La révolte du Bundschuh en Alsace
La guerre des rustauds (habitants des campagnes, sans le sens péjoratif qu’on connait à ce mot aujourd’hui) a été une traînée de poudre qui s’est répandue en peu de temps depuis l’Allemagne du sud-ouest pour gagner une grande partie de l’Empire dont l’Alsace. La population des campagnes (die Puren, les paysans) s’était soulevée en Haufen ou Huffen (bandes armées) pour contester la hiérarchie ecclésiastique et formuler des revendications contre les propriétaires fonciers, la noblesse, les chevaliers dans leurs châteaux, les religieux des couvents, etc.
Parmi ces doléances, la disparition (ou l’allègement) des droits et privilèges, survivance de la féodalité, l'abolition du servage, le droit de pêche et de chasse, l'abolition de nombreux impôts féodaux et l’assurance d'être traités avec justice par les tribunaux seigneuriaux et ecclésiastiques … Des revendications légitimes, mais il manquait à la tête des insurgés des chefs et un commandement capables d’assurer la coordination de cette multitude de Haufen. Lorsque le mouvement déborda sur les terres alsaciennes du Duc de Lorraine, entraînant l'intervention militaire brutale de ce dernier, une vague sanglante déferla sur toute l’Alsace : vingt mille tués pour Saverne, Lupstein et Neuwiller, quatre mille au moins pour une troupe de 15 à 20000 insurgés à Scherwiller… A Lupstein, près de Saverne, on poussa les derniers insurgés armés dans l’église, on l’entoura de bois auquel on mit le feu, brûlant l’église et ses occupants…
Cette révolte de 1525 et son rêve d’un changement modéré ou radical de la société se solda malgré son ampleur par un échec, comme d’autres précédentes, notamment la conjuration du Bundschuh en Alsace de 1493 (le combat des chaussures à lacets des paysans contre les bottes des nobles) … d‘autres suivront pour exprimer le « ras-le-bol fiscal » des petites gens...
Les ressources des archives de Rouffach ne permettent pas de rédiger un article exhaustif sur la guerre des Paysans à Rouffach. Le lecteur pourra se référer à des ouvrages récents qui traitent de cette révolte des Rustauds de manière très complète. Il trouvera en particulier les réponses à ses questions dans l’excellent ouvrage de Georges Bischoff La guerre des paysans. L’Alsace et la révolution du Bundschuh 1493-1525 Strasbourg, La Nuée Bleue, 2010.
Les registres de délibération du Magistrat ne sont conservés à Rouffach que depuis 1531 et les autres documents - rares - relatifs aux événements que connut notre ville entre 1493 et 1525 ne permettent qu’une vue très fragmentaire. Dans cet article nous nous référerons à un article de Thiébaut Walter, publié en 1932 Butzenkrieg und Bauernaufstand in Rufach In: Elsaß-Land Bd. 12 (1932) S. 345-346., dont nous nous étions déjà servi dans le premier article sur les événements du Butzenkrieg à Rouffach en 1515 et dont nous proposons une traduction commentée.
Cette révolte des "Butzen", trognons, s’était terminée sans gloire pour les insurgés. Dans son infinie bonté, leur seigneur, l’évêque de Strasbourg, leur avait pardonné leur mouvement d’humeur, mais avait chargé encore davantage le fardeau qui les écrasait, et surtout il leur avait ôté définitivement toute velléité de retenter un nouveau soulèvement en leur confisquant toutes leurs armes…
Peu d’années plus tard, en 1525, éclata le soulèvement des paysans, dont les conséquences furent si lourdes pour l'Alsace.
Mais les bourgeois de Rouffach et l’ensemble de la population rurale renvoyèrent chez eux les agitateurs, sans autre forme de procès et se tinrent d’abord tout à fait tranquilles et loin de l’agitation.
Le soulèvement de 1515, la guerre des Butzen était encore bien trop présente dans les mémoires ! Et, de toute manière, les armes des gens de Rouffach étaient entre les mains du bailli, sous bonne garde, derrière les grilles de l’Isenbourg !
En ce temps-là, le prieur de saint Valentin [1], Johann Sansetti, que le peuple de Rouffach détestait pour son insatiable rapacité - il lui extorquait en cens, dîmes, intérêts, etc. les deux cinquièmes des terres qu’ils cultivaient - était absent de Rouffach.
Tous les moyens étaient bons pour Sanzetti d’accroitre la renommée, et la richesse de son couvent : il parvint à récupérer des terres qui avaient été gagées par ses prédécesseurs, à racheter les ornements et les reliques qui avaient été vendus et dispersés : il achetait à Rouffach tout ce qui était vendable, vignes, champs, prés, etc. Au point que le Magistrat se vit obligé d’interdire aux bourgeois de Rouffach, sous peine d’une lourde amende, de vendre au prieur la moindre parcelle de terre !
