Fig.1 : Bifeuillet 41v-42r du Liber Vitae de Rouffach, (A GG 77), archives municipales de Rouffach © Marie RENAUDIN
Dans un article précédent, Gérard MICHEL nous avait déjà parlé de cet ouvrage singulier, trésor bien gardé des archives municipales de Rouffach qui a successivement été utilisé pour sa fonction première d’obituaire [1], puis détesté parce qu’il représentait la toute puissance de la classe aisée, délaissé ensuite à une époque où chacun fait son affaire de sa croyance en l’au-delà et à la mémoire des disparus, mais malgré tout aimé par une poignée d’historiens, d’archivistes, de conservateurs ou de passionnés, très attachés au patrimoine écrit et qui ne pourront jamais se résoudre à abandonner une bataille… celle de l’oubli et du temps qui passe.
Ce qui me fascine toujours en tant que restauratrice, c’est l’intérêt multiple que présente un même ouvrage en fonction de la personne qui le consulte.
Pour l’historien, la richesse de cet ouvrage se trouve avant tout dans le texte qu’il contient, en effet le Liber Vitae ne dresse pas uniquement la liste des défunts et des donations faites à la Paroisse Notre-Dame de Rouffach entre 1250 et 1370 ; il contient également une formidable variété de renseignements qui nous permettent de mieux comprendre ce que pouvait être la vie quotidienne à Rouffach à cette époque. De nombreux détails nous éclairent sur la vie économique, politique et religieuse de la ville. On y découvre ainsi les métiers qui étaient exercés, les lieux-dits qui existaient déjà ou le nom de personnes qui vivaient dans l’enceinte de la ville.
Avec autant de richesses contenues dans le Liber Vitae, obermundat.org a encore beaucoup de merveilles historiques à nous faire découvrir.
En parallèle de l’étude des textes faite par les historiens sur les ouvrages anciens, il existe un autre domaine de recherche moins connu du grand public mais tout aussi passionnant à mon gout, celui de la codicologie [2] et de l’étude des matériaux.
Jusqu’à ce jour, le Liber Vitae, est sans aucun doute le plus bel ouvrage qu’il m’ait été donné d’étudier et de restaurer pendant deux années et j’aimerais partager avec vous mes modestes observations du point de vue codicologique.
Après l’étude historique, place à l’étude des matériaux !
Marie Renaudin
1. Le métier de conservateur-restaurateur
Avant d’en venir au cœur de notre sujet, on m’a suggéré de me présenter. Etant invitée sur obermundat.org, il est vrai que nous ne nous connaissons pas encore. Je suis née et j’ai grandi dans notre belle région Alsace. J’ai eu la chance d’avoir un Papa qui m’a emmenée dès mes premiers mois, randonner dans les Vosges et qui m’a communiqué sa passion pour l’histoire. C’est donc tout naturellement que j’avais donc pour projet professionnel de devenir princesse et d’habiter au château du Haut-Koenigsbourg. Force a été de constater que mon rêve de petite fille devait être légèrement adapté. J’ai donc entrepris des études d’archéologie à l’Université Marc BLOCH de Strasbourg. Suite à plusieurs expériences de fouilles que j’ai tant aimées, j’ai compris qu’un aspect du travail de l’archéologue manquait de petites mains…
Quelle joie immense de voir les témoins du passé ressurgir du sol ! Mais quelle était la destination future de ces objets que nous avions déterrés, une fois la fouille et la recherche terminées ? Si nous ne pouvions assurer la conservation des vestiges que nous avions tant cherchés, alors notre étude me semblait vaine. Passionnée d’histoire médiévale et de manuscrits depuis toujours, c’est donc tout naturellement que j’ai suivi la voie de la conservation du patrimoine et suis devenue restauratrice d’arts graphiques et de livres anciens. Mon métier consiste à préserver notre patrimoine graphique et écrit [3] afin de le transmettre aux générations futures, de la même façon que nous en avons hérité. Je m’assure de restituer un peu de dignité à chaque œuvre qui m’a été confiée, en cherchant tout d’abord à retracer son histoire, puis à en connaitre sa constitution, et enfin à soigner les altérations menaçant sa bonne conservation, sans jamais effacer les marques de son vécu. Le restaurateur ne fait donc jamais de la chirurgie esthétique et tous les matériaux qu’il emploie sont réversibles, toutes les actions entreprises sont visibles, pour que dans 100 ans, un autre restaurateur puisse faire la différence entre l’intervention de son prédécesseur et l’œuvre d’origine. Je me battrai donc toujours pour que notre héritage patrimonial soit préservé, valorisé et surtout légué aux générations qui viendront après nous.
