Quel rapport entre ces deux images?
une serpette de vigneron
et les sillons creusés dans le mur sud du chœur de l’église
Aucun rapport !
La tradition populaire rapporte que ces profondes rainures creusées, à hauteur d’homme, dans le grès du mur sud du chœur de l’église de Rouffach et de celle de Pfaffenheim, seraient les traces laissées par les vignerons « aiguisant » leur outil pour leur garantir une bonne récolte ! La sainteté du lieu et la proximité des reliques saintes devaient assurer le succès de l’opération. Mais comment un vigneron pouvait-il espérer affuter sa serpette ou un autre outil tranchant en les frottant dans ce dispositif ? C'est rigoureusement impossible, à moins de vouloir sacrifier le tranchant de l'outil !
Certes, notre grès jaune de Rouffach, peut servir pour aiguiser des outils : beaucoup d’anciens ont le souvenir d’avoir affuté les canifs de leur enfance sur une pierre de grès, mais plane cette fois, celle du seuil de la porte d’entrée de leur maison !
On a dit également qu’avant de partir à la guerre, les soldats affutaient leurs armes en les frottant sur la pierre du chœur de l’église, pour les protéger et leur garantir. la victoire !
Thiébaut Walter propose, sans la faire sienne, une explication approchante : « … des entaillures dont l’origine est incertaine. Certains prétendent que les jeunes bourgeois, après avoir été assermentés à l’âge de 18 ans dans le cimetière avoisinant, auraient consacré leurs armes à la défense de la ville en les aiguisant contre le mur du sanctuaire [1] »
Mais les vignerons et les soldats disposaient, même au Moyen-Âge, d’autres outils nettement plus efficaces : les rémouleurs ou émouleurs existaient déjà et les meules à eau, en grès fin, étaient couramment utilisées … une pièce de monnaie ?
En allemand, ces rainures portent les noms de Wetzrillen, Wetzspuren, Schwertrillen et même Schwedenhiebe, auxquels les chercheurs préfèrent prudemment le nom Schabespuren, les premiers affichant d’emblée une explication improbable : rainure ou trace causée par l’aiguisage, par des épées (qu’on aiguise), par des coups assénés par les Suédois ! On préfèrera Schabespuren, de schaben gratter, racler ou peler et de Spuren, traces laissées…
Si l’on observe attentivement les rainures du chœur de Rouffach on s’aperçoit qu’elles ont été réalisées non pas par un objet pointu mais par un outil au bout arrondi comme une gouge de sculpteur, une tarière de sabotier, une cupule en métal ou tout simplement une cuiller en fer… Parfois, ces rainures comportent dans leur partie inférieure une pièce de fer ou une pierre dure sertis dans la pierre… et parfois il ne reste plus visible que la mortaise dans laquelle cette pièce était insérée : quel pouvait en être l’usage ?
Alors, si ces entailles n’avaient pas cet usage, quelle serait leur origine ?
A vrai dire, aucune étude scientifique approfondie n’a été menée jusqu’à présent pour résoudre l’énigme que représentent ces rainures : depuis de nombreuses années, des historiens, des archéologues étudient le sujet sans trouver d’explication concluante.
De quand datent-elles ? Le plus souvent, elles ont l’âge du bâtiment, entre le XIIIème et le XVIIIème siècle. Des chercheurs allemands les datent de 1500 à 1850 et les mettent en rapport avec des épisodes de maladie endémiques ou infectieuses.
Elles ne figurent sur aucune image ancienne et ne sont mentionnées dans aucun écrit : aucune archive n’évoque cette pratique, son usage, d’éventuelles mesures pour la limiter ou l’interdire. On les trouve sur des édifices sacrés, églises, chapelles, oratoires, calvaires, croix, parfois sur des bâtiments profanes et même sur des synagogues.
Pour ce qui est des gravures sur les églises, elles se trouvent à l’extérieur, au plus près du chœur, le point le plus sacré de l’édifice, à proximité de l’autel et des saintes reliques. Au Moyen-Âge, la croyance voulait que les reliques placées dans un lieu « irradient » aux alentours et que les pierres qui les protégeaient étaient également porteuses des mêmes bienfaits que la relique.
Les Madones à gratter… ou Schabmadonen
C’est ainsi que sont nées les madones à gratter : il s’agit de petites figurines en argile crue représentant la Vierge, que les pèlerins pouvaient acheter sur un lieu de pèlerinage. Ces figurines avaient touché la relique ou la statue du saint, et possédaient donc les mêmes vertus thérapeutiques, protectrices et prophylactiques que la relique ou la statue elle-même. En les emportant dans sa maison, le pèlerin transportait avec elles ces mêmes vertus. On grattait le dos de cette figurine (non cuite) avec un petit couteau pour recueillir un peu de poudre que l’on mélangeait alors à une boisson ou un aliment destiné à un malade pour le faire bénéficier de la protection du saint … Non loin de nous, de nombreuses guérisons de diverses maladies graves ont été attribuées à l’utilisation de la poudre d’une figurine en terre représentant l’image miraculeuse de la Vierge noire de Einsiedeln, dans le canton de Schwitz en Suisse.
