Récolte de pommes de terre, huile sur toile, Jules Bastien LEPAGE 1879,
National Gallery of Victoria Melbourne. (image Wikipedia)
La Pomme d'Or de terre de la discorde...
Si la pomme d’Or fut dans l’Antiquité une source de discorde qui conduisit à la guerre de Troie, les pommes de Rouffach, qui n’étaient pas d’Or mais de simples pommes de terre, n’en causèrent pas moins un sacré remue-ménage dans la cité !
De quoi s’agit-il ?
Revenons d'abord rapidement sur l’histoire de la pomme de terre…
La pomme de terre a été domestiquée il y a 8000 ans au bord du lac Titicaca, dans la cordillère des Andes. Au 16e siècle, les espagnols ramènent en Europe la pomme de terre qui était, avec le maïs, la base de l’alimentation des populations de l’empire Inca. Ses fleurs étant très belles, elles séduisent les rois qui les cultivent pour leur beauté. On lui prêtait également des vertus médicinales pour soigner les inflammations, brûlures et calculs rénaux… Ce n’est qu’au début du 17ème siècle qu’elle commence, timidement à être cultivée. Au 18ème siècle, elle conquiert le vieux continent, poussée dans les campagnes par les guerres et les famines. Mais c’est surtout Antoine Parmentier (1737-1813) qui va devenir en France le porte-drapeau de la culture de la pomme de terre, qui va œuvrer à la rendre populaire auprès d'une population parfois réticente face à ce tubercule mal considéré auquel on a même prêté la faculté de transmettre la lèpre !
La culture de la pomme de terre est attestée à partir de 1715 dans les Vosges, par des ordonnances qui imposent la dîme aux pommes de terre, ce qui suppose une culture suffisamment importante pour que les décimateurs la jugent décimable ! La pomme de terre a-t-elle franchi les Vosges à cette époque ?
Dans les textes, le nom de pomme de terre est fréquemment confondu avec celui du topinambour, Helianthus tuberosus. Importé de Nouvelle France, l’actuel Canada, en tout début du 17ème siècle, le topinambour a la faveur du peuple et sa culture se développe rapidement dès le milieu du siècle. On le retrouve même sur les tables bourgeoises où il portera le nom de pomme de terre, jusqu’à l’apparition et la diffusion de Solanum Tuberosum, notre pomme de terre d’aujourd’hui…
Dans les documents que propose le présent article, qui datent de 1755 et 1757, il est question, comme c’était le cas dans les Vosges en 1715, de la dixme des pommes de terre que le seigneur du lieu, l’évêque de Strasbourg, entendait prélever sur leur culture. Emotion de la population des villes et villages de l’Obermundat qui s’insurge contre cette nouvelle taxe, arguant qu’ils cultivaient ce tubercule depuis plus de quarante ans et en grande quantité, sans que les fermiers percepteurs des dîmes ne s’en soient jamais inquiétés !
Quarante ans en arrière, cela nous ramènerait en 1715… Rouffach serait-elle, en Alsace, un précurseur dans la culture de la pomme de terre ?
J’ai toujours espéré secrètement découvrir dans les archives de Rouffach un document qui permettrait de détrôner Sélestat de sa position d’« inventeur » du sapin de Noël, en 1521 . Je n’ai pas trouvé, pour l’instant, d’attestation de cette tradition dans la capitale de l’Obermundat… Va-t-il donc falloir se contenter pour notre cité du titre, un peu moins noble, de pionnière de la pomme de terre ?
Trêve de plaisanterie, passons aux textes…
Suite à l’assignation de l’évêque et prince de Strasbourg, le Cardinal de Rohan Soubize, qui exige le recouvrement de la dîme des pommes de terre, la population de Rouffach en effervescence, multiplie les assemblées et les courriers-pétitions et décide de porter l’affaire en justice. Attaquer en justice le seigneur du lieu, est-ce bien raisonnable ? Peut-être… Au moment du passage de l’Alsace à la France à la fin de la guerre de Trente Ans en 1746, le seigneur de l’Obermundat, l’évêque de Strasbourg, conservera la plupart de ses privilèges, dont celui de percevoir la dîme sur ses terres. Dans cette affaire, il sera représenté par Charles Louis Golbéry conseiller du roi, greffier en chef au Conseil souverain d’Alsace et aura en face de lui presque l’ensemble de la population de Rouffach, prévôt, membres du Magistrat, maîtres de tribus, bourgeois et habitants.