Enfin, durant mes deux dernières années de mémoire, j’ai eu la chance de croiser la route de Madame Thérèse RUEFF, archiviste aux archivistes municipales de Rouffach, lors des Journées du Patrimoine de l’année 2016. Elle avait préparé pour cette occasion, l’exposition du trésor des archives : le « Liber Vitae ». Malheureusement, il n’avait pas pu bénéficier d’une restauration, l’établissement ne possédait pas les moyens financiers nécessaires pour entreprendre un tel projet. Par conséquent, l’obituaire n’était accessible qu’à un nombre très restreint d’historiens venus l’étudier, compte tenu de son aspect très fragilisé, sa manipulation rendue très difficile et de sa préciosité. Cette rencontre inespérée a constitué le point de départ d’une formidable aventure quotidienne destinée à rendre à nouveau consultable, manipulable et exposable ce précieux ouvrage, ponctuée par de nombreuses découvertes qui ont permis de révéler partiellement le potentiel et la préciosité de cet ouvrage qui avait souffert des ravages du temps, mais également de la fureur des hommes. J’ai donc pu réaliser un de mes rêves les plus chers : participer à la préservation et à la valorisation d’un manuscrit de notre région et pouvoir mettre en avant le caractère unique de notre patrimoine régional, dont la richesse est aussi importante que celle de nos beaux monuments.
2. La peau
Fig.2 : Surface du cuir de couvrure du Liber Vitae, A GG 77, Archives municipales de Rouffach © Marie RENAUDIN
Une fois l’histoire de l’œuvre étudiée, avant d’entreprendre toute intervention de restauration sur un ouvrage, il est essentiel d’en comprendre la valeur. Cet aspect a été difficile à évaluer dans le cas du Liber Vitae. En effet, lorsqu’il s’agit d’un livre, les considérations peuvent être multiples. S’agit-il d’un témoin archéologique, d’un objet d’étude, d’une œuvre d’art ? Toutes sont autant de destinations qui pourraient lui être attribuées.
Le livre est considéré comme objet de prestige et reflet du statut social jusqu’à sa démocratisation au XIXe siècle, grâce à l’apparition des reliures ‘’coupées-collées’’ au XXe s. Le manuscrit médiéval, réservé à une élite lettrée, est l’exemple même de cette considération. Retraçons brièvement l’histoire du livre…
La naissance du livre se fait progressivement. Les premiers supports d’écritures datant du IIIe millénaire avant JC. retrouvés en Mésopotamie sous forme de tablettes d’argile (puis de cire) sont essentiellement rigides. Ces derniers avaient l’avantage de pouvoir être transportés et réutilisés, mais ne se conservaient malheureusement pas dans le temps. L’apparition d’un premier support d’écriture plus souple en fibre végétale est attestée avec l’arrivée du rouleau de papyrus enroulé autour d’une âme en bois, beaucoup plus léger et se conservant mieux que l’argile, mais jusque-là nous ne pouvons pas encore parler de livre…
L’apparition du codex au Ve s. ap. JC marque une réelle révolution. Plus léger que les rouleaux, il est réalisé à l’aide de feuilles de papyri pliées en deux, reliées entre elles et protégées par des planchettes de bois. Il offre l’avantage de regrouper les pages de texte en vis à vis. Le livre est né !
Pour échapper au monopole de l’Egypte dans la production du papyrus, l’Empire romain d’Occident voit naitre le parchemin, support d’écriture privilégié jusqu’au début du XVIe s.
2.1. Cuir ou parchemin ?
Le parchemin est issu de la peau animale dans la plupart des cas, de mammifères. Pour devenir du parchemin ou du cuir, cette peau subit une succession de traitements [4]. C’est seulement, lors du séchage, une fois tendue et saupoudrée de poudre de craie qui va permettre de dégraisser la peau, que la distinction sera faite entre ce qui deviendra du parchemin ou du cuir. Comme chez l’humain la peau de l’animal est composée de différentes couches. Parmi celles qui nous intéresse : le derme et l’épiderme. L’épiderme est la partie supérieure et visible de la peau (côté fleur dans le jargon de la reliure) et le derme pourrait être décrit comme le côté chair. Ces deux faces de la peau sont très différentes. Lorsque l’on souhaite obtenir du cuir, la différence entre les côtés chair et fleur ne pose pas de problème puisque seule la face fleur sera visible à terme, une fois teintée. Cependant, lorsque l’on souhaite obtenir du parchemin, les deux faces du support doivent être similaires pour servir de support d’écriture. C’est alors que l’ajout de poudre de craie est nécessaire, conférant ainsi une apparence très proche au côté fleur et au côté chair.
