Fig.1 : Bifeuillet 41v-42r du Liber Vitae de Rouffach, A.M.R. A/GG77 © Marie RENAUDIN
« Du parchemin, de la plume , de l'encre… ou la fabrique du Liber Vitae de Rouffach [1] »
Dans un précédent article, Gérard MICHEL m’avait invité à partager avec vous mon expérience au contact du Liber Vitae , ce trésor des archives municipales de Rouffach ; nous avions alors parlé du support parchemin, l’un des composants principaux de certains manuscrits. J'avais alors évoqué la première découverte intrigante, qui nous pousse à nous interroger sur les raisons de l’utilisation d’un type de parchemin précieux, le vélin, pour la réalisation d’un « simple » obituaire.
Dans cette deuxième partie, nous aborderons l’étude des encres qui ont permis de rédiger ce manuscrit.
1. Les encres
1.1 La composition et l’application
Fig.2 : Mélange de sulfate de fer (en vert) et de cuivre (en bleu). © Marie RENAUDIN
Dans le monde de la conservation, les encres sont regroupées par fonction en trois grandes familles : les encres à imprimer, à dessiner et à écrire. Cette répartition s’explique notamment par leur différence de nature, de composition et de traitements lors de la restauration. Dans cet article nous n’aborderons que celles qui concernent le Liber Vitae : les encres à écrire.
Comme leur nom l’indique, elles sont principalement destinées à la rédaction. Dans les encres noires de cette famille, on distingue : les encres au carbone, les encres de fumée [2] et les encres métallo-galliques. Ces dernières sont majoritairement utilisées entre le XIè et le XVIIIè s.. Elles sont nommées ainsi car elles se composent de deux éléments principaux : un sel métallique associé à un tannin [3]. Il existe une multitude de variantes de ces encres métallo-galliques car les scribes les réalisaient eux-mêmes. Cependant en Europe occidentale, il est généralement admis que le sulfate de fer, le sulfate de cuivre et la noix de galle constituaient les composants principaux des recettes de base. Toutefois, en fonction de leurs préférences et de leurs besoins, par exemple pour améliorer la fluidité ou la couleur, les scribes adaptaient la recette de base en y ajoutant différents adjuvants comme du miel, du vinaigre, de la lie de vin, etc.
A l’époque comme aujourd’hui, il y avait sans doute ceux qui gardaient pour eux leur bonne recette et ceux plus généreux qui partageaient leur savoir par écrit, nous permettant ainsi de connaitre un peu mieux ces techniques oubliées [4].
1.2. Les analyses des encres du Liber Vitae (A GG 77)
Lorsqu’un restaurateur est en présence d’un document comportant des encres métallo-galliques, il doit en déterminer la nature et l’état de dégradation [5]. Pour ce faire, différentes méthodes sont employées :
- Une observation visuelle au compte-fils et au microscope permet d’observer des signes d’altération.
- L’observation sous lampe à rayons Ultra-Violets donne la possibilité de mettre en évidence une fluorescence au niveau de l’écriture, témoignant d’un phénomène d’oxydation des encres déjà bien avancé [6].
- La mesure du pH (acidité) de l’encre à l’aide de papier pH ou d’un pH-mètre [7].
- L’avancée de l’état de dégradation des encres à base de sulfate de fer peut être déterminée à l’aide d’un test colorimétrique, appelé « test à la bathophénantroline [8]»
Suite à l’impossibilité d’identifier la composition exacte des encres avec les méthodes classiques, nous avons employé une méthode encore très peu utilisée dans le domaine de la conservation : l’analyse au spectromètre de fluorescence X [9] (XRF). Cette méthode d’analyse non invasive permet d’identifier les éléments inorganiques [10] présents dans les encres.
Fig.3 : Analyses des encres au spectromètre portatif XRF © Marie RENAUDIN
En réalisant l’analyse des encres du Liber Vitae à l’aide d’un spectromètre portatif, je m’attendais à identifier le fer comme composant principal car c’est le sulfate de ce métal qui était majoritairement utilisé pour la réalisation des encres de cette époque. A défaut de fer j’aurais pu trouver du cuivre car dans les manuscrits issus du Saint-Empire-Romain-Germanique, il est plutôt commun de trouver des recettes d’encres à base de sulfate de cuivre.
