L’évêque Jean de Dürbheim interdit la démolition de tout bâtiment dans la Ville
Le document original de 1307 écrit en allemand (almand), (dont nous ne possédons qu’une traduction en français de 1707) est signé par Jean, évêque de Strasbourg. Il s’agit de Jean de Dürbheim qui fut évêque de Strasbourg de 1306 à 1328. Le chroniqueur F. Closener, dit de lui qu'il était un roturier ayant accédé à l’évêché de Strasbourg, quoique né en dehors des liens sacrés du mariage !
Désigné par le pape Clément, et protégé par les Habsbourg, Jean fit preuve d’un grand sens politique qui lui valut une position exceptionnelle parmi les princes impériaux allemands. Jean entendait améliorer les mœurs du clergé, contrôler les mouvements des objets du culte, des ornements des églises, régler le conflit latent entre les ordres séculiers et réguliers, un désir de « remettre de l’ordre » dans une institution qui partait à vau l’eau… Il sera également à l’origine des travaux de fortifications dans des communes de l'évêché (Molsheim, Mutzig, Schirmeck, Dachstein, Dambach, Benfeld, Marckolsheim, Sainte-Croix, Boersch …
Dans un autre document cité par Th. Walter dans Urkunden und regesten der Stadt Rufach (662 – 1350), daté du 30 août 1306, il ordonne la dissolution des corporations … alle zünfte,… meistirschöfte und gesöllischöfte… (Meisterschafften und Gesellschafften) Il interdira également à tous les habitants de la ville, quel que soit leur rang, de porter un équipement militaire comme une armure (harneschz = Harnisch) ou une arme, couteau ou épée, de manière visible ou cachée.
Dans ce même document , un autre passage interpelle :
„… fvrbas so sözzin wir und gebietint der vorgenantin stat zu einem ewigen rechte, das man in der stat dieheinin bu umbe diheinin vrevil noch diheine missihelle […] störin noch brechin so mit gerihte noch ane gerihte…“ [1]
"... fürbass so setzen wir und gebieten der vorgenannten Statt zu einem ewigen Rechte, das man in der Stat keinen BAU um keinen Frefel noch keine Misshelligkeit stören noch brechen…) [2]
Ce que l’on traduirait ainsi :
… nous avons institué et proposé à la Ville (précédemment nommée) comme droit imprescriptible qu’on ne puisse y détériorer ou abattre aucun bâtiment (quels que puissent être les motifs invoqués…).
Qu’est-ce qui pouvait bien avoir motivé cette décision. Protection du patrimoine ? On en doute ! Comme, d’une manière générale, on n’interdit que ce qui s’est déjà fait ou est entrain de se faire, il est fort probable que cette interdiction de démolir fasse suite à des abus notoires et répétés.
Une interdiction qui ne semble pas avoir été suivie d’effets, puisque l’année suivante, avant la saint Jean de 1307, elle sera réitérée sous la même signature, dans un autre document dont nous reproduisons ci-dessous le vidimus, une traduction en français certifiée conforme 400 ans plus tard, en 1700.
Dans ce document, l’évêque Jean interdit la démolition de tout bâtiment et il confère au Magistrat de la Ville ce même pouvoir d’exercer cette interdiction, à l’avenir (cÿ en avant) … Cette mesure aurait été prise après consultation de « gens savans » et avec le « sçavoir » et le consentement du magistrat et de toute la population de la ville…
Semaine avant la saint Jean 1307
Copie traduite d’almand en langue francoise
Au nom de Dieu, ainsÿ soit-il. Nous, Jean, par la grâce de Dieu
Esvecque et nous gebhard grand Prévost [3], henri le
Doyen et tout le Chapitre [4] de Strasburg, statuons et ordonnons
de l’advis de gens savans et scavoir et consentement
du magistrat et de toutte la bourgeoisie de la Ville de Ruffach
et de tous ceux qui ÿ habitent, qu’a l’advenir sous prétexte
d’aucune amende pour quelle peine ou faute que se
puisse estre, q’aucun d’eux peut encourir entre eux,
quil ne soit plus permis d’aboullir [5] ou abattre des
bastimens, par sentence ni autrement, ordonnant
que chacun le magistrat qui pourat cÿ en avant habiter estre establi audit
Ruffach observerat ces présentes comme toutes autres
loix et ordonnances, de ladite ville de droit ou de
coustumes, En foi de quoÿ nous avons fait appendre
notre seaux à ces présentes, Donné en la septmaine
avant la St. Jean, l’an de grâce treize Cent sept
Traduit de son original en parchemin [6]
par moi greffier notaire de la Ville de Ruffach
soubsigné, ledit original remis ens mains
du Sieur Lassue dudit Magistrat ce 11 juin 1707
signé Deferrot (manu propria)
autres signatures : Nithard et Regnault
Cette copie certifiée conforme, (vidimus) [7], est extraite du registre AA 8
Pourquoi a-t-on, au quatorzième siècle, promulgué cette interdiction d’abattre un bâtiment de la ville, quels que soient les prétextes ou raisons invoquées ? Pour l’instant nous ne pouvons répondre.
