L'article qui suit présente un extrait d'un registre consignant des affaires criminelles jugées à Rouffach. Celle-ci date du 19 décembre 1558 et concerne Jacob Bruder, originaire de Kintzingen, une ville allemande située dans le Bade-Wurtemberg à 23 km au nord de Fribourg-en-Brisgau. Ce Jacob aurait tué le valet du Burgermeister de Rouffach, un certain Hans, lui-même originaire de Wimpfen, peut-être Bad - Wimpfen, également dans le Bade-Wurtemberg. Dans quelles circonstances, pour quelles raisons, le document ne le dit pas...
Mais l'intérêt du document est d'évoquer deux procédures caractéristiques et très importantes de la justice du temps: la condamnation au bannissement pour des crimes de sang et le serment de l'Urphed.
Archives municipales de Rouffach A.M.R. A / FF 9
Transcription du texte original :
Zwüschenn des hochwürdigen Fürsten unsers gnedigen Herren von Strasburg, vicedom unnd weltlichen Rädten, Annwelde, Clegern
an einem
unnd Jacoben BRÜDER vonn Kintzingen, Antwortern
am andern Theill,
ist nach Clag, antwort, reden, widerreden, verhörten mÿntlichen Kundtschafften, allem fürpringen und beschehen Rechtsatz, zu recht erkanndt, das der beclagt. unrecht gethann habe, unnd dasselbig also verpessern soll, nemblich und zum ersten soll er bitz Freitag nechstkunfftig dem verstorbenen Hansen N. der Burgermeisters Knecht (von Wimpffen) seligen siner seelen zu trost unnd heÿl, ein Messe alhie inn der pfarrkirchen lesen unnd daselbst für 1 Pfundt stebler brodt zur spenndt umb gotts willen usstheillenn lassen / fürs ander soll er jetzkünfftigs suntags zu des fronampts zeidt zum obern halben theil seins leibs entplösst, mit einer pfundigen Wax kerzenn inn henden haben, des gleichenn ein blossen swerdt an dem einen Arm, vor dem heiligen sacrament priester und der [Prozess] umb die kirch ziehenn, demnach also daz fronampt uss dergestalt inn dem Chor vor dem fronaltar bitz zu ende der Messen verharren, und volgendts disser statt Ruffach sein leben lang verwisen werden unnd zu Gnügthuung unnd Erstattung solcher Urthell soll der Antworter entweder bürgen geben oder aber ein Eyd darumb thun und schweren daz er dern geleben und nachkomm(en) wölle
Lata, Montags den 19. december A° 58 (1558)
Traduction :
Le révérendissime prince, notre seigneur de Strasbourg, le vicedom et les conseillers temporels et les avocats, requérants, d’une part
et
Jacob BRUDER de Kintzingen, défendeur, (accusé) d’autre part
Après audition de l’accusation, plaidoirie des avocats, audition des témoignages oraux, etc. il a été reconnu que l’accusé avait enfreint la loi et qu’il devait expier de la manière qui suit :
- d’une part, d’ici le vendredi qui suit ((le jugement a été prononcé un lundi) il devra faire lire une messe à l’église de Rouffach pour le repos et le salut de l’âme du défunt Hans N. (le valet du Bürgermeister, originaire de Wimpfen) et faire distribuer gratuitement (aux pauvres) du pain pour la valeur d’une livre stebler.
- d’autre part, il devra, le dimanche qui suit, à l’heure de la grand-messe, dénuder la moitié supérieure de son corps (nu jusqu’à la ceinture), tenir dans les mains un cierge de cire d’un poids d’une livre, et porter sur son bras une épée nue (l’arme du crime ?), puis, suivi par le prêtre et la procession, faire le tour de l’église. La grand-messe terminée, il devra se tenir dans le chœur au pied du maître-autel et y attendre patiemment la fin des messes (les messes qui suivent la grand-messe ?). A la suite de quoi, il sera banni pour le restant de ses jours de cette ville de Rouffach… et pour la réparation (Genugtuung) et le remboursement (Erstattung) du préjudice subi, le défendeur devra fournir une caution ou il devra prêter serment qu’il respectera ce jugement.