Dans le cas du Liber Vitae, le spectre obtenu a bien mis en évidence la présence de fer, mais en très faible proportion, même constatation pour le cuivre dans des proportions plus faibles encore. Ces résultats inattendus me paraissaient vraiment étranges….
A ma grande surprise, le composé principal des encres du Liber Vitae était en réalité un composant jamais cité comme étant majoritaire dans les différentes recettes qui ont pu être retrouvées, ni jamais mentionné dans les publications que j’ai pu consulter sur ce thème…
Ce composé principal, c’est le zinc !
Compte tenu des résultats surprenants obtenus, deux autres séries d’analyses ont été réalisées en vue de confirmer ou d’infirmer ces premiers constats. Nous en avons profité pour revoir certaines étapes de notre mode opératoire afin d’améliorer la rigueur des mesures et donc la fiabilité des résultats.
Dans un premier temps, nous avons effectué une série de mesures sur le support vierge (sans encre) en vue de pouvoir différencier les éléments qui constituent le support (parchemin) de ceux qui constituent les encres. De cette manière, les deux spectres obtenus ont pu être comparés. Les analyses faites sur le support vierge montrent que le calcium et le potassium correspondant à la poudre de craie dont nous avions parlé précédemment et sont les éléments inorganiques majoritairement contenus dans le support, il n’y a pas la moindre présence de zinc.
Par la suite nous avons effectué une nouvelle série de mesures sur les encres noires dans les zones ou l’écriture est la plus dense.
L’analyse des différentes mesures effectuées confirme bien la présence de zinc, comme composant majoritaire, dans les encres noires ayant servi à la rédaction du Liber Vitae.
Fig.4 Spectre de l'étude des encres noires obtenu par spectrométrie de fluorescence X (XRF) © Société CARAA sur demande de Marie Renaudin
Après consultation d’articles, d’actes de colloques ou d’ouvrages spécialisés sur les encres en Europe, aucune source n’a été trouvée concernant l’emploi de zinc comme composant largement majoritaire dans les encres médiévales entre le XIIIe et le XVe s.
Une question s’est alors posée : le Liber Vitae est-il un exemplaire unique de document rédigé avec cette recette d’encre spécifique ou bien existe-t-il d’autres documents avec cette particularité ?
1.3. Le projet
Pour tenter de répondre à cette question, j’ai constitué un corpus de documents afin d’en analyser les encres. Il a été décidé de se concentrer uniquement sur les documents nécrologiques de la région Alsace, ainsi que ceux des pays frontaliers (notamment la Suisse) faisant tous partie du Saint-Empire-Romain-Germanique à l’époque de la rédaction de l’obituaire de Rouffach. Ces documents nécrologiques, principalement des obituaires, devaient également répondre à des bornes chronologiques strictes couvrant la période de rédaction du Liber Vitae, soit entre le XIIIe et le XVe s. Il est évident que pour une meilleure représentativité, l’analyse de chartes de cette période aurait été plus adaptée puisqu’il s’agit d’actes datés, ce qui n’est pas le cas pour la majorité des documents nécrologiques qui ont fait l’objet de nombreuses recopies. Il fallait cependant garder en tête l’importance de conserver un lien entre le sujet de mémoire et l’étude réalisée. Malheureusement, le traitement des relevés effectués est un travail de longue haleine, qui nécessiterait de s’y consacrer à plein temps, ce qui dépassait le cadre du mémoire.
Il s’agit donc d’un travail encore en cours à l’heure actuelle dont les premiers résultats sont déjà très encourageants.
Grâce à l’accord généreux de plusieurs institutions alsaciennes [11] et suisses [12], 65 documents ont pu être analysés à l’aide d’un spectromètre XRF portatif.
2. Les pistes de recherches
Fig.4 : Essai d’application de différents types d’encres. © Marie RENAUDIN
A l’issue de cette découverte de la composition de l’encre au zinc, plusieurs pistes de recherches ont germé :
Cette encre spécifique a-t-elle été utilisée sur les autres documents rédigés à la même époque par la Paroisse Notre-Dame de Rouffach ?
Malheureusement les conditions élémentaires n’étaient pas réunies pour pouvoir explorer cette piste ; peu de documents proviennent avec certitude de la paroisse Notre Dame ; les quelques documents existants ne couvraient pas nécessairement la période chronologique concernée par l’étude, et enfin, peu voire aucun n’étaient des documents nécrologiques. Cette dernière contrainte était particulièrement importante dans le cadre du mémoire.