Dans le troisième et dernier document, daté du 2 octobre 1757, Charles Louis Golbéry, conseiller du Roi et greffier en chef au Conseil souverain d'Alsace, pour et au nom de son Altesse Sérénissime, Louis-César-Constantin de Rohan-Guéméné, évêque de Strasbourg, fait part au prévôt, magistrats, Maîtres des Tribunes et élus de la Ville de Rouffach, de l'arrêt qui "termine aimablement le procès" et les condamne à payer et acquitter à l'évêque et ses successeurs, la dîme des pommes de terres cultivées sur le ban de Rouffach... Aimablement, est-il précisé dans le texte, parce que c'est une demi-victoire: la dîme ne sera due que sur une partie du ban et les parties exclues sont spécifiées et délimitées avec précision dans le document.
Le bon peuple de Rouffach s'accommodera-t-il de cette mesure et s'acquittera-t-il finalement de cette nouvelle taxe?
Ce que nous pouvons retenir de cette affaire, c’est la levée de bouclier de la population tout entière, contre une mesure qu’elle jugeait injuste ... Ce n'est pas une émeute, encore moins une révolution, le peuple reste respectueux des institutions et se pliera sans doute, une fois de plus... Des incidents de ce genre, il y en aura d'autres...
Dans les mêmes années 1744 et 45, un mouvement semblable agitera les rouffachois qui cette fois, manifesteront leur solidarité et leur mécontentement, avec toutes les localités de l’Obermundat, contre un impôt destiné à indemniser les troupes de la reine de Hongrie qui avaient « campé » pendant deux mois en Basse Alsace… En Basse-Alsace, pensez-donc! En quoi cela devait-il concerner les rouffachois ? Et en plus, pourquoi faudrait-il payer à l’évêque et prince de Strasbourg une somme énorme pour une guerre déclarée par le roi de France à la reine de Hongrie ?
Rouffach n’ira pas dans la rue, cette fois-ci, mais la grogne monte… les temps ont changé, les informations circulent...
Gérard Michel
A.M.R. FF 52 25 mai 1755
L’an mil sept cens cinquante-cinq, le vint cinquième jours du mois de maÿ dix heures du matin à l’issue du service divin, nous les prevost et Magistrats de la Ville de Rouffach, nous sommes transportés sur l’hôtel de ville dudit lieu aux fins cÿ après, où estant, avons trouvés assemblés et convoqués en la manière ordinaire et accoustumée, en conséquence de la permission de Monsieur Gaÿot conseiller du Roÿ, commissaire provincial des guerres, ordonnateur et subdélégué général de l’Intendance d’Alsace apposée au bas de la requête à luÿ présentée en date du dix-sept maÿ , présent moÿ, les bourgeois, habitants et communauté de la même ville de Rouffach pour délibérer sur et aux fins de la commission obtenue par S.A. Mgr le Cardinal de Rohan Soubize, cardinal de la sainte Eglise romaine, évêque et prince de Strasbourg au Conseil souverain d’Alsace en date du 30 avril dernier par laquelle mon-dit Seigneur, le Cardinal a conclud à ce que nous les dits prévôt, Magistrat, bourgeois, habitans et communauté de ladite ville soÿent condamnés à payer et acquitter à mon-dit Seigneur Cardinal en qualité de décimateur du ban dudit lieu, la dixme des pommes de terres dudit ban et pour le refus aux dommages et interrests dudit Seigneur le Cardinal et aux dépens et de l’assignation donnée… le trente avril dernier, ce fait avons en présence des dits bourgeois, habitans et communauté ou du moins la plus saine partie d’ÿceux, fait lecture et interprétation en allemand du contenu de ladite commission et assignation lesquelles après les avoir oÿé, ont dit qu’il était d’une nécessité indispensable de soutenir contre la demande formée par mon-dit Seigneur le Cardinal en conséquence de la susdite commission eu égard que depuis passé quarante ans l’on est en usage de planter des pommes de terres dans différents cantons du ban d’une quantité assez consdérable que l’on en aurait pû paÿer la dixme ; c’est pourquoÿ ils veulent et entendent que sur ladite assignation il soit procédé jusqu’arrest définitive aux frais et dépens de cette ville et ont signés
Zwibel, Walter, Ketterlen, Müller, Kaÿser, Riegert, Gall, Weingant, etc.
