Entrée princière de l’archiduc Léopold d’Autriche à Rouffach
On ne présente plus Léopold d'Autriche: plusieurs articles d'obermundat ont évoqué ce personnage peu ordinaire, homme d'Eglise, homme de guerre, artisan de la reconstruction de l'Isenbourg entre 1612 et 1617... Le lecteur pourra se reporter avec profit aux articles proposés par Jacques Mertzeisen sur le sujet.
Léopold avait été nommé coadjuteur de l'évêque de Passau en Allemagne à l’âge de 11 ans, coadjuteur de l'évêque de Strasbourg à 12 ans, évêque de Passau à 19 ans et, à 21 ans, en 1607, évêque de Strasbourg . N'ayant jamais exercé la prêtrise, il restera administrateur laïc de ses diocèses jusqu'en 1625, date à laquelle il renonce à ses fonctions d'évêque de Passau et de Strasbourg en faveur de son neveu Léopold Guillaume, fils de l'empereur, qui lui succède à la tête de ses diocèses. En 1626 il épousera Claude de Médicis qui lui donnera cinq enfants.
Quelles ont été ses relations avec la population de Rouffach? Entre la diplomatie, les guerres et l'administration de ses territoires il ne séjournera que rarement en son château de Rouffach. Et la bourgeoisie de Rouffach ne gardera pas toujours le meilleur souvenir des visites de son Seigneur et de son encombrante suite ...
Le document que vous présente l'article suivant est la relation d'un passage, éclair, par la ville, le jeudi saint de 1612, au cours duquel son altesse princière ne s'est pas montrée très empressée de nouer des relations chaleureuses avec ses sujets!
Fürstlicher Eintritt Erzherzogs Leopoldi
A.M.R. BB 31 f. 54
Donderstag vor dem heilligen Ostertag, ist am hohen oder grüenen donderstag, und den 19. Aprilis Anno 1612 gewesen, seind I.fr.Drlt. Erzherzog Leopoldus zu Osterreich, Pischoff zu Straßburg und Passaw, Landgraf zu Elsaß, unser gnedigster Fürst und Herr, allhie zu Ruffach glücklich angelangt und mit 150 Personen und 130 Pferden zum Fröschweiler Thor eingeritten, über den Platz, uf dero Schloß Ysenburg und hat ein Ers. Rhat alhie, zur erzeigung ihres gehorsamen Willens, I :Drtl. verehren wöllen. Jedoch vorderist mit unsrem gn. Hern Gral. Stathaltern, Hern Graven von Salm, Underthenig geredt obs ein Notturff seye. Darauf Ire Gnaden sich erclärt, I. Drtl . begern solches nit, und angesehen dieses etwan öffter und mehrers hieher kommen möchten. Zu dem die Burgerschafft mit der Schatzung ohne das Beschwerdt, solle ein Rhat die Verehr dießmal pleiben lassen.
So beschehen, I.drlt. gar nit empfangen, noch Iren was præsentiert worden.
Le jeudi précédant le saint jour de Pâques, le jeudi saint, (hohen oder grünen Donderstag), le 19 avril 1612, son altesse princière, archiduc Léopold d’Autriche, évêque de Strasbourg et de Passau, landgrave d’Alsace, notre gracieux prince et seigneur, est bien arrivé à Rouffach et est entrée à cheval dans la ville par la porte de Frœschwiller, escorté de 150 personnes et 130 chevaux et s’est rendu directement en son château d’Isenbourg, après avoir traversé la place.
Le (Un estimable) conseil de notre ville avait souhaité honorer son altesse princière en lui témoignant sa fidélité et son obéissance par un présent. Il s’était entretenu auparavant avec notre grand bailli, le comte de Salm, pour lui demander si un tel geste était attendu. Sa grâce répondit que son altesse princière ne souhaitait pas une telle cérémonie, vu qu’elle projetait, à l’avenir, de revenir plus souvent.
Le conseil dut donc reporter, pour cette fois, la remise de son présent de bienvenue !
Et c’est ce qui fut fait, son altesse princière ne fut pas accueillie solennellement par le Magistrat et il n’y eut pas de présent !
Déçus les gens de Rouffach ?
Peut-être pas… la dernière phrase semble sous-entendre que s’il n’en voulait pas, ce serait tant pis pour lui ! Et le Burgermeister, comptable de la Ville, de ranger soigneusement et rapidement ses écus d’or ou ses chandeliers d'argent, de peur que le bien-aimé prince ne se ravise !
Qu’est-il advenu des kugelhofs, bretzels et bouteilles de crémant préparés pour le vin d’honneur que Notre très gracieux seigneur avait princièrement snobés, du haut de son cheval ! Et l'alsacienne en costume régional, qui avait préparé un si joli compliment devait être bien déçue !
Des cadeaux de bienvenue somptueux!
