L'archiviste au travail: Pierre-Paul Faust, le 5 janvier 2012 (décédé le 4 janvier 2017)
Kopialbuch, livres de copies, chartes, cartulaires ...
Dans cet article, nous emploierons plusieurs fois le mot charte, un mot qui est encore d’actualité mais qui, au Moyen-Âge, a une signification particulière. Il y sera question de chartes de franchises qui sont des documents rédigés par le pouvoir seigneurial et qui concèdent et garantissent aux habitants d’une ville, d’un bailliage ou d’une seigneurie, un ensemble de droits, de privilèges, de franchises. Ces chartes sont pour leur grande majorité rédigées sur parchemin et authentifiées par un ou plusieurs sceaux. D’autres chartes peuvent concerner un titre de propriété, une dotation, la vente de terres, une fondation, etc.
La plus ancienne charte conservée aux archives de Rouffach: 27 février 1270
Un Kopialbuch est un cartulaire, (du latin cartulaire), un registre qui contient les copies de chartes. Il est réalisé afin d’éviter d’endommager, par exemple en raison d’une utilisation fréquente, un original précieux. Il permet de fournir une vue d’ensemble rapide et précise, des titres légaux et des titres de propriété, ce qui simplifiait le travail administratif. Et enfin, il permet d'éviter la perte définitive de titres de propriété importants, à la suite d’un incendie ou par les effets de la guerre. Ces cartulaires peuvent être certifiés conformes à l’original par un notaire.
Les archives municipales de Rouffach conservent plusieurs de ces registres, rédigés par les greffiers municipaux aux 17ème et 18ème siècle. Ils reproduisent des documents du 14ème et du 15ème siècle et ils constituent une source essentielle pour l’historien, les originaux n'ayant pas toujours été conservés. Ces chartes sont signées des plus hautes autorités de l’empire, rois, empereurs, évêques, noblesse de l’Empire et de l’Obermundat, et concernent des privilèges accordés par elles à la Ville et au bailliage.
La première charte du registre A.M.R. AA 1 est signée du roi Wenceslas (Wenzel, Vaclav) roi de Bohème et roi des Romains, dit l’Ivrogne ou le Paresseux. (1361-1419) et date du 16 novembre 1384. Le roi y affranchit les sujets de la ville et du bailliage de Rouffach de toute juridiction étrangère, c’est-à-dire que, par grâce spéciale du roi, ils ne pourront être déférés devant d’autres juges que ceux du bailliage, quel que soit le lieu où aura été commis le délit ou le crime.
La seconde charte, datée du 29 novembre 1434, est signée du roi Sigismund et elle confirme et renouvelle les privilèges accordés par le roi Wenceslas.
Dans la troisième, datée du 30 septembre 1442, le roi Frédéric III renouvelle et confirme, elle également, les privilèges accordés par ses prédécesseurs… D’autres suivent, l’une émane même d’un pape, Innocent V, qui exempte les hospices du paiement de la dîme !
Pourquoi des cartulaires ?
Pourquoi, a-t-on demandé à un greffier du 17ème ou 18ème siècle de recopier, dans un même registre, une succession de chartes vieilles de trois siècles ou plus ?
C’est que les privilèges dont jouissait la population de la ville depuis les temps anciens étaient gravement menacés : depuis des siècles, à chaque événement marquant la vie de la Ville, en particulier au moment du décès et de la nomination d’un nouvel évêque, seigneur de Rouffach et du Haut Mundat, la ville se hâte de faire rédiger des chartes de franchise, Freiheits Briefe, dans lesquelles sont confirmés par le nouveau promu les droits et les privilèges accordés par le seigneur précédent… un peu comme si la Ville craignait que les immunités, libertés, usages et coutumes dont elle bénéficiait jusqu’alors soient menacées par le nouveau seigneur.
et c’est ce qui finit par arriver…
Rouffach dépouillée de ses anciens droits et privilèges…
En 1663, l’évêque [1] cède ses territoires d’Alsace au roi de France ; et Rouffach, ainsi que le Haut-Mundat, devinrent français. Une ordonnance du 9 août 1680 établit publiquement la souveraineté de la couronne de France sur les territoires de l’évêque de Strasbourg et en septembre 1682 l’évêque Wilhelm Egon de Furstenberg [2] reçoit par lettres du roi la confirmation de ses anciens droits.
Mais, par ces mêmes lettres patentes, la ville de Rouffach sera dépouillée des droits et des privilèges dont elle avait joui depuis des siècles : il s’en suivit une succession de querelles et de procès qui seront plaidés devant le Conseil souverain d’Alsace et dans lesquels Rouffach se référait aux anciens documents conservés dans ses archives et qui faisaient état des usages et des coutumes qui avaient prévalu jusqu’à présent. Presque tous ces procès furent jugés en détriment de la ville et de la bourgeoisie.
König Wäntzlaj Gnaden Brief de Anno 1384
Le titre donné par le greffier qui a recopié au 17ème ou 18ème siècle la charte ancienne de 1384 dans le registre AA 1, est Gnaden Brief, charte qui accorde une grâce, un privilège, concédés par faveur du souverain…
Voici un extrait de cette charte, le lecteur en trouvera le texte intégral à la fin de l’article :
« … die besondere gnadt gethan, und thuen ihnen die
mit Crafft dieses briefs, dass niemand der der
seÿ dieselbe leüth alle, oder iren einer besondterer
fir kein landtgericht, oder andter gericht, fir
treiben, laden, oder bekümmeren solle oder möge
... que l'on peut traduire:
… par la force de cette charte, nous concédons (aux bourgeois et habitants de Rouffach et du bailliage,) la grâce spéciale que tous et chacun en particulier, ne soient et ne puissent être poursuivis, cités ou menacés, par aucun tribunal (autre que celui de la Ville ou du bailliage …)
C’était là, évidemment, un privilège qu’il ne fallait pas laisser échapper ! Et pourtant il échappera, avec bien d’autres, et les courriers envoyés à l’archevêque de Paris, n’y firent rien ! Le Magistrat de Rouffach avait espéré qu’il intercède auprès de ses relations à la cour de Louis XIV pour infléchir les décisions du monarque. Rien n’y fit !