Schabfigur ou Vierge à gratter Einsiedeln (image Wikipedia)
La poudre de pierre d’église : l’aspirine [2] du pauvre…
Et si ces rainures avaient été creusées dans la pierre tendre des églises pour en recueillir la poudre qui, par sa proximité avec le sanctuaire, l’autel et les reliques, en aurait capté les vertus thérapeutiques, protectrices et prophylactiques ?
« …les croyants récoltaient la poudre de la pierre issue du grattage soit en signe de reconnaissance pour solliciter la protection d'un saint, pour les transporter comme dans une petite bourse comme objet de culte, soit pour en faire de petits talismans pour les malades, les cultures... soit pour en faire ingérer aux malades en poudre sèche ou diluée dans de l'eau ce qui a conduit à ce que l'on nomme cette poudre « l'aspirine du croyant » ou « l'aspirine du pauvre » ; en tout cas, ces quelques poussières permettaient la transmission du sacré au-delà des murs physiques du lieu. Cette pratique visait a priori à prélever de la pierre pour emporter avec soi une part de sacré …[3] »
Sans prétendre avoir résolu l’énigme que représentent ces gravures dans les pierres tendres des églises, il semble que la solution pourrait être là : prélever quelques poussières des murs du sanctuaire et les emporter pour profiter des vertus qu’elles ont recueillies par leur proximité avec le sacré…
Ce qui expliquerait que cette pratique, qui aurait dû passer pour une profanation ou un sacrilège, ait été tolérée … Quand a-t-elle cessé ? Aucun témoignage ne permet de répondre à cette question. Au-dessus de ces gravures de Rouffach, la récente restauration des murs du chevet a permis de découvrir les restes d’un décor peint : il s’agit « des vestiges de peintures du Calvaire [4] érigé en 1504 [5] ». Ce Mont des Oliviers qui, d’après les restes du décor peint en arrière-plan, semble avoir été relativement imposant devait, par ses dimensions, cacher partiellement le mur où se trouvent ces entailles. D’autres moins profondes, et peut-être plus récentes, ont été réalisées plus en avant du chevet…
En 5, Oelberg, le Mont des Oliviers (Walter U.B. Pfr.R.Page XV)
Les traces « fantômes « du décor peint du Mont des Oliviers.
Allumer le feu !
Passons sur les interprétations plus ou moins fantaisistes de ces rainures, comme celle qui en attribue l’origine aux griffes du diable ! Il a été dit aussi qu’elles pouvaient être les traces de pierres à feu déjà utilisées au Moyen-Âge. La pierre à feu est un outil en acier qui frappé contre le bord tranchant d’un silex produit des étincelles qui permettent d’enflammer de la mousse ou des herbes sèches. Ce procédé aurait été utilisé pour allumer le feu de la veillée pascale dont une flamme permet d’allumer le nouveau cierge pascal qui est porté dans l’église. Peut-être… Des nodules de silex peuvent effectivement se trouver dans des formations calcaires, mais ils sont surtout fréquents dans la craie et rarement visibles dans le grès-calcaire jaune des carrières du Strangenberg et surtout rares en Alsace. De plus, il aurait fallu s’acharner longtemps avec des pierres à feu pour creuser des entailles aussi profondes et aussi nombreuses, surtout si c’était uniquement à l’occasion de la seule Vigile pascale !
Ces profondes rainures resteront sans doute un mystère et continueront à alimenter les hypothèses … et c’est très bien ainsi : que feraient les historiens et les archéologues de leur temps, si toutes les réponses leur étaient offertes ?
Gérard Michel
avril 2024
Notes:
[1] Thiébaut Walter Curiosités historiques et archéologiques Page 12 Imprimerie et éditions Keller-Immelé Rouffach 1926
[2] L’acide acétylsalicylique est présent dans la nature, dans la reine-des-prés et dans le saule blanc. Dès le Moyen-Âge les fleurs odorantes de la reine des prés étaient utilisées pour lutter contre la fièvre et les rhumatismes. L’aspirine, Aspirin, le nom déposé en 1899 par Bayer, provient du latin « a spireae » signifiant « qui provient de la spirée », l’ancien nom botanique de la reine-des-prés. Ceci pour dire que le titre, L’aspirine du pauvre », n’est pas tout à fait un anachronisme !
[3] Dans : Unité Départementale de l'Architecture et du Patrimoine de l'Eure (DRAC Normandie)
Connaissance Églises n°06 – 5 mai 2012 màj 30 déc. 2012 – France POULAIN
[4] Ce n’est pas d’un calvaire qu’il s’agit, mais d’un Mont des Oliviers, Oelberg. 1504 n’est pas la date de son érection, qui est probablement plus ancienne.
[5] Thiébaut Walter Curiosités historiques et archéologiques Page 12 Imprimerie et éditions Keller-Immelé Rouffach 1926
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