A défaut du prieur, on mit la main sur son représentant, Steffan, un cousin : on le poussa hors de la ville et ce n’est qu’une fois qu’il fut suffisamment éloigné, que des inconnus le dévalisèrent. Les gens du prieuré, en l’absence de leurs maîtres, pillèrent toutes les réserves et emportèrent les meubles ; mais aucun bourgeois de la ville ne participa à cette mutinerie. Les autres couvents et maisons dimières de la ville ne furent pas inquiétés.
Le bailli convoqua la population des campagnes à se réunir en ville, l’informa des événements, lui rappelant avec insistance le serment de fidélité qu’elle avait prêté solennellement à l’évêque, Seigneur de l’Obermundat, à l’issue de la Butzenkrieg quelques années plus tôt …
Une semblable réunion eut lieu pour les bourgeois de la ville, cette fois, au poêle des corporations, Au châtelet, Bürgelin Zunft. Au cours de cette assemblée, les corporations firent part de leurs doléances et revendications qu’ils exposèrent en une vingtaine d’articles :
- Leur premier souci était la paroisse : depuis 1495 elle était abandonnée à des inconnus, livrée à des chasseurs de bénéfices et de prébendes. Dans ce laps de temps, elle avait été tenue tant bien que mal par pas moins de 14 curés successifs ! Ils souhaitaient qu’un prêtre instruit et dévot soit nommé comme curé, et que l’évêque lui assure un revenu suffisant.
- On demanda également que l’ensemble du clergé de Rouffach relève de la juridiction du Magistrat et non plus du droit et de cours ecclésiastiques
- Les bourgeois de Rouffach ne veulent plus être traités d’hérétiques et harcelés par le tribunal religieux de l’officialité de Bâle qui les menace si facilement de les mettre au ban de l’Eglise (excommunication).
- Les terres communales aliénées par l’ordre teutonique et le prieur de saint Valentin doivent être rendues à l’usage des gens de Rouffach.
- Les cours du grand chapitre de Strasbourg, de l’Ordre teutonique, des chevaliers de l’ordre hospitalier du Saint Esprit, ainsi que celles des couvents d’Eschau, de Klingenthal, de Pairis, de Schönenwerd, Marbach, Unterlinden et de Lucelle, qui comme cours franches n’étaient ni soumises aux corvées ni aux services de garde, et n’acquittaient aucun droit de douane ou de pontonage, devront à l’avenir être traitées (pour les impôts et les taxes) comme les autres fermes.
- Le bailli et le prévôt doivent être imposés comme les simples bourgeois.
- Le prévôt doit faire disparaître le mur qu’il avait fait construire devant (?) la Neutor, porte nord de Rouffach, et combler les créneaux avec des pierres
- Les occupants des cours franches ne doivent pas être traités différemment des autres bourgeois de la ville.
- Les amendes collectées doivent être affectées au service public de la Ville.
- La maison de tolérance (das Frauenhaus) avec ses femmes de mauvaise vie doit disparaître et ses occupants doivent être expulsés de la ville.
- Le privilège dont jouissent les corporations de se réunir dans leurs poêles, pour y organiser des fêtes et pour y jouer, également les veilles de fête même au-delà des heures autorisées, doit leur être maintenu.
- L’office de gourmet-juré (Weinsticher Amt) doit être réformé (ou supprimé?).
- La taille (das Gewerff) c’est-à-dire l’imposition ordinaire doit être diminuée.
- Les attelages d’ânes doivent être dispensés des corvées.
- Les intérêts d’un emprunt doivent être effacés automatiquement par le versement anticipé du capital restant dû.
- Le Sterbefall est remplacé par le Läutegeld.
- Le contrat du Butzenkrieg est annulé et les armes doivent revenir en ville.
- La rue dite Allmend Gasse que le Commandeur de l’Ordre teutonique et le prieur de Saint Valentin s’étaient appropriée est à remettre en l’état initial
- Le bailli n’a aucun droit à abattre du bois dans le Hohberg
- Aucun bourgeois de Rouffach ne doit être emprisonné si ce n’est pour des crimes (Malefitz)
Les bailli, Schultheiss et Conseillers du Magistrat se déclarèrent dans l’ensemble favorables à ces mesures. Mais les compagnons de la corporation A la Licorne quittèrent la ville et se joignirent à un groupe de paysans qui s’étaient réunis près d’Issenheim. A la suite de cela, le Conseil fit doubler les gardes aux portes de la Ville et envoya des émissaires à Strasbourg, Saverne, Kaysersberg, Thann et Habsheim. Les armes revinrent en ville, et sur les remparts de la cité, Hakenbüchsen, (haquebutes, arquebuses) et Feldschlangen (couleuvrines) étaient prêtes à faire face à une éventuelle attaque des insurgés.