Fig.3 : Brillance du parchemin du Liber Vitae (A GG 77) créée par la poudre de craie, archives municipales de Rouffach © Marie RENAUDIN
Même si un traitement a été réalisé pour atténuer ces différences entre les deux faces, il est tout de même possible de les distinguer par l’observation des follicules pileux [5]. Dans le monde de la conservation, il est d’autant plus important de réaliser cette observation qu’elle permet d’identifier l’espèce animale utilisée pour la réalisation du parchemin grâce au schéma d’implantation pileux. Son étude nous renseigne également sur la préciosité de l’ouvrage, de l’endroit où il a été produit, etc.
Fig.4 : Observation des follicules pileux du cuir du "Liber Vitae" (A GG 77)
à l'aide d'un compte fil, archives municipales de Rouffach © Marie RENAUDIN
En général, ces espèces varient en fonction de la zone géographique de production de l’ouvrage. Il faut cependant être vigilant car il arrive parfois qu’une espèce animale peu présente dans la région soit utilisée pour la réalisation de manuscrits très précieux. Dans le cas du Liber Vitae, en se replaçant dans le contexte de production de l’époque, le parchemin utilisé aurait pu être du porc ou de la truie [6] (particulièrement affectionnés en Alsace [7]), de la chèvre ou encore du mouton communément utilisés. Cependant, une première intrigue est née lors de cette observation visuelle. En effet, bien que dans un état de conservation alarmant, le cuir du Liber Vitae est d’une finesse et d’un lustre peu habituel pour les obituaires de cette époque. Or il ne s’agissait pas d’une reliure précieuse (dite d’apparat [8]).
L’identification des follicules pileux ayant été rendue très difficile pour le cuir, comme pour le parchemin, par la surabondance de poudre de craie à la surface des feuillets et sans pouvoir obtenir une réponse catégorique auprès de spécialistes du cuir, des prélèvements non-destructeurs ont été réalisés afin d’obtenir une identification par voie scientifique.
Depuis quelques années, l’Université de York (UK) cherche à collecter des échantillons, dans le but d’enrichir une banque de données internationale répertoriant les espèces animales utilisées pour la réalisation du parchemin, en fonction de la période et de l’ère géographique. Nous avons créé un partenariat avec cette université et nous leur avons soumis nos prélèvements. Ceux-ci ont été analysés à l’aide d’un spectromètre de masse [9], et l’ADN de l’animal a pu être identifié… Ainsi il a été démontré que les pages en parchemin du Liber Vitae proviennent de jeunes veaux et que du mouton a été utilisé pour le cuir de couvrure…
Et alors ? direz-vous. Et bien, nous avons là un renseignement très précieux : celui de l’emploi de jeunes veaux [10] pour la réalisation du Liber Vitae !
Vous ne voyez toujours pas l’intérêt ?
Le vélin est un cuir ou un parchemin extrêmement précieux puisqu’il est issu de veaux morts nés ou de très jeunes veaux. Il n'était généralement utilisé que dans la réalisation d’ouvrages ou d’écrits précieux. De couleur crème, il est caractérisé par sa finesse et sa quasi-absence d’imperfections. Son emploi dans le cas présent indique que l’obituaire devait avoir une grande valeur aux yeux de ceux qui l’ont commandité et avait donc vocation a être conservé, ce qui n’est pas souvent le cas pour ce type d’ouvrages…
Monsieur Georges BISCHOFF [11] m’a donné un excellent indicateur pour estimer la valeur accordée à cet ouvrage. Il m’a encouragé à compter le nombre de feuillets que comprend l’ouvrage et à le rapporter au nombre de bêtes qu’il a fallu tuer pour le réaliser … Cela nous apprend la valeur accordée à l’objet !
Dans son état actuel 73 feuillets sont encore présents dans l’ouvrage (auxquels il faut ajouter au minimum 11 feuillets manquants), à raison de l’utilisation d’un veau pour un, voire deux bifeuillets [12], il a donc fallu entre 42 et 84 veaux pour créer le Liber Vitae !
Mais pourquoi a-t-on accordé autant de soin à la fabrication d’un tel ouvrage ? Que contient-il de si précieux ?
Je n’étais pas au bout de mes surprises …
2.2. Marques de vie, de fabrication et d’utilisation
Avant de vous présenter ma deuxième découverte, je voudrais vous exposer ma passion pour la restauration du parchemin. Ne vous méprenez pas, je ne cautionne en rien l’utilisation de ce support de nos jours bien évidemment ! Le soutien à la cause animale m’est cher, mais lorsque l’on parle de parchemin employé à l’époque médiévale, nous sommes dans un tout autre contexte de production que celui de notre époque.