Est-ce que cette recette unique pouvait être associée à un scriptorium particulier. Celui de Rouffach ou peut-être même celui de l’abbaye de Murbach ?
En effet, qui a grandi ou vécu dans notre région connaît l’abbaye de Murbach dont l’histoire fascine. Cette abbaye, dont la puissance temporelle [13] est décrite comme considérable à l’époque médiévale possédait une riche collection de manuscrits rares, ainsi qu’un scriptorium d’une très grande influence sur les villes d’Alsace mais également sur les territoires frontaliers.
C’est pour explorer cette piste de recherche, qu’une partie du corpus de documents retenus pour les analyses des encres est issue de Murbach. Ceci dans le but de vérifier l’hypothèse que la composition d’une encre, pourrait être la ‘’signature’’ du scriptorium qui l’a réalisé. Si l’Abbaye a pu avoir une grande influence sur d’autres abbayes de la région, pourquoi pas son scriptorium ? Mais peut-être s’agit-il d’une particularité propre à la ville de Rouffach, ou encore d’une spécificité régionale ? De manière plus générale l’hypothèse qu’un scriptorium puisse être identifié grâce à l’analyse des encres est un sujet de recherche exaltant. Imaginez que l’on puisse déterminer la provenance d’un document en analysant simplement la composition de l’encre avec laquelle il a été rédigé, ce serait une avancée formidable pour la recherche historique!
L’autre partie de ce corpus est en toute logique constituée de documents nécrologiques couvrant la période de rédaction de l’obituaire de Rouffach et provenant des principales grandes villes d’Alsace. Cette sélection est issue de la liste établie par Charles Wittmer [14], qui est l’un des premiers à s’être passionné pour les obituaires d’Alsace.
Une belle découverte donc, qui renforce le caractère inestimable du Liber Vitae de Rouffach et plus généralement des spécificités de notre région, et qui augmente par-dessus tout le mystère autour de ce trésor.
A suivre…
Marie RENAUDIN
Notes:
- [1] A GG 77, Archives municipales de Rouffach
- [2] Appelée communément encres de Chine
- [3] Généralement de la noix de galles, un parasite du chêne. La Cynips quercusfolii est une petite guêpe qui cycliquement pond sur la face intérieure des feuilles de chêne. Celui-ci en réaction contre le parasite va former une noix dans laquelle la larve va être enfermée. Lors de son éclosion, cette dernière créé une trouée dans la noix pour sortir.
- [4] MALEPEYRE, (François), Nouveau manuel complet de la fabrication des encres de toute sorte, Paris, Librairie encyclopédique de Roret, 1875 (issu de Gallica)
- [5] En effet, la couleur des encres résultant d’un processus d’oxydo-réduction, ces encres sont malheureusement très sujette à la dégradation ou à la détérioration du support sur lequel elles se trouvent.
- [6] Selon les indications des professionnels de la restauration.
- [7] Celle-ci permet de donner une indication sur l’acidité ou la basicité d’une encre. Une encre devenue très acide témoigne d’un processus d’oxydation déjà bien avancé.
- [8] Test microchimique de l’Instituut Collectie Nederland. Le but est d’identifier ou non la présence d’ions ferreux (Fe II) témoins d’une encre non oxydée, ou d’ions ferriques (Fe III), témoins d’une encre oxydée. Il s’agit d’un test colorimétrique qui change de couleur (rose) en présence d’une encre oxydée.
- [9] Technique d’analyse non destructrice utilisant la fluorescence des rayons X.
- [10] Eléments ne contenant pas d’atome de carbone
- [11] La Bibliothèque des Dominicains de Colmar, les archives départementales du Haut-Rhin, l’abbaye Notre-Dame d’Oelenberg, les archives départementales du Bas-Rhin, les archives de l’Eurométropole de Strasbourg, les archives municipales de Haguenau et les archives municipales de Rouffach.
- [12] la Staatsarchiv de la ville de Lucerne
- [13] BISCHOFF, (Georges), « Recherches sur la puissance temporelle de l'Abbaye de Murbach : 1299-1525 », Strasbourg, Mémoire de Maîtrise : Hautes Etudes d’Alsace, 1975
- [14] WITTMER, (Charles), Liste des obituaires alsaciens, Paris : impression nationale, 1953
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