A.M.R. FF 52 4 juillet 1755
Les Prévôt, Magistrat, bourgeois, habitans et communauté de la Ville de Rouffach, déffendeurs, assignés à la requette de Mr Armand, prince de Rohan Soubize, Cardinal de la sainte Eglise romaine, évêque et prince de Strasbourg, demandeur, aux fins de la commission par luÿ obtenue en chancellerie le 23 avril dernier et exploit d’assignation donné en conséquence le 30 du même mois
disent pour deffences par devant Nous et nos-Seigneurs du Conseil Souverain d’Alsace, que les deffendeurs n’ayant jamais acquitté la dixme des pommes de terres qu’ils plantent dans leur ban, quoÿ qu’ils en ayent planté depuis plus de quarante années dans une quantité qui eut mérité l’attention des fermiers de la dixme, sans néantmoins l’avoir exigé, parce qu’elle n’est point due, ils soutiennent que la demande est des plus injuste et concluront lors de la plaidoirie de de la Cause ou qu’il plaise au Conseil en débouter Monsr le demandeur et le condamner aux dépens…
A.M.R. FF 52, avant le 17 mai 1755
A Monsieur Müller Conseiller du Roÿ au Conseil souverain d’Alsace, Préteur royal et subdélégué de l’Intendance d’Alsace
Supplient humblement les Magistrats, Chefs de tribunes et élus, pour et au nom des bourgeois habitants et communauté de la Ville de Rouffach,
Disant, qu’estant assignés à la requête de son altesse éminentissime Monseigneur le Cardinal de Rohan Soubize, évêque et Prince de Strasbourg, en vertu de la commission obtenue en chancellerie établie près le Conseil souverain d’Alsace du 23 avril dernier par exploit du 30ème du mois aux fins d’estre condamné à payer et acquitter à mon-dit Seigneur le Cardinal, en sa qualité de décimateur du ban de cette ville, la dixme des pommes de terre qui se plantent dans ledit ban, et comme les suppliants croyent être fondés à soutenir sur la dite demande et qu’ils ne peuvent constituer procureur à ce effet sans une délibération préalablement faitte par la bourgeoisie, les suppliants pour l’obtention d’icelle, prennent la liberté de vous présenter leur requette
Ce considéré, Monsieur, vu l’assignation du 30 avril dernier, il vous plaise authoriser les suppliants à faire convoquer les bourgeois et habitants de la dite ville de Rouffach et ce à la manière ordinaire et accoutumée pour délibérer sur le contenu de ladite assignation et ferez bien
Signatures : Baur, Bollenbach, Waller, Armspach, Raffara, Haberer, …
A.M.R. FF 52 du 2 octobre 1757
C'est le dernier document sur cette affaire conservé aux A.M.R. dans la série FF 52. Il date d'octobre 1757
Par devant le notaire et greffier de la ville de Rouffach soussigné, et les témoins cÿ après nommés, sont comparu en personne M. Charles Louis Golbéry, conseiller du Roÿ, Greffier en chef au Conseil souverain d’Alsace, pour et au nom de son Altesse Sérénissime, Monseigneur le Prince Constantin, évêque de Strasbourg, d’une part et les prévost, magistrats, Maîtres des Tribunes et élus de la Ville de Rouffach, pour et au nom des bourgeois, habitans et communauté dudit lieu d’autre part, les quelles parties ont déclarés, que pour terminer aimablement le procès mus d’entre elles au dit Conseil, suivant la commission levée en la chancellerie établie prez celuÿ, le 23 avril 1755 pour raison de la dixme des pommes de terres, que lesdits prevost, magistrats, bourgeois, habitans et communauté de ladite ville de Rouffach seroient tenu de paÿer et acquitter à sa dite Altesse en qualité de décimateur du ban dudit lieu, ils auroient traités et convenu par ensemble de ce qu’ils s’ensuit, sçavoir que lesdits prevost, Magistrats, Maîtres de tribunes, eslus, bourgeois, habitans et communauté du dit Rouffach seront tenus