Il était de tradition que le Magistrat remette aux visiteurs de marque un cadeau de bienvenue, ein Verehr, en signe de soumission et d’obéissance à son hôte ! Ce cadeau, toujours de prix, était le plus souvent une coquette somme d’argent ou une pièce d’orfèvrerie, gobelet ou plat précieux.
Quelque temps auparavant, le 6 février 1612, le Magistrat avait mandaté les trois plus anciens du Conseil pour remettre au bailli de Rouffach vingt Sonnen Cronen (des écus d’or frappés d’un soleil). Un présent couteux, puisque le greffier rédacteur du texte, précise que chacune de ces couronnes valait 33 batzen et insiste en ajoutant que cela équivalait à 55 livres de Bâle ! Les termes utilisés dans le document sont significatifs de la déférence voire de la servilité dont témoigne, même s’il ne s’agit que de formules d’usage, la bourgeoisie de la Ville à l’adresse de la noblesse gouvernante. Ils restent des sujets, humbles serviteurs : … welches Ihre Gnaden mit gnedigen Willen angenommen, sa grâce nous a fait la faveur d’accepter notre cadeau !...
La titulature.
A noter la place occupée dans les courriers par la titulature, c.à.d. la liste de tous les titres que porte le destinataire, énumérée en début des courriers : ici elle est relativement courte, altesse princière, archiduc, évêque de Strasbourg et de Passau, landgrave d’Alsace, prince et seigneur. Ailleurs, il n’est pas rare qu’elle occupe plus de la première page de certaines suppliques dans lesquelles l’expéditeur sollicite une grâce ou une faveur… Une carte de visite impressionnante! Et gare si l'expéditeur omettait de mentionner un titre!
Qualifications ou prédicats honorifiques.
Autre remarque au sujet des qualifications ou prédicats honorifiques, c’est à dire l'ensemble des appellations de politesse et marques de respect en usage dans la diplomatie et la noblesse. On n’en manque pas en France, Très haut, très puissant et très excellent prince, Votre Grâce, Votre Magnificence, Votre Grandeur, Monseigneur, et l’Allemagne n’est pas en reste !
Dans notre texte, lorsque l’on parle de l’évêque, il est écrit : i :fr :drlt :Erzherzog Leopoldus zu Österreich c’est-à-dire Ihr fürstliche Durchlaucht. Durchlaucht : est un prédicat nobiliaire, utilisé sous forme d’adjectif ou de substantif, et réservé, dans le cadre de la société nobiliaire impériale, à la haute noblesse. Littéralement il signifie hell glänzend, durchstrahlend, durchsichtig, serenus, illustris , brillant, éclatant, rayonnant, transparent, illustre, et plus simplement se traduira en français par son altesse sérénissime ou altesse princière.
On trouvera également Ire Gn. pour Ihre Gnaden que l’on traduira par votre grâce. Fréquemment seront utilisés Edel pour noble, hochedel, de haute naissance, wohledel, bien-né, wohlgeboren, bien-né, hochwohlgeboren de haute et noble naissance ! Mais attention, à chaque titre de noblesse sa qualification : on ne s’adressera pas à un prince comme on s’adresse à un comte ou à un chevalier, une maladresse risque d’être lourde de conséquences!
Ein ersamer Rath...
Le lecteur aura remarqué sans doute que dans la plupart des textes le mot Rat ou Rhat ou encore Rath, qui désigne l’ensemble des Conseillers du Magistrat, est précédé de l’adjectif ersamer, abrégé ers., (ein ersamer Rath). Ehrsam signifie d'après Grimm honorabilis c.à.d. digne, respectable, honorable. Était-ce à l’origine une marque de déférence du greffier, qui lui n’est pas un « élu », à l’égard des notables du Conseil ?
D’r griena Dunschtig vor’m Kàrr Friddig.
Cette visite eut lieu le jeudi saint 1612. Mais pourquoi donc le jeudi saint s’appelle-t-il griena Dunschtig, jeudi vert, en alsacien et en allemand ?
Le nom populaire du Jeudi « vert » est documenté depuis le Haut Moyen Âge mais l’origine du nom ( le latin dies viridium) est obscure et suscite de nombreuses controverses. La tradition populaire le fait remonter à la coutume de déguster ce jour-là des herbes vertes de printemps pour détoxiquer l’organisme après le long hiver et les festivités du Mardi Gras et fait peut-être référence à un rituel printanier plus ancien et christianisé par la suite.
D’autres disent qu’au Moyen Âge, « Verts » était aussi le nom donné à des pénitents publics qui, après le Carême, revenaient dans la communauté ecclésiale en tant que virides, c’est-à-dire sans péché. et que des vêtements liturgiques verts auraient été portés ce jour-là.
