Nous avons souvent relevé dans ces pages l’omniprésence de l’église dans la vie de l’homme d’antan. Cette présence est perceptible au quotidien, jusque dans les rues et les ruelles de la ville : les sonneries de cloches rythmant la journée appellant à la prière ou aux offices à l’église, et surtout les processions, un rituel majeur à la fin du Moyen-Âge. Les processions se multiplient et prennent une place de plus en plus importante dans la vie civique des villes. Les grandes fêtes religieuses du calendrier ont leur procession, celle des Rameaux, de la Fête Dieu, de l’Assomption, celle des Rogations… les processions des funérailles et celles de la sépulture accompagnent les baptisés défunts. On organise des processions pour demander une grâce particulière, la fin d’une sécheresse persistante ou d’intempéries dévastatrices pour les récoltes, ou pour rendre grâces si le Ciel a répondu aux prières. Les processions des corporations et celles des confréries, confréries de dévotion ou confréries de métier se multiplient également.
Dans le présent article, il sera question d’une procession plus «intime», celle qui accompagne le prêtre portant les sacrements aux malades et aux mourants. Cette procession ne compte que peu de participants mais se doit d’être solennelle puisque le prêtre y porte l’hostie consacrée, le Corps du Christ, pour les chrétiens.
Le 16 février 1490, Ludwig Rule et son épouse, Elisabeth Smydin instituent à l’église de Rouffach une fondation perpétuelle pour que le saint sacrement soit accompagné par des écoliers en tenue, portant des lanternes, lorsqu’il est porté en procession aux malades. Par cette charte, les deux époux confient à l’économe de l’église de Rouffach, et à ses successeurs, des biens et / ou un capital qu’il est tenu de placer, de faire fructifier et d’utiliser les revenus générés par ce placement pour payer les frais: le salaire des écoliers, la confection de leur tenue vestimentaire, la cire de la lanterne, etc… Cette fondation, comme celle des messes anniversaires, celle des lampes perpétuelles, des Salve, des sonneries de cloches particulières, etc. est instituée pour l'éternité, et il n’est pas rare d’en trouver dans des documents qui sont instituées pour mille ans et plus! Toutes ces fondations pieuses devaient gagner les bonnes grâces de Dieu et des saints et assurer aux donateurs le salut éternel de leur âme, celle de leurs ancêtres et celle de leurs descendants... L’homme de ce temps avait foi dans la pérennité des choses et n’envisageait pas un seul instant que ce qui avait était écrit, signé par devant témoins et muni d’un sceau pouvait, un jour, ne plus être oublié.
Un exemple frappant est celui des obituaires dans lequel sont consignées les messes anniversaires de décès, devant être dites chaque année, à perpétuité, garanties parfois par des fortunes. S’ils sont soigneusement tenus les premières années, le temps d’une génération ou peut-être deux, on constate qu'au fil des ans ils le sont moins et que la pratique s'étiole: c'est qu'on n'avait pas compté avec les fluctuations des cours de la monnaie ou avec l'augmentation du coût de la vie, du salaire du prêtre ou du chapelain, du sacristain, du bedeau, du prix de la cire des cierges, etc... qui font fondre rapidement le capital placé par les donateurs! De plus, la gestion de ces fondations pieuses, de plus en plus nombreuses, nécessitait une comptabilité serrée et un suivi rigoureux que les Kirchenpfleger n'étaient pas toujours en mesure d'assurer...
Le lecteur trouvera ci-dessous une traduction de la charte instituant la fondation de Ludwig Rule et Elisabeth Smyt, son épouse. La traduction de cette charte n'a pas été très aisée et elle reste par bien des points incomplète: tout le texte n'est qu'une seule phrase, sans signe de ponctuation et pour une meilleure compréhension il a fallu le structurer. Plusieurs points de vocabulaire restent encore à élucider, notamment pour ce qui est de la description du costume de ces quatre jeunes gens. Merci aux lecteurs qui voudront bien nous éclairer et nous corriger...
A.M.R. BB 25:
Le mardi suivant la fête de saint Valentin, en l’année où l’on compte 1490 ans depuis la naissance du Christ, notre Seigneur, les très pieux et très honorables maîtres Ludwig Rule, bourgeois de Rouffach et dame Elisabet Smydin, son épouse légitime, ont ordonné et institué, à compter de ce jour et pour l’éternité, en honneur et louange au Dieu tout puissant et de sa très vénérable mère, de la cohorte des anges et des saints du ciel, une fondation pour que le très saint sacrement de l’autel soit accompagné lorsqu’il est porté en procession aux malades par quatre écoliers étrangers et pauvres, pour le salut des âmes de tous leurs ancêtres et de leur descendance et la consolation et l'assistance aux âmes de tous les chrétiens.
