Au numéro 23 de la rue Callinet, on peut admirer un bas-relief de belle facture joliment mis en valeur au dessus de la porte cochère. Il nous présente un pape d’allure débonnaire veillant sous sa tiare à la quiétude de la petite cité de Rouffach bien à l’abri derrière ses remparts. On y reconnaît plusieurs bâtiments caractéristiques : au centre de la composition se trouve Notre-Dame avec sa tour-clocher octogonale et l’ancienne flèche Sud, aujourd’hui disparue. À sa droite, des clochetons localisent le prieuré de Saint Valentin et la chapelle de l’hôpital Saint Jacques tandis qu’à gauche celui des Récollets culmine au-dessus du chevet de l’église Sainte Catherine. Le fond du décor est un entrelacs de vignes chargées de grappes en abondance, suggérant que ce personnage représente Saint Urbain, le patron des vignerons et pour qui en douterait, quelques tonneaux sont présentés au premier plan en attente d’une récolte prometteuse ! Mais en-dessous, se trouve une inscription (URBANUS-VIII. R.P.) qui pose un sérieux problème, puisque ce pape Urbain VIII n’a jamais été canonisé et ne peut donc se prévaloir du titre de saint !
Ce bas-relief figure dans l’inventaire général du patrimoine culturel (base Palissy [1]) avec quelques commentaires : le personnage serait Saint Urbain Ier, pape et « il proviendrait d'une chapelle disparue. Une confrérie dédiée à saint Urbain existait depuis longtemps à Rouffach ; elle organisait une procession en portant une statue du saint à travers les rues de la ville ». Plus récemment, un moulage en a été réalisé et une copie est exposée au Musée de Bailliage de Rouffach.
Heurs et malheurs de Saint Urbain...
À la saint Urbain s’il fait beau, on le porte en procession. S’il gèle, les vignerons fâchés le jettent le cul dans les orties, dit un dicton lorrain!
Dans l’Est de la France et dans les contrées germaniques, Saint Urbain est le patron des vignerons et de la viticulture. Sans doute est-ce simplement parce que la fête de Saint Urbain a été placée vers la fin du mois de mai. Ainsi, elle suit les redoutables saints de glace où des gelées tardives peuvent s’en prendre à la vigne en fleurs et compromettre la récolte de l’automne à venir. Arrivé au 25 mai, le vigneron considère que ce risque est écarté et alors il veut bien remercier tous les saints du calendrier et Saint Urbain plus particulièrement. Et il accordera une importance particulière à la météo du jour, puisque selon un dicton, « Het St. Urwe Sonneschin, Get’s em Herbst a guete Win » (s’il y a du soleil à la Saint Urbain, la vendange donnera un bon vin).
Qui est ce saint Urbain, dernier saint de glace du 25 mai, après Mamert, Pancrace, Servais et sainte Sophie, die kalte Sophie, la froide Sophie?
Là, les interprétations divergent et on a le choix entre le pape Urbain Ier (†230), l’évêque Urbain de Langres (†375) ou encore Urbain V (†1370). Plus récemment, un curé d’Eguisheim émettait de réserves à prêter ses services au syndicat des viticulteurs pour la traditionnelle procession, leur objectant que le dernier, Urbain V, était fêté le 19 décembre et qu'à cette date il ne pouvait plus rien contre les gelées tardives !
Mais jamais, il n’a été question du pape Urbain VIII (1623 -1644) comme protecteur des récoltes et de la vigne en particulier. D’ailleurs à Rouffach, le culte de Saint Urbain est antérieur à son règne, puisque dans un inventaire des objets de l’église paroissiale datant de juillet 1610, est répertoriée « St. Urban Bildt mit Treibel… », c'est-à-dire une statue représentant le saint avec des raisins. Pour son identification, il eût été intéressant de savoir s’il portait une mitre ou la tiare pontificale, mais cette statue a disparu entre temps.