J’affectionne tout particulièrement cette matière qui contrairement au papier, est un matériau vivant. Il est très hygroscopique et garde les marques de tous les événements qui lui sont imposés un peu comme un pèlerin qui à l’issue de son voyage porte les traces des épisodes qu’il a vécus.
La restauration du parchemin demande une grande délicatesse et ne pardonne aucune erreur. Aussi, la prochaine fois que vous aurez la chance d’observer ou de consulter un document en parchemin, prêtez attention à tous ces stigmates qui sont autant de témoins de son histoire et qui pour celui qui sait les interpréter apportent autant que le texte écrit à l’encre noire.
Bien que ces marques soient minimes sur le vélin, quelques belles trouvailles ont pu être photographiées.
Le vélin par sa finesse peut révéler des détails de l’anatomie assez intéressants, comme la marque de la colonne vertébrale (fig.5) ou encore l’emplacement de certaines veines (fig.6). Les piqûres de moustiques (fig.7) (bien qu’en nombre très limité dans le cas du Liber Vitae) ont pour répercussion la création de trous caractéristiques dans la peau.
Fig.5 : Marque de l’anatomie de l’animal utilisé pour la réalisation d’un feuillet du Liber Vitae ( A GG 77) © Marie RENAUDIN
Fig.6 : Veinures visibles sur un feuillet du Liber Vitae (A GG 77) © Marie Renaudin
Fig.7 : Trous dans le parchemin du Liber Vitae (A GG 77) © Marie Renaudin
Enfin, il n’est pas rare que lors de la mise sous tension de la peau, des déchirures aux endroits les plus fragiles se créent. Face au coût de ce matériau, les tanneurs prenaient la liberté de coudre ces déchirures (fig.8). Enfin, les marques des scribes ne sont pas invisibles non plus (ou presque) et nous renseignent sur la manière dont étaient réalisées certaines marges ou réglure [13] (fig.9).
Fig.8 : Marques de trous de couture laissées sur le feuillet n°33 du LVR © Marie Renaudin
Fig.9 : Piqûres de la base de deux lignes horizontales du feuillet n°8 du LVR © Marie Renaudin
Maintenant que vous connaissez quelques clés de reconnaissance du cuir et du parchemin, nous allons parler des encres employées dans la rédaction du Liber Vitae, qui ont de façon surprenante mené à une découverte toute particulière, confirmant le caractère exceptionnel de cet ouvrage mais également de notre région.
A suivre …
Marie RENAUDIN
Notes:
- [1] Cf. MICHEL, (Gérard), Un trésor de notre patrimoine, en ligne sur Internet : le Liber Vitae (XIVème siècle) de l'église Notre-Dame de Rouffach, URL: http://obermundat.org/religion/210-un-tresor-de-notre-patrimoine-sur-internet#comment-89 , en ligne depuis le 30 juin 2019, dernière connexion le 06 mars 2021
- [2] Etude matérielle d’un ouvrage
- [3] C’est-à-dire tous les documents en papier ou en parchemin, qu’ils soient en 2D ou en 3D, du dessin au graphite, en passant par les gravures, les affiches, les aquarelles, les maquettes, les lettres, les chartes jusqu’aux livres et aux manuscrits.
- [4] L’ébourrage (réduction du derme et des chairs non éliminées lors du dépeçage), le travail de rivière (nettoyage de la peau afin d’ôter les dernières impuretés), le pelanage (bain de chaux) et l’effleurage (retrait des poils).
- [5] Implantation des poils
- [6] Les belles reliures blanches issue de l’abbaye de Murbach et conservées à la Bibliothèque des Dominicains de Colmar en sont l’exemple.
- [7] L’on ne saurait que recommander le très bel ouvrage de Gérard Michel à ce sujet : GRODWOHL (Marc), MICHEL (Gérard), Cochons de ville, Cochons des bois : Une histoire environnementale des collines sous-vosgiennes, 1. La forêt, Cahiers alsaciens d’archéologie, d’art et d’histoire, Hors-série 1, SCMHA, Strasbourg, Partie II, p.213-276
- [8] Type de reliure réservé à la classe noble pour des livres très particuliers, comme les livres d’heures.
- [9] Technique d’analyse qui permet la détermination des masses moléculaires des composés analysés ainsi que leur identification et leur quantification in MENET, (Marie-Claude), « Principes de la spectrométrie de masse » in Revue Francophone des Laboratoires, Volume 2011, Elsevier Masson, Londres, Décembre 2011
- [10] aussi appelés vélin
- [11] Historien médiéviste et professeur émérite de l’Université de Strasbourg
- [12] Soit deux feuillets
- [13] Tracé d’un certain nombre de lignes qui ont pour fonction de délimiter la surface à écrire et de guider l’écriture.
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