Cette fondation est instituée avec l’accord et par la volonté de l’honorable Wernher Luff, décan et curé de Rouffach.
Tous les administrateurs successifs de l’église, nommés et reconnus chaque année par le Schultheiβ et le Conseil de la ville devront choisir et nommer ces quatre écoliers, dont deux devront précéder le très saint sacrement de l’autel lorsqu’il est porté en procession aux malades. Ils porteront chacun une lumière placée dans une lanterne fixée au sommet d’une hampe. Sur cette hampe, sous la lanterne, sera fixée une bannière (un fanion) portant une croix.
Chacun d’eux portera un costume composé d’une aube de chœur (ein Chorhembd) et d’une grande cape en tissu de Londres noir (lündisch duoch, le londrin) retombant sur leurs deux épaules. Cette cape portera des rayures à l’encolure (?). A l’avant, un revers double de la largeur d’une main, leur couvrira le (bas du ?) visage. A l’arrière, un capuchon à double pointe, large d’un quart (?) et long d’une aune, à l’image de celui des thumbherren, les chanoines..
Le sacristain devra payer à chacun de ces écoliers, à chaque fois (so dick = aussi souvent) qu’il accompagnera le saint sacrement, vêtu de la tenue susdite et portant la lumière et sa lanterne, un rappen / pfennig, c’est-à-dire deux Heilbling en monnaie bâloise. L’économe de l’église devra également leur remettre cinq schillings, afin que leur service religieux ne puisse jamais être interrompu.
Man sol auch kluncken so das Sacrament gon will :
ce verbe kluncken me pose problème. Les dictionnaires proposent pour klunken : sich an etwas hängen, baumeln , se suspendre à quelque chose et se laisser balancer ! Est-ce que klunken pourrait signifier ici que l’on devait sonner une cloche ou faire tinter une clochette pendant la procession accompagnant le très saint sacrement ?
S’il se trouvait qu’on ne puisse trouver à Rouffach d’écoliers étrangers pour cet office, il faudrait faire appel à des écoliers du lieu. Cette tâche est confié au Schultheiβ, au Conseil et à l’économe de l’église qui doivent furdern (= fördern), entretenir et maintenir ce service d’église, en toute honnêteté, selon leurs moyens .
16 février 1490 page 73:
An disem […]stern findet man die gottes goben [.] der ersam Ludwig RÜLE burger zü Ruffach und frow Elizabeth SMIYDin sin elich gemahel unnser lieben frawen lutkilch zu Ruffach mit Stifftung des ewigen Salve und mit den zweyn latternen die vor dem heiligen wurdigen Sacrament als man die cristgloibigen menschen bewart sollen mit liechtern getragen werden umb gottes und Irer Sele heil willen begobet und ufgesetzt haben.
…
Item man findet auch was Sy an Sant Jacobs Spittal zu Ruffach geben und geordnet danan man dann alle Mittwoch fritag und samstag zünacht einem jeden Bilgerin so in dem genanten Sant Jacobs Spittal beherbergt wirdt ein schussel mit muess geben sol
Nach Cristi unnsers lieben herren geburt thusent vierhunder und nunzig Jore uf Zinstag nach Sant Veltins tag, haben die fromen und ersamen meister Ludwig RULE burger zu Ruffach und frow Elisabeth SMYDin sin eliche gemahel gott dem allmächtigen und siner wurdigen muter der engelschen Jungfraw Mariä unnd allen himelschen Here zu lobe Irer aller Irer vordern und nachkomen selen und allen Crist- glaubigen selen zu trost und helffe mit wissen und willen des wurdigen herr Wernher LUFF Dechand und kilchherre zu Ruffach gestifft, geordnet und besetzt, das hinfur zü ewigen zitten ein jeder kilchen pfleger unnser lieben, lieben frowen lutkilch zu Ruffach den dann ein Schultheis und Rate zu Ruffach jerlich dar zü erkennt, vier arme fromde schuler bestellen deren alle tag zwen warten die vor dem heiligen wurdigen sacrament wenn man die lüte bewart ganngen jeder mit einem liecht in einer latternen uf einer stangen tragen daran ein fenli mit einem Crutz under der latternen sin, und sol ir jeglicher ein korhemde an haben und ein grosse swartze lundische [1] kappen an den hals gestreift uber beide achslen herabe und vornan mit einem zwifachen stulp [2] bi einer hand breit fur das antlut strack stande hinden herabe mit einem zwilchen Zipfel bi viertel breit und eln lang herabe in der gestalt wie die geistlichen thumherren tragen und sol ein
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kilwart einem jeden schuler so dick die lattern und liecht in vorberürte wise mit dem heiligen Sacrament gat von jedem gang ein rappen pfennig das ist nemlich zwen heilbling bassler muntze geben und die selben Schuler alle Sonntag umb Ire genge one intrag gütlich und fenntlich ussrichten dasselbe gelt sol ein kilchen pfleger ein kilwart geben, nemlich uf ein mal funf schilling wenn auch ein kilwart die verlonet, so sol im ein kilchen pfleger aber funff schilling geben dadurch dieser loblicher gotdienst nyemer verhindert noch abgebrochen werde man sol auch kluncken, so das sacrament gon will. Ob aber zü zitten nit fromd schüler hierzu berüffen das stett je zü zitten an einem schultheiss und ratt und zü einem kilchen Pfleger die disen gottes Dienst furdern sollen noch irem vermogen ungevorlich.