Le 12 janvier 1682, on apprend par un registre des délibérations du Magistrat, qu'il avait été décidé que la statue de saint Urbain serait, comme il était de tradition le jour de la fête du saint, cherchée à l'église et conduite en procession "auf die Zunft" où elle serait richement décorée. Mais que, après cela, elle devait impérativement être replacée à l'église, sur son autel. Il était donc demandé aux vignerons de rompre ainsi avec une tradition apparemment bien ancrée qui voulait que la statue fût promenée à travers toute la ville, passant de cave en cave, où on devait la poser sur le plus grand tonneau... Cette tradition est même qualifiée de " Missbrauch " , mauvais usage, voire sacrilège! De même, le 25 mai 1700, précisément le jour de la saint Urbain, les « Sti. Urbani Bruedern », membres de la confrérie de saint Urbain, se voient refuser l’autorisation de porter la statue du saint patron en procession à travers la ville comme le voulait la tradition. Que s’était-il passé ? La " virée " joyeuse de cave en cave et de tonneau en tonneau avait-elle à nouveau été tolérée? Les archives restent muettes à ce sujet, pour l'instant...
Un article de Thiébaut Walter, paru en 1932 dans le Neuer Elsässer Kalender, donne une explication à ce revirement: en 1682 la vendange aurait été très mauvaise, mais malgré cela les Brüder organisèrent leur traditionnelle procession qui dégénéra à cause de quelques vignerons mécontents qui précipitèrent la sainte statue dans une cuve pleine d’eau en criant :
« Willst du uns keinen Wein bescheren, so magst auch Wasser sauffen… » (Tu ne veux pas nous offrir du vin, eh bien tu boiras de l’eau, toi aussi )
Malheureusement, Walter oublie de citer ses sources et cet épisode doit rester, pour l’instant, du domaine de la légende. Les rouffachois connaissent bien cette anecdote : elle a été mise en scène en 2002 par le sculpteur colmarien Jean-Luc Schické [2] qui a livré à la ville une composition élégante et originale de personnages en bronze qui rejouent la pièce dans la nouvelle fontaine Saint-Urbain, rue du Maréchal Lefebvre. Au fil du temps, les vignerons du cru ont entretenu une relation familière avec leur saint patron, que l'on devine plutôt jovial et bon vivant sur le bas relief de la rue Callinet, allant jusqu’à affubler du sobriquet « Urwe ou Urwa » un gars un peu simplet ou maladroit. " Dü besch a Urwa, tu es une andouille! "
Mais pourquoi Urbain VIII ?
Maffeo Barberini, le futur Urbain VIII, avait, au contraire, la réputation d’un homme cultivé, éloquent et intelligent. Avant son élection à la papauté, il fut nonce apostolique auprès du roi de France Henri IV. L’histoire a essentiellement retenu que c’est sous son pontificat que Galilée a été condamné, mais on ne sait plus très bien à quoi. Dans l’esprit de nos contemporains, tout cela est un peu embrouillé et l’on confond souvent le sort de Galilée avec celui de Giordano Bruno qui périt sur le bûcher en 1600 au terme d’un procès qui dura plus de sept ans [3]. Nous rappellerons les grandes lignes de l’affaire Galilée à la fin de cet article.
On ne voit pas bien le rapport avec la confrérie des vignerons de Rouffach. L’hypothèse la plus simple est qu’il n’y en a pas ! On imagine plus volontiers que l’artiste chargé de réaliser le bas-relief en 1773 a cherché un modèle d’un pape Urbain dans un catalogue d’images pour camper la posture du saint protecteur de la viticulture. Il aurait alors utilisé une image du pape Urbain VIII, le dernier de ce nom, qui a régné un siècle et demi plus tôt...
Urbain VIII, l’ami de Galilée.