Les Werckmeister (maîtres d’œuvres, ici plutôt chefs de chantiers) de la ville rasèrent la maison de l’ordre teutonique et son église de Suntheim pour que d’éventuels ennemis ne puissent pas trouver dans ces bâtiments une tête de pont pour attaquer la ville toute proche. Tout ce qui avait de la valeur fut transporté en ville et les autels de la petite église de l’Ordre furent remis aux franciscains.
Suntheim et l'ordre teutonique, Teutsch Haus (gravure de Sebastian Münster)
Le bailli, accompagné de Conseillers du Magistrat et des maîtres de tribus de la ville se rendit à une assemblée réunie à Colmar où l’on travaillait à rétablir la paix et le calme. Les Schaffner (comptables des dépenses de la Ville) et le Marschalk (un « fonctionnaire » dont le rôle est mal défini, nommé par le bailli ou l’évêque) se rendirent à une assemblée analogue qui se tenait à Bâle.
Pour ravitailler les gens des campagnes qui s’étaient réfugiés dans ses murs, la Ville s’était vue contrainte de réquisitionner dans les réserves du prieuré saint Valentin 103 quartauts de seigle, 37 de blé et quelques Ohmen de vin ; l’ordre teutonique dut également livrer 91 quartauts de seigle. Toutes ces denrées furent rendues à leurs propriétaires à la fin des troubles.
Pour autant que l’on puisse savoir par la lecture des archives conservées, il semblerait qu’aucune troupe de paysans n’a jamais osé s’approcher de la ville.
La ville a su donc se protéger des troubles qui n’épargnèrent pas nombre de localités et leurs habitants. C’est en 1525 par exemple, que fut pillée et en partie détruite par la fureur dévastatrice des paysans, le couvent de Schwartzenthann. Parmi les rustauds qui y ont participé, on trouve en premières lignes beaucoup de gens de Rouffach, Hanß Giesser, Melchior Haffener, le vieux Hanß Ruppff et ses deux fils, Hanß Schnabel et beaucoup d’autres de Rouffach, dénoncés par la supérieure du couvent dans sa supplique de 1526, mais resté impunis.
C’est aussi, en partie, à la même guerre des Rustauds que l’on doit la destruction des bâtiments et de l’église du Deutsch Ritter Orden, les chevaliers de l’ordre teutonique, à Suntheim.
Pendant ce soulèvement qui fit tant de dégâts, Rouffach sut se montrer habile. Les conseillers du Magistrat et les autorités de la Ville n’avaient pas oublié les leçons de 1515 ! Ils étaient évidemment très préoccupés par l’insécurité liée aux mouvements des troupes d’insurgés à proximité de sa ville. Il organisa même un véritable service de renseignement qui devait le maintenir au courant de la situation et engagea les services de quelques « agents très spéciaux ».
Les comptes du Magistrat de 1524 [2] (d’après des notes de Pierre Paul Faust) signalent un certain Peter Schinder envoyé à Strasbourg pour localiser le campement d’une bande de paysans :
« …item Peter Schinder geben 1 Pfund als er gon Straßburg geschickt zu herfaren wo der huffen der puren by einander legt…
Le chevalier Claus von Hattstatt fut envoyé à Saverne également pour espionner les paysans et apprendre auprès d’eux toutes sortes de choses :
« … item 1 Pfund geben… als er gon Zabern geschickt und zu dem huffen zu herfahrn aller hand sachen…
Peter Sigelin est envoyé à Kaysersberg pour apprendre quels sont les projets des paysans:
„…zu herfaren was willens der huffen were…“
Un autre de ces espions, moins adroit que les autres, est fait prisonnier par les rustauds à Thann!
Le même Herr Clausen de Hattstatt est envoyé en mission à Habsheim et un autre Diebolt Storckhlen se rend dans la même localité, envoyé par le Schultheiss.
Tous ces envoyés n’étaient dont pas des négociateurs comme semblait le penser et l’avait écrit Th.Walter, mais bel et bien des observateurs, des agents de renseignement !
Mais Rouffach n’en avait pas fini avec les guerres…
Quant aux doléances du peuple de Rouffach, elles furent reléguées aux oubliettes…. Autres temps, mais mêmes mœurs ?
à suivre
[1] le Prieur de Saint Valentin Sanzetti, était détesté pour voracité « immobilière » : il achetait toutes les terres et les biens des bourgeois de Rouffach, pour agrandir le domaine du prieuré, au point que le Magistrat finit par interdire de lui vendre quoi que ce soit !
[2] A.M.R. CC 7/1,9