[1] lundesch, lundisch, lundsch, lunsch: de Londres; Lündisch duoch: londrin
[2] Stulp, m. , auch stülpe, f., Krempe, Aufschlag, umgebogenes, Umbiegung = un revers ?
Les fondations, fondation de messes perpétuelles, fondation de lampe perpétuelle, de Salve, etc. répondent au besoin des fidèles d’assurer leur vie après la mort. L’idée de la damnation éternelle en enfer ou celle des souffrances endurées lors du passage au purgatoire est soigneusement entretenue par la doctrine chrétienne et hante les hommes, surtout dans les derniers instants de leur vie. Aussi, ceux qui ont les moyens financiers suffisants réservent de leur vivant une partie de leur bien terrestre pour se garantir une place au paradis. La fondation est le moyen d’y parvenir, de garantir la paix de l’âme et le repos éternel, pour soi-même, ses proches, ses descendants, par le biais de la donation ou le legs d’un bien meuble ou immeuble, ou d’une somme d’argent dont le revenu sera affecté à un but déterminé qu’on appellera charges.
Ludwig RULE avait déjà légué en 1488 à la REITE, la plus ancienne confrérie de dévotion attestée à Rouffach, une importante somme d'argent pour la fondation d'une messe anniversaire annuelle, à perpétuité, pour le secours et la consolation des âmes de ses parents, et celles de tous ses ancêtres et tous ses descendants. Cette messe devait être lue dans l’église Notre Dame de Rouffach, le dimanche Oculi pendant le Carême et suivie le lundi matin d’une messe avec Vigiles. Le curé, s’il est présent perçoit trois schillings et s’il n’est pas présent on ne lui donnera que 18 pfennigs. On donnera également à chaque prêtre qui sera présent lors de la messe du jour et pour la Vigile de lendemain 18 pfennig, et au maître d’école un schilling, au sacristain six pfennigs et on offrira aux pauvres un quartaut de blé. Et pour chaque garçon qui aura chanté à ladite messe, on lui donnera une miche de pain (ein mutsche Brot). (A.M.R. GG 43, folio 82v et 86)
Auparavant, le 20 février 1487, Ludwig Rule et son épouse Elisabeth avaient fondé à l’église Notre-Dame le Salve qui devait y être chanté tous les soirs, pour l'éternité « …zwüschent der Vesper unnd der Bettglogken Zitte, so man uf die nacht luttet… zu ewigen tagen und zitten… », entre le temps des Vêpres et la cloche appelant à la prière que l’on sonne la nuit… » (A.M.R. GG 14, parchemin muni de quatre sceaux, dont celui de la ville et celui de Walther von Andlau, bailli de Rouffach)
Que reste-t-il aujourd'hui de ces fondations "à perpétuité"? Les processions également ont disparu, ou presque, du paysage des villes et des villages. Les plus anciens gardent en mémoire celles des Rogations, par champs et prairies, pour favoriser la prospérité des moissons, ou celles de la Fête-Dieu dans les rues fleuries de nos villes et villages.. Quelques uns se souviennent encore avoir croisé le curé de la paroisse ou son vicaire, portant le saint viatique, le sacrement de l'eucharistie, à un fidèle à l'approche de la mort, précédé cette fois, non pas de deux écoliers pauvres porteurs d'une lanterne allumée, mais d'un ou deux enfants de chœur en aube ou du Suisse en tenue.
Gérard Michel
A.M.R. BB 25 page 73:
A.M.R. BB 25 p. 74