Le XVIe siècle avait été marqué par la naissance et le développement rapide de la religion protestante. L’Église catholique avait réagi par la définition d’une Contre-réforme lors du Concile de Trente. Dans le domaine des Sciences, elle se référait à la philosophie de Saint Thomas d’Aquin selon laquelle chercher à comprendre les lois de la Nature, c’est chercher à comprendre l’œuvre de Dieu. Mais ici, comme en toute chose, c’est finalement l’Église qui était habilitée à dire ce qui est vrai. En Astronomie, elle avait adopté la cosmologie géocentrique d’Aristote qui plaçait la Terre immobile au centre du Monde, la Lune, le Soleil, les autres planètes et le firmament tournant autour d’elle.
En 1543 Copernic publia son De revolutionibus Orbium Coelestium, qui proposait une autre cosmologie plaçant le Soleil au centre du Monde, la Terre étant animée de deux mouvements : la lente révolution autour du Soleil et la rotation autour de son axe en 24 heures, nécessaire pour justifier le mouvement apparent du Soleil et des étoiles sur la voûte céleste. Contrairement aux luthériens, les catholiques ne rejetèrent pas immédiatement ce nouveau modèle héliocentrique qui permettait d’expliquer plus simplement les mouvements erratiques des planètes dans le ciel.
le débat cosmologique ...
À l’aube du XVIIe siècle, Galilée, professeur de mathématiques et de mécanique appliquée à l’université de Padoue y enseignait l’Astronomie selon le système géocentrique, mais en privé, il ne cachait pas sa préférence pour le système de Copernic. À partir de 1609, il utilise la longue-vue pour observer le ciel, puis il perfectionne cet outil qui devient la lunette astronomique. Il fait alors des découvertes qui, selon lui, confortent le modèle copernicien : la Lune présente des reliefs, l’apparence de Vénus est changeante et suit des phases comme la Lune, Jupiter a quatre petits satellites qui tournent autour d’elle.
Enthousiaste, Galilée prend ouvertement position pour la cosmologie héliocentrique. En 1611, Il est invité à Rome par le cardinal Maffeo Barberini, le futur Urbain VIII, où il présente ses découvertes à la jeune Académie des Lynx et aux jésuites du Collège de Rome. Des sommités telles que Christophe Clavius confirment la validité de ses observations, mais ne le suivent pas forcément vers ses extrapolations coperniciennes. Lorsqu’on le contredit, Galilée argumente avec brio et répond parfois avec arrogance. Il est plus prudent quand des exégètes essayent de l’emmener sur le terrain religieux : n’est-il pas écrit dans la Bible que Josué a demandé à l’Éternel « Arrête le Soleil sur Gabaon et la Lune sur Ayalon » et que Dieu le fit [4] ? Si Dieu arrêta le Soleil, c’est qu’il était en mouvement, la Bible ne peut pas se tromper ! Galilée rétorque qu’il ne faut pas prendre les Écritures au pied de la lettre [5]. La controverse s’instaure et l’Église doit prendre position par rapport à la théorie copernicienne. En 1616, le verdict tombe : le livre de Copernic est mis à l’index et la théorie héliocentrique est une hérésie, sa diffusion est interdite. Cette sentence est assouplie dès l’année suivante : le modèle de Copernic pourra être utilisé comme hypothèse pour des calculs, mais il n’a pas de réalité physique. Les jésuites ont bien compris que le modèle d’Aristote et Ptolémée était devenu obsolète.
Après l’apparition d’une grande comète dans le ciel hivernal en 1618, une polémique oppose Galilée aux jésuites du Collège de Rome sur la nature de ce phénomène céleste. Galilée est prudent : il prête sa plume à Mario Guiducci pour contredire le jésuite Grassi. Le cardinal Barberini reste un admirateur de Galilée et il lui adresse en 1620 un poème, Adulatio perniciosa, qu’il a composé en son honneur. Aussi, lorsqu’en 1623 son ami est élu pape, Galilée se sent affranchi et il publie L’Essayeur, un ouvrage qu’il dédie au nouveau pape où il s’en prend à Grassi et affirme à tort que les comètes sont des phénomènes optiques.