Enfin, et ce serait là l’explication la plus plausible, ce terme viendrait de la corruption d’un verbe du moyen haut allemand, grienen, pleurer, qui serait devenu grün. Dans Grimm: greinen, vb., = betrüben, bekümmern, belästigen. La tristesse et les pleurs seraient ceux des apôtres auxquels Jésus annonce que le traître qui allait le livrer était parmi eux…. (Dictionnaire historique des institutions d'Alsace du Moyen Âge à 1815 avec l’entrée Gründonnerstag)
Le jeudi saint, en Alsace, une ancienne coutume recommande la consommation de légumes verts, notamment des épinards. Dans certains villages, comme à Souffelweyersheim, ils sont accompagnés d’œufs du jour même, qui, selon la croyance populaire, auraient des vertus salutaires. D’autres traditions font état de plats composés de sept ou neuf herbes de saison.
General Statthalter Herman Adolf, comte de Salm et Reifferscheid.
L’administration séculière de la seigneurie reposait entre les mains de la Régence établie à Saverne, sous la surveillance d’un administrateur ou gouverneur général, qui était généralement le grand Doyen du Chapitre.
Cette charge est occupée en 1612 par Herman Adolf, comte de Salm et Reifferscheid, Genéral Stathalter des Bistumbs Straßburg et Thumbdechant derselb. hochloblisch. Stifft, administrateur général de l’évêché de Strasbourg et doyen du Grand Chapitre de la cathédrale. (AMR BB 33 folio 27 161)
Qui sont ces 150 personnes qui forment la suite du prince-évêque ?
Au cours d’un séjour de Léopold et du comte de Fürstenberg, Statthalter, un document intitulé Quartier Register und Tax Zedel, (A.M.R. AA 8) daté des 18 et 19 février 1614, recense les hébergements disponibles en ville, pour les gens et le chevaux de la suite de l’évêque lors d'un séjour au château : on y rencontre, pêle-mêle, un barbier, plusieurs secrétaires, un tailleur, un maréchal ferrant, un trompette, des musiciens, un médecin, un comte, un maître de cuisine, un peintre (Hofmaler), un chapelain, un maître d’armes, des fourriers, une kyrielle de trabans, six Leiblaggeyck, hommes « de chambre » ou laquais, un autre comte, un Cammerdiener, etc. auxquels s’ajoutent les montures de ces messieurs et les chevaux de traits et autres Maul-eseln…
Le logement au château.
Les archives départementales du Haut-Rhin conservent 4 inventaires des meubles du château de Rouffach, dressés à chaque départ des baillis, en 1541, 1571, 1588 et 1625. Les premières pages sont un inventaire détaillé de l’ensemble de la vaisselle en étain, de celle en laiton et en cuivre, et des ustensiles de cuisine.
La suite détaille l’ameublement et l’équipement, logis par logis, et pièce par pièce : celui de l’évêque avec sa Stube, sa Cammer et une mystérieuse Silber Cammer, celui du gouverneur général, celui du chancelier, etc. Ce qu’on y découvre n’est pas à la hauteur de l’attente : des bois de lits, pas tous en meilleur état, quelques-uns surmontés d’un dais (Himmel), des paillasses (Strohsackh), quelques lits à sangles, quelques tables, des tabourets (Scabellen et Schemmelin), des coussins, oreillers de toutes tailles, taies, édredons, couvertures, courtepointes piquées, des bénitiers, quelques armoires (beschlagener Gewand Casten), plusieurs coffres… Un ameublement qui semble sommaire, sans luxe, sans décoration, si l’on en croit l’inventaire.
Il est vrai que le château Isenbourg n’était pas encore, en 1612, une résidence principale. Lorsque le Seigneur du lieu s‘y rend, il est suivi d'un cortège de chariots transportant des coffres qui contiennent des vêtements mais aussi tous les accessoires destinés à agrémenter le séjour : tapis et tentures, petit mobilier précieux, sièges, vaisselle, argenterie candélabres et chandeliers, etc. On ne laisse rien de précieux dans un château qui n'est habité une grande partie du temps que par quelques soldats et des domestiques, et c'est le cas pour la plupart des châteaux...
Dans ces trois inventaires conservés, rien n’évoque l’ameublement d’une résidence princière. Mais celui que nous avons étudié date de 1571, et en quarante ans la situation a pu changer. Elle changera surtout à partir de 1612 comme l’explique Jacques Mertzeisen dans un article publié dans obermundat.org : Léopold de Habsbourg, évêque de Strasbourg et acteur de la Guerre de Trente ans
En 1612, l’évêque Léopold a engagé des travaux au château d’Isenbourg… ensuite il a résidé « de façon assez continue » à Rouffach de 1623 à 1625. Le jeune archiduc d’Autriche qui venait d’accéder à l’épiscopat depuis quelques années voulait faire d’Isenbourg une demeure plus confortable, un pied à terre où il pourrait séjourner en attendant de pouvoir reprendre un jour ses quartiers à Strasbourg qui, avec sa cathédrale, restait aux mains des luthériens.
Je n'ai pas encore eu le loisir d'étudier en détail l'inventaire A.D.H.R. 3 G / 30 de 1625. Nul doute qu'il rende compte d'importantes différences avec les précédents de 1541, 1571, 1588 .
Histoire à suivre...
Gérard Michel