La seconde question est de savoir pourquoi, quatre siècles plus tard, on a ressorti des archives cette même interdiction : un article de loi vieux de 400 ans est-il présumé avoir encore force de loi, « faire jurisprudence » ? Irait-on en 2024, fouiller dans les archives pour en extraire un document daté de 1620, destiné à faire opposition à un permis de construire ou de démolir, et quelle serait la valeur d'un tel document?
C'est que les dispositions anciennes étaient prises pour l'éternité, pour mille ans et plus, disent certaines chartes, et dans ce document de 1307 il est écrit clairement qu'il s'agit d'un droit imprescriptible, éternel, "zu einem ewigen rechte" : l'homme de cette époque a foi en l'immuabilité, la pérennité des lois et des règlements, ce qui est écrit, signé, scellé est inaltérable, pour l'éternité...
Ces cas ne sont pas rares. Nous nous étions posé la même question au sujet d’un compte-rendu de procès de sorcellerie tenu en 1630 [8] dont on retrouve un vidimus, en français, signé par le même Regnault en 1710, 80 ans plus tard : très vraisemblablement, comme c'est souvent le cas, pour servir de pièce justificative dans une affaire d'héritage contesté ou de succession restée en suspens, depuis tout ce temps .... On était très procédurier en ce temps là et les notaires avaient fort à faire. On constate également que les archives étaient soigneusement conservées et bien tenues ...
Notes:
[1] Transcription proposée par TH. Walter dans Urkunden und Regesten der Stadt Rufach (662-1350) N° 170 p. 79
[2] Transcription G. M. du même passage en allemand moderne
[3] Grand prévôt : Prévôt du chapitre, chanoine d'un chapitre cathédral qui administrait le patrimoine de l'église cathédrale.
[4] Le chapitre : le chapitre est un collège de clercs appelés chanoines, attachés à une église cathédrale ou collégiale. Les principales fonctions d'un chapitre consistaient à célébrer les offices à la cathédrale, à élire l'évêque (souvent en concurrence avec le pape ou les autorités laïques), à le conseiller et à participer à la direction temporelle et spirituelle du diocèse.
Le Grand Chapitre cathédral de la cathédrale de Strasbourg, était considéré comme « le plus illustre de la France et de l'Allemagne » A Strasbourg, la désignation de l’évêque était le privilège du Grand Chapitre de la cathédrale. Au 18ème siècle, les chanoines du grand chapitre appartiennent tous à la haute noblesse allemande. Pour être admis au grand chapitre, il fallait faire preuve de seize quartiers de noblesse du côté paternel et maternel ou bien descendre de princes, de ducs ou de comtes, ce qui ne permettait guère à la noblesse alsacienne d’y parvenir.
Certains chanoines sont revêtus de charges et de dignités à l’intérieur de leur chapitre : prévôt, doyen, custode, écolâtre, camérier, cellérier …Prévôt est la première dignité, dans le cas du chapitre d'une cathédrale ou d'une collégiale (parfois désigné sous le titre de primicier).
L'ancienne Cour dimière du Grand Chapitre de la Cathédrale de Strasbourg est l’actuel presbytère catholique, « uff’m Plàtz ».
[5] Aboulir, aboulir : (Centre de la France) Délabrer, mettre hors de service.
[6] Ce parchemin ne figure pas dans l’inventaire des parchemins dressé par Th. Walter, conservés aux archives municipales de Rouffach
[7] Vidimus : Terme de Chancellerie emprunté du latin. Attestation qu'un acte a été collationné sur l'original. Il se dit aussi de l'Acte certifié conforme à l'original. Ex : Ce n'est pas un acte original, c'est un vidimus.
[8] A.M.R. FF 11 / 77
Gérard Michel
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