Analyse et commentaires
Jacob Bruder a donc tué Hans N., S’agit-il d’un meurtre ou d’un assassinat, Mord oder Totschlag ? Selon la Constitutio Criminalis Carolina, le code de procédure criminelle de Charles Quint en vigueur dans tout le Saint Empire, les punitions sont très différentes selon les raisons, les circonstances, l’arme utilisée, etc. Pour son geste, Jacob Bruder est condamné à l’amende honorable et au bannissement. Une punition qui comparée au supplice de la roue ou à l’exécution à l’épée, peut, à l’heure actuelle, nous sembler légère.
Mais être condamné au bannissement, c’est être condamné à la perte de la protection de la loi. Le banni devient hors-la-loi, rechtlos, la loi ne s’applique plus pour lui et ne le protège plus : il est vogelfrei , libre comme l’oiseau, à la merci des prédateurs. On peut le voler, le frapper, le persécuter, le tuer, sans enfreindre la loi, puisqu’il est déjà « civilement mort ».
Cette peine est modulable dans la durée et dans l’espace. Elle peut concerner tout l’Empire, une seigneurie ou uniquement le ban d’une ville. Dans ce dernier cas, des repères signalent les limites du ban, des croix de pierre par exemple, (Achtkreutz, Ächterkreutze) qu’il est interdit au banni de franchir. Plusieurs textes précisent que le condamné au bannissement sera chassé de la ville, à coups de verges (mit Ruten ausgehauen...) par le bourreau, jusqu'après l'une de ces croix...
Etre condamné au bannissement, c’est perdre son appartenance à la communauté : ses biens sont confisqués et surtout il ne pourra s’établir sûrement et durablement dans aucune autre communauté, ne pouvant faire la preuve de son « Manrecht », c’est-à-dire l’autorisation d’émigrer et de changer de seigneurie, ni d’une attestation qu’il ne fait pas l’objet d’une condamnation et de poursuites de la part de son précédent seigneur.
Dans la plupart des affaires dont les pièces sont conservées aux archives municipales de Rouffach, le bannissement est assorti d’autres obligations :
⇒ celle de se rendre dans un lieu de pèlerinage, Einsiedlen, (ou Notre-Dame des Ermites...) pour s’y confesser, prier et offrir des cierges pour le salut et le repos de l’âme du défunt
⇒ celle de se rendre en Hongrie pour une durée définie, (trois ans) afin d’y combattre l’ennemi héréditaire de la chrétienté, le Turc assoiffé de sang…
. celle de l’Urphed, dont il est fait mention dans l’affaire de Jacob Bruder:
L’Urphed ou Urphede est d’abord le serment solennel qu’un condamné fait de ne pas se retourner contre les juges qui l’ont condamné, le bourreau qui l’a amené à ses aveux, les gardiens qui l’ont veillé, les Sibner qui ont témoigné à son procès, etc.
L’Urphed est aussi le serment solennel de respecter à la lettre les termes de la condamnation qui lui a été infligée: par exemple, pour un bannissement, de respecter l’exclusion dont il fait l’objet, de se rendre là où on lui a donné l’ordre d’aller, etc. Ce serment lui rappelle que, s’il devenait parjure, il devenait hors la loi, que la loi ne le protégeait plus et que la peine capitale lui serait immédiatement appliquée, sans autre forme de procès et sans grâce possible…
L’administration conserve soigneusement les traces des Acht dans des Achtbücher et celles des Urpheden dans des registres particuliers, afin de pouvoir les opposer à tout retour inopiné dans la seigneurie et appliquer la loi : les administrations d’aujourd’hui n’ont pas inventé la paperasse, tout est déjà soigneusement consigné, répertorié et classé, et nous avons rencontré des affaires dans lesquelles ont étés ressortis des dossiers vieux de plus de deux siècles pouvant servir de pièces à conviction et de preuve !
Que sont devenus ces bannis? Un petit nombre a sollicité et obtenu une grâce, mais la plupart n'ont plus laissé de traces par la suite. Se sont-ils fondus dans la population des vagabonds ou mendiants que l'on chasse ou celle des brigands coupe-jarrets, crocheteurs et autres pilleurs que l'on pourchasse et auront-ils été rattrapés par une autre justice, sous d'autres cieux?
Gérard MICHEL