd’hui eut lieu le premier DECADI, ou fête de la Nation, au cours duquel fut célébré dans le Temple de la Raison le service divin tel qu’il était prévu par la loi.
L’après-midi, les tambours appelèrent la population à se rassembler : chaque bourgeois était tenu de se présenter en armes...
Les festivités furent ouvertes par Théobald MÜNSCH, commissaire de la ville, avec un discours tenu en français. Puis ce fut le tour de FRICK, l’arpenteur et agent national, qui tint un discours en allemand sur la liberté, la suppression du joug des seigneuries, l’absolutisme du Roi, et autres sujets du même genre...
Enfin ORTLIEB, greffier municipal, gravit les degrés de la chaire. Il était de confession luthérienne alors que les deux premiers orateurs étaient des catholiques. Il s’attaqua violemment à la religion, disant que nos anciens avaient tous vécu dans l’erreur, les images des saints, les autels des églises n’étaient rien d’autre que des manifestations de l’idolâtrie, inventée par les maudits évêques et dont l’entretien n’avait coûté que trop d’argent !....
Il traita les bourgeois de la ville d’aristocrates, il les menaça du même sort que celui des bourgeois de Toulon qui s’étaient traîtreusement rendus aux anglais, mais leur ville avait été reconquise et complètement rasée... Par contre il fit l’éloge de la population de Landau, de Haguenau et de Wissembourg qui s’était comportée vaillamment...
Enfin il appela tous les bourgeois à se défendre jusqu’à la mort pour la Liberté, à se sacrifier jusqu’à former un rempart de leur corps pour protéger de l’ennemi les autres régions de la République. (À mots couverts on pouvait comprendre que l’Alsace tout entière allait être sacrifiée...)
Il parla également de la noblesse orgueilleuse et des religieux réfractaires qui ne méritaient que de dépérir dans la misère.
Il termina son discours en entonnant le chant des Marseillais « Allons enfants de la patrie... », imité par tous les soldats et beaucoup d’auditeurs présents...
A la suite de cela, la musique joua, au pied du Mont, alternant avec des chants, pendant environ une demi-heure.
A la fin de chaque morceau, comme cela avait déjà été le cas à la fin de chaque discours, la foule claquait vaillamment dans ses mains.
5. le Mont et la Déesse Raison
Mais dans tout cela, ce qui était le plus remarquable, c’était le Mont ! Il venait d’être terminé le matin même et c’était donc là son inauguration officielle.
A son sommet, se trouvait la Déesse de la Raison (il se serait agi d’une certaine HUENTZ qui se trouvait être la belle-sœur de JÄNGER, le maire assassiné), armée d’une pique.
Un peu en contrebas étaient assises trois femmes de la bourgeoisie, dont la tête touchait presque les voûtes de ce qui avait été le chœur de l’église d’avant... Un peu plus bas, était assise une douzaine de jeunes filles de 10 à 14 ans, filles de bourgeois de la ville.
Dans des loges cloisonnées par des branches de sapin et disposées les unes au-dessus des autres à la manière d’un amphithéâtre, d’où elles dominaient les auditeurs placés en contrebas, étaient assises d’autres jeunes femmes et femmes mariées, toutes avec leur parure de bijoux, aristocrates et patriotes que l’on avait priées d’être présentes.
Dans les loges inférieures, à mi-hauteur du MONT, étaient placés les musiciens.
Ce Mont n’avait par ailleurs rien de particulier : ce n’était qu’un échafaudage de bois, à l’exception de l’étage supérieur qui, comme déjà dit, était recouvert de branches de sapin.
Quant au dix commandements qui, à en croire le sermon du curé du dernier dix décembre, on ne les voyait nulle part... A moins que le curé ait mal compris et que c’étaient les jeunes filles dont il s’agissait ! (VOGELGSANG avait d’abord écrit, puis rayé Frauenzimmer !)
Il faut ajouter qu’au début de la célébration avait été célébrée l’union nuptiale d’un couple de patriotes, un bourgeois fortuné, veuf et sourd avec une jeune bourgeoise....
6. un feu de joie avec les autels et les tabernacles
Après toutes ces festivités dans le Temple de la Raison, on alluma sur la place un grand feu de joie. On y brûla les tabernacles, les piétements des autels, leurs colonnades et autres parties en bois. Les images des Saints ne furent pas touchées, la municipalité, qui tenait encore à faire preuve d’un peu d’esprit chrétien, les avait fait mettre en sécurité dans une des tours de la ville.
Sur le bûcher étaient également déployés les drapeaux des trois corporations...
La Déesse de la Raison mit le feu à une botte de paille disposée dans le tabernacle, tenant d’une main le flambeau, de l’autre la pique coiffée du bonnet républicain.
Lorsque le bûcher s’enflamma, on forma tout autour une ronde qui dansa au son de la musique.
C’est là que l’on pouvait prendre conscience de ce que signifiait le mot Egalité : il y avait là des riches et des pauvres, hommes et femmes, jeunes et vieux, main dans la main, gambadant (hüpsen !!!) autour des flammes qui dévoraient les symboles de la vieille religion pour laquelle on éprouvait tant de dégoût !
Après cela, on distribua de l’argent aux pauvres, à l’occasion de ce premier culte célébré sous le signe de la Raison...
A la nuit, il y eut un grand bal dans la maison communale.
Tout au long de ces diverses cérémonies, les différents orateurs, les fonctionnaires municipaux, les membres du Comité et la plupart des patriotes avait coiffé le bonnet rouge. Le curé et son chapelain, eux aussi, étaient présents.
On peut s’imaginer sans peine l’impression qu’avait faite ce culte insensé sur tous les chrétiens bien-pensants, qu’un ordre, des menaces ou encore la simple curiosité avait amenés ici. Au moment où l’orateur, le luthérien, blasphémait dans son discours sur la religion, les évêques, l’ensemble du clergé et de la noblesse, une masse d’entre eux se leva pour quitter le Temple, ce qui le mit hors de lui : « Voyez, hurla-t-il, ils s’en vont, les aristocrates, ils ne supportent pas d’entendre la voix de la Raison ! » Et il ordonna aussitôt de placer des gardes aux portes et tout le monde dut rester jusqu’au bout de cette scène que chacun aurait souhaité n’avoir jamais vécue. Tous étaient abattus, autant par le spectacle de ce culte nouveau que par les menaces proférées par l’orateur et les nouvelles alarmantes qu’il avait données de la guerre, tous commençaient à perdre espoir d’être un jour libérés de cette misère...
B.N.U. MS 859 (réserve)
traduction et titres Gérard MICHEL