L’Urbaire de la Ville (A.M.R. AA 11) renfermant les copies des anciennes chartes et lettres détaillant les anciens droits, usages et coutumes qui jusqu’alors avaient eu force de loi depuis des siècles, était, lui aussi, monté à Paris. On espérait pouvoir opposer aux nouveaux règlements les privilèges d’antan : le centralisme, tout nouveau, ne voulut déjà rien entendre !
Copie 17ème /début 18ème siècle ( A.M.R. AA 1) :
Pour le confort de la lecture, nous avons légèrement modifié le texte : lettres majuscules aux noms communs et ponctuation .
Wir, Wäntzlavs, von Gottes Gnaden römischer König zu allen Zeiten Mehrer des Reiches und König zu Beheim, etc. bekennen und tuen Kundt öffentlich mit diesem Brief, allen den die ihnen sehen oder hören lesen, dass wir haben, angesehen Dienst und Treue, als uns der ehrwürdig Friederich, Bischoff zu Straßburg [3] unser liebe Newe (Neffe) und First (Fürst) getan hat und fürbass tuen soll in künftigen Zeiten, und haben darum mit wohlbedachtem Muth mit gutem Rath unsrer Fürsten, Edlen und Getreuen, durch sonderliche Bete willen desselben unsers Neuen (Neffen), den Bürgern und Leuten gesessen zu Rufach in der Statt und auch daraus, die in dieselbe Gericht Vogtei gehören, und ihren Nachkommen, die besondere Gnade getan, und tuen ihnen die mit Krafft dieses Briefs, dass niemand der da sei dieselbe Leute alle, oder Iren ein besonders, vor kein Landgericht, oder ander Gericht vortreiben, laden oder bekümmern solle oder möge, in keiner Weiß, sondern wer zu ihnen nichts fürsprechen hat, der soll das suehen, vor dem Schultheißen daselbst, und nirgends anders wo, do jedermann recht soll widerfahren, es wäre dann, dass einem das Recht nicht widerfahren möchte, oder versagt wurde, der mag es fürbass suchen, alss sich das den heischet, darum gebieten wir allen und jeglichen Landrichtern andern Richtern, und auch sonst aller männiglich, wie die genannt seind, unseren und des Reichs lieben Getreuen, dass sie die egenannte unsere Getreue von Ruffach, und die in dieselbe Gerichtvogtey und Pflege gehören, wo die gesessen seind, wider solch unsrer Gnadt fir keine ihre Gericht und Landtrichte fürbass nicht bekümmern, laden, oder firtreiben, oder sie laden firtreiben oder bekümmern lassen, und auch kein Urteil über sie tuen in keiner Weiß, wann ob dawider ichts geschehe, das soll kein Krafft noch Macht haben, wann wir dass mit diesem Brief abtuen und tilgen gänzlich und mit ganzem wissen, darüber auch ihrer doch ……. freundlich täte wider Freiheit, so er der khündtlichen Unterweiser wäre, der soll in unsere und des Gerichts schwere Ungnade und zur Peene zwanzig Mark Golds, die halb in unsere und des Reichs Cammer und halb den egenannten Gefallen soll sein.
Mit Urkunde dieses Briefs versigelt mit unserm königlichen Majestät Insiegel, geben zue Lentzburg, dreizehn hundert darnach in dem vier und achtzigsten Jahre, am Mittwochen vor sankt Martinstag.
Faux et faussaires…
Le document ci-dessus est une copie tardive du 17ème ou début 18ème siècle. La question qui se pose souvent au sujet de ces documents, copies ou originaux, est de savoir s’ils sont authentiques : s’il suffit d’exhumer des archives une charte vieille de plusieurs siècles pour faire valoir un droit, une propriété, un titre, il peut être tentant de faire réaliser par un scribe habile un faux que l’on peut exhiber devant un notaire peu regardant. Dans le cas d’un cartulaire qui ne contient que des copies, il est plus facile, en l’absence d’un original, d’être trompé …
Déjà au Xème et XIème siècle, des moines faussaires étaient passés maîtres dans la réalisation "d’authentiques" fausses chartes, avec un faux sceau, souvent des chartes relatives à la propriété de biens fonciers, au calcul de la dime ou au statut juridique de leur monastère … Avant le 13ème siècle et le développement de l’archivage par l’émetteur, le bénéficiaire d’une charte était bien souvent le seul à la détenir, l’autorité l’ayant délivrée n’en réalisant habituellement pas de copie. Mais une charte peut être détruite, volée ou égarée et dans ce cas le faux est le seul recours pour faire valoir ses droits, un faux « authentique », qui n’est pas un acte qui ment mais un document qui restaure une vérité disparue… Quitte à « arranger » un peu cette vérité, parfois même à la reconstruire… pour qu’elle devienne plus juste et conforme à ce qu'on pense qu’elle aurait dû être ...
[1] François-Egon de Fürstenberg évêque de Strasbourg de 1663 à 1682
[2] Wilhelm Egon de Furstenberg cardinal, évêque de Strasbourg de 1682 à 1704 (frère du précédent)
[3] Frédéric de Blankenheim (1355 1423), évêque de Strasbourg de 1375 à 1393
Pour les amateurs de paléographie:
Gérard Michel
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