De découverte en découverte… des surprises se préparent…
Les échafaudages ont disparu, les espaces du chœur et de l’abside sont libérés et les voûtes restaurées s’offrent à nouveau à la vue… La tenture trompe - l’œil qui fermait le chœur a disparu et l’édifice a retrouvé son acoustique d’avant.
Il reste encore à décrasser, réparer, consolider et fixer le décor peint du bas du chœur et à combler les lacunes, dues aux infiltrations, au salpêtre et à de multiples accidents. A certains endroits, la peinture s’écaille et une curiosité toute naturelle a poussé les restaurateurs à découvrir ce qui pouvait apparaître sous la couche picturale des décors du dix-neuvième siècle…
Des surprises les attendent, peut-être…
La couche de peinture du XIXème siècle s’écaille par endroit et après une petite intervention de la restauratrice, laisse apparaître un décor plus ancien : un filet blanc sur un fond ocre ...
Poussée par la curiosité, la restauratrice Laura Turini, directrice de l’entreprise Orpimento, ouvre une petite fenêtre un peu plus loin et apparaît alors nettement l’ébauche d’un dessin…
Un peu plus haut, dans une partie dont le décor est très abîmé, un léger nettoyage à l’eau, laisse apparaître un autre filet blanc et des traces d’écriture, des chiffres gothiques semble-t-il, deux quatre…
…le chiffre quatre aux 15 et 16èmes siècles:
Aussitôt mon esprit se mit à galoper comme au moment où l’équipe des restaurateurs dégageait les clés de voûte du badigeon qui les cachait : et si on pouvait dégager un peu plus ?
Mais nous étions en fin de semaine, et il faudra attendre quatre à cinq jours avant que le chantier ne reprenne.
15ème siècle, début 16ème ? Ou plus tôt ? Que pouvaient bien signifier ces deux chiffres quatre, côte à côte, 44 ?
Et si ce 44 était les deux derniers chiffres de 1444 ? La date me rappelait quelque chose, mais quoi ?
Je fouille dans mes fichiers :
1444 ?
En 1723, la ville de Rouffach adresse au Conseil Souverain un mémoire par lequel elle fait appel à l’application de plusieurs articles du règlement promulgué par le roi de France Louis XV, en particulier l’article 8, qui permet à l’évêque de Strasbourg d’autoriser les israélites de s’installer sur ses terres, donc à Rouffach, moyennant une certaine somme d’argent.
Ce mémoire est dit « mémoire instructivé »[1], c'est une argumentation qui rappelle les événements successifs qui ont marqué les relations entre les bourgeois de Rouffach et les juifs depuis le moyen-Âge.
Voici un fragment de ce mémoire, traduit en français :
En l’année 1309, les juifs ont empoisonné les puits, occasionnant ainsi la mort de nombreux bourgeois. C’est pourquoi les bourgeois de la ville ont tué tous les juifs qu’ils ont trouvés dans la ville et fait fuir les autres. Quelques années plus tard, les juifs voulurent à nouveau pénétrer dans la ville : en l’année 1338, le jour de la Conversion de Saint Paul, les bourgeois ont pris dans les trois cents juifs qu’ils ont menés dans un certain endroit pour les brûler : cet endroit a gardé jusqu’à aujourd’hui le nom de Judenmatt, le pré des juifs. Et c’est ainsi qu’à cette époque, la ville de Rouffach s’est débarrassée totalement et définitivement de cette mauvaise engeance juive, comme cela peut se lire dans un Urbaire sur parchemin dont les termes ont été reproduits en peinture en l’année 1444 et visibles sur les murs mêmes de l’église paroissiale.
(ce texte comporte une erreur – c’est en 1309 et non en 1338 que les juifs ont été brûlés sur la Judenmatt – et en 1338 ils ne pouvaient être 300 à Rouffach…)
Voici une photo de cette inscription dans une page de cet « urbaire sur parchemin » dont les termes auraient été reproduits en peinture en l’année 1444 sur les murs de l’église paroissiale :
L’année du Seigneur 1338, le jour de la conversion de saint Paul (25 janvier), les juifs de Rouffach ont été massacrés (à coups de marteau et de masses !).