de paÿer et acquitter à l’avenir la Dixme des pommes de terres (à commencer en la présente année) à sa dite Altesse sérénissime Monseigneur le Prince Constantin en sa qualité de décimateur du ban dudit lieu, ses successeurs évêques, ou à tous autres qu’il appartiendra, dans tous les cantons de la dite ville, à l’exception de ceux cÿ après spécialement marqués et spécifiés qui, (comme jardins à légumes, vergers et chènevières de toutes anciennetés dans lesquels cantons se trouvent aussi des terres labourables et décimables) seront et demeureront exempts de paÿer ladit dixme des pommes de terres ; sçavoir celuÿ depuis la porte de Colmar à droite jusqu’à la Croix de la Mission ou Neübanck proche du fossé appelée Zunftmeister graben, sur le grand chemin de l’autre côté en droite ligne, depuis ladite Croix de Mission jusqu’au chemin appelé Schindlachweg qui en fera la séparation, de là en continuant ce chemin jusqu’à la porte de Brisach, et de la dite porte à droite jusqu’au grand pont appelé Langbruck, dudit pont tirant à la droite le long de la rivière jusqu’au Lauchenmühlweeg, bien attendu que l’on n’en plantera point à la gauche, non plus que dans les champs appelés Ziegelbrücklenfeld et Lauchenmühlfeldlen, et depuis la dite porte de Brisack jusqu’au chemin qui conduit à Ensisheim appelé Herrenweg, lequel prend sa fin proche de la prairie appelée Nidermatt, enfin depuis depuis la porte de Cernay à gauche jusqu’au chemin appelé Lauchenweg où il y a une croix, de là jusqu’au Dorfgraben, dudit Dortgraben jusqu’au murs de la ville, bien attendu qu’il n’en sera point planté aussi dans le Hoffacker appartenant au Seigneur, à moins d’en paÿer la dixme ; et finalement depuis la dite porte de Cernay à droite en suivant le sentier à costé des vignes jusqu’au chemin appelé Hartweg qui est vis-à-vis le susdit chemin appelé Lauchenweg, sans que sa dite Eminence, ses successeurs évêques en leurs qualité de décimateurs puissent prétendre en aucun temps la dite dixme des pommes de terres dans les susdits cantons spécialement réservés , mais bien comme dit est, dans tous les autres cantons du ban de ladite ville, sans aucune exception ; au moÿen de quoÿ tout procès et difficultés à ce égard seront et demeureront esteinds et assoupis par et en vertu des présentes et aura chaques parties à supporter ses propres frais et dépens faits jusqu’à ce jourd’huÿ, c’est ce qui a été ainsi fait et convenu sous la ratification de sa dite Altesse sérénissime Monseigneur le Prince de Constantin pour être exécuté de point en point, à peine de tous dépens, dommages et intérêts…
Fait et passé en l’estude dudit Notaire à Rouffach, le deuxième octobre mil sept cens cinquante-sept, en présence des Sieurs Jean-Baptiste Holtz et Michel Roth, tous deux bourgeois et procureurs de cette ville, qui ont signés avec ces dites parties et moÿ greffier soussigné, après lecture et interprétation à eux faite
Suivent les signatures…
A propos de Jules Bastien-Lepage, peintre et graveur
Un petit mot au sujet de l'image qui figure dans l'en-tête de cet article: il s'agit d'un tableau de Jules Bastien-Lepage, un des principaux représentants du naturalisme en peinture. Il est né en 1848 à Damvillers et mort en décembre 1884 à Paris. Son œuvre de peintre et graveur est exposée dans les plus grands musées du monde. Plus près de nous deux œuvres figurent au catalogue du Musée des Beaux-Arts de Nancy et une douzaine à Montmédy, dans le département de la Meuse, au musée Jules Bastien Lepage et de la fortification. Plusieurs tableaux sont présentés sur Internet... Avis aux amateurs
à suivre...
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