En 1624, Urbain VIII accorde plusieurs audiences à Galilée et l’encourage à écrire un traité qui présenterait les deux modèles décrivant les mouvements célestes, mais sans prendre parti pour l’un ou pour l’autre. Cet ouvrage, Dialogo sopra i due massimi sistemi del mondo, écrit en italien ne paraîtra qu’en 1632 sous la forme d’une conversation entre trois personnages : Salviati, adepte de l’héliocentrisme, Simplicius, adepte du géocentrisme et Sagredo, un vénitien sans a priori qui cherche à comprendre.
C’est après cette publication que Galilée est convoqué à Rome pour y être jugé. On estime qu’il n’a pas respecté le cahier des charges, que le Dialogue est ouvertement copernicien, qu’il veut apporter des preuves physiques de la rotation de la Terre par le phénomène des marées et que ces preuves ne sont pas convaincantes.
Le procès de Galilée se conclut le 22 juin 1633. Galilée est condamné à être emprisonné, à abjurer [6] c'est-à-dire prononcer une formule par laquelle il se renie et à réciter des psaumes chaque jour durant trois ans.
La peine d’emprisonnement sera immédiatement commuée en assignation à résidence. Galilée poursuivra une existence assez paisible jusqu’à sa mort en 1642. Il continuera d’écrire et à communiquer avec des scientifiques, notamment ses élèves Viviani et Torricelli. Le Dialogue sera traduit en latin et publié à Strasbourg en 1635 par Matthias Bernegger.
une amitié déçue...
La position du pape Urbain VIII dans l’affaire Galilée est encore controversée de nos jours [7]. Une amitié a été déçue ou trahie, mais est-ce celle du pape envers le savant ou celle de Galilée envers Urbain VIII ? Selon les uns, le pape se reconnaissant sous les traits de Simplicius, se serait senti offensé : le procès de Galilée devait réfréner son orgueil et lui servir de leçon. Selon les autres, Urbain VIII subissait lui-même des pressions de la part de l’Inquisition et dans le contexte de la Guerre de Trente ans, on lui reprochait son manque de fermeté à l’encontre des hérétiques. Galilée lui aurait alors servi de fusible qu’il a sacrifié tout en veillant à ce que la sentence ne soit pas trop dure.
En 1992, le pape Jean-Paul II a reconnu des torts de l'Église catholique dans l'affaire Galilée. Dans son discours, il n’a pas évoqué la responsabilité personnelle d'Urbain VIII.
Gérard Michel et Jacques Mertzeisen, mai 2019.
Illustrations :
- Le bas-relief de la rue Callinet, photo Gérard Michel.
- La fontaine Saint Urbain, rue Lefebvre, photo Jacques Mertzeisen.
- Galilée d’après Pietro Bellini, observatoire de Berlin.
- Le frontispice du Dialogue, édition de 1635, Bayerische Staatsbibliothek.
Notes:
- Inscrit aux Monuments historiques depuis 1929. Il avait déjà été recensé par l’administration allemande du Denkmalschütz avant la Grande guerre. Référence, base Palissy IM68007804.
- Selon la plaque explicative de la nouvelle fontaine, cet incident se serait produit en 1699.
- Giordano Bruno été condamné pour son athéisme, son apostasie et ses blasphèmes. Il imaginait un univers infini, dans lequel Dieu n’avait pas de place.
- Livre de Josué 10, verset 12.
- Lettre à Christine de Suède, 1615.
- On trouvera le texte de l’abjuration sur Internet.
- Voir, par exemple le Galilée de Claude Allègre en 2002 ou La vérité sur l’affaire Galilée de Aimé Richardt et Jean-Gérard Théobald en 2018.