Ce massacre de 1338 avait été précédé d’un premier, en 1309, rapporté par Materne Berler dans sa Chronique :
Anno domini M.CCC.IX IOR AN SANCT Hilarius tag synd zu Ruffach verbrant worden die Juden uff einner matten die darnach wart genant die Juden matt …
Dans son ouvrage, Die Juden in Rufach (1906), le Dr. M. Ginsburger, rabbin, rapporte cet événement :
« … über das genaue Datum dieser Verfolgung unterrichtet uns eine Inschrift, die früher im Kirchenchor zu Rufach zu sehen war und also gelautet haben soll: Anno Dn. MCCCIX in die Hylarii fuit combustio Judaeorum. L’année du Seigneur 1309, le jour de Saint Hilaire, les juifs ont été brûlés. Cette inscription aurait été reproduite sur un mur du chœur de l’église …
La date 1444, où cet événement aurait été « immortalisé » par une inscription sur un mur du chœur, n’est attestée nulle part ailleurs que dans ce Mémoire de 1723… correspond-elle à une réalité ou est-elle de fantaisie ?
Et surtout, est-ce que l’inscription découverte sous la peinture, qui pourrait représenter deux 4 gothiques, a-t-elle un rapport avec les massacres des juifs ?
Louis Denis [2] note également la présence dans l'église d'une "table de marbre sur laquelle est écrit l'Histoire des Juifs qui ont été brûlés" : cette table rappelait le massacre des juifs de Rouffach, en 1309 et en 1338. (??) Si l'on en croit le mémoire "instructivé" adressé par la Ville au Conseil souverain d’Alsace, cette inscription était encore visible dans l'église après 1723 :
"à cette époque, la ville de Rouffach s’est débarrassée totalement et définitivement de cette mauvaise engeance juive, comme cela peut se lire dans un Urbaire sur parchemin dont les termes ont été reproduits en peinture en l’année 1444 et visibles sur les murs mêmes de l’église paroissiale."
L’avenir, prochain je l’espère, nous éclairera … ou pas !
Gérard Michel
Post-scriptum, rajouté le 6 / 03 / 2024
Pour l’instant, l’avenir ne nous a pas éclairé, le chantier ne reprendra que dans une huitaine…
Et pendant ce temps, l’enthousiasme s’est calmé et la raison a repris le dessus grâce au commentaire d’un ami : si ces deux chiffres font réellement partie d’une date, ce qui n’est encore pas prouvé, et si cette date est bien 1444, ce qui n’est pas prouvé non plus, il se pourrait aussi, suggère l’archéologue Marc Grodwohl, que cette date rappelle l’incursion des Armagnacs à Rouffach et le pillage de Ville. Ces hordes de mercenaires que la population appelait les Ecorcheurs, s’étaient abattues sur l’Alsace, pillant et brûlant de nombreux villages, couvents et églises. La Ville de Rouffach, malgré ses fortifications et le courage de ses bourgeois, sera mise à sac en 1444 par les Armagnacs. Aurait-on commandé cette inscription dans le chœur de l’église pour rappeler ce triste épisode ? Ce n’est pas impossible, mais là, ni la tradition, ni un document d’archive pour étayer cette hypothèse…
Autre événement marquant de l’année 1444 : à la suite d’une nouvelle réforme de leur couvent, les franciscains de Rouffach remettent l’intégralité de leurs biens à l’église de Rouffach : une inscription dans le chœur de l’église aurait-elle rappelé ce geste ? Là également, aucune trace écrite ne permet de défendre cette hypothèse…
La réponse, si elle est encore lisible, se trouve entre les mains de Laura, la restauratrice, au bout de son scalpel …
Post-scriptum 2, ajouté le 10 avril 2024:
Le hasard d'une relecture de Documenta Collecta m'a permis de redécouvrir une note du curé Freyburger au sujet de cette inscription, dans son chapitre VII : Judten verbrendt in Ruffach:
Une inscription (recouverte en 1820 d'une boiserie moderne) dans le chœur de l'église paroissiale, du côté gauche, rappelle ces faits avec la date.
La rue dans laquelle ce massacre a eu lieu, porte encore le nom de Rue des Juifs, Judengässlein.
Appolinaire Freyburger a commencé la rédaction de Documenta Collecta ad usum Ecclesiae Ruebeaquencis en 1845 et l'a terminée en 1897, alors qu'il était doyen du chapitre de la cathédrale; il a été vicaire à Rouffach en 1838, administrateur de la paroisse en 1842 et pro-curé en 1844.
Notes:
[1] A.M.R. FF 55, non daté, après 1723
[2] Louis Denis (1725 - 1794) graveur, cartographe et géographe français est l'auteur d'un guide des Routes du Royaume de France, un ancêtre des guides de voyages actuels : Le conducteur français, contenant les Routes desservies par les nouvelles Diligences, Messageries & autres Voitures publiques (https://obermundat.org/vie-quotidienne/270-un-guide-touristique-de-rouffach)
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