Registre des recettes et dépenses du Burgermeister 1574, couverture en parchemin d'un antiphonaire ancien
Des petits riens qui font l’histoire…
La lecture attentive d’austères registres de comptes s’avère toujours riche de surprises et d’enseignements sur le quotidien de nos ancêtres. Sur un chantier de fouilles, les archéologues découvrent rarement l’objet qui fera le buzz médiatique : la découverte de tessons de poteries, fibules, peignes, aiguilles en os ou grattoirs suffisent à leur bonheur, mais ils savent que ces modestes trouvailles seront déterminantes pour une meilleure connaissance de la société de leur époque.
Celui qui fouille dans les fonds anciens des archives ne s’attend pas à chaque fois, lui non plus, à une pêche miraculeuse. Mais peut-être, au terme d’heures passées à déchiffrer les pages jaunies d’une charte médiévale, d’un livre censier, d’un obituaire ou d’un registre de comptes, découvrira-t-il lui aussi un indice qui apportera un éclairage nouveau sur la période qu’il étudie…Les archives n’ont pas encore livré tous leurs secrets et pour la connaissance de l’histoire elles sont un passage incontournable…
Si aux archives, on ne trouve pas toujours ce qu’on cherche, le hasard souvent à l’origine de belles surprises.
Depuis quelque temps, je suis à la recherche d’indices qui attesteraient le passage de pèlerins qui auraient fait étape à Rouffach sur leur route vers Saint Jacques de Compostelle. Où chercher dans les archives ? Dans le fonds de l’hôpital Saint-Jacques, sûrement. Ou alors dans les dizaines des cahiers de comptes des Burgermeister successifs, comptables de la Ville. Dans ces registres sont notées scrupuleusement toutes les recettes et surtout les dépenses, même les plus modestes aumônes données, umb Gottes Willen, pour suivre la volonté de Dieu, à une multitude de gens de passage, nécessiteux de toutes sortes, indigents, malades, infirmes, estropiés, pèlerins…
Je dois avouer que pour ce qui concerne les pèlerins de Saint Jacques, je suis revenu, pour l’instant, bredouille ! Pas tout à fait toutefois, puisqu’en 1596, le Burgermeister, Jacob Bartholome, dit Ackermeister, note une aumône de deux schillings pour deux frères de Saint Jacques de passage, item, zweyen Jacobs Brüdern gesteuert : 2 sch.
Par contre, comme il fallait de toutes façons tout lire, j’ai pris la peine de noter quelques dépenses du Bourgmestre qui m’ont semblé intéressantes :
1. des loups...
jeunes, vieux, vivants ou morts, parfois uniquement leur fourrure, présentés au Burgermeister et pour lesquels il verse une prime de deux à cinq schillings
- item, 2 sch. Hans Murer geben, hat ein Wolf gefangen
- item, 2 sch. einem von gundeltzeim geben, bracht ein Wolf
- item, 2 sch. einem von Hattstatt geben, bracht ein Wolf
- item, einem von Orschweir geben, bracht zwei junge Wölff
- item, einem fremden uss dem Rieth mit neun cleinen Wölffen verehrt / hat ein alten Wolff auch gehabt: fünf sch.
- item, den 16. Maÿ, einem so vier Wolfsheüdt (des peaux de loup) herumb getragen, geben 5 schilling.
- item, einem mit zweÿen Wölfen so in der Stattweldt am Schneckenrain gefangen worden, geben 3 sch.
Autour des années 1600, en moyenne, par an, j‘ai compté une trentaine de loups, vivants ou morts, capturés ou tués autour de Rouffach, indemnisés par les comptables de la Ville… C’est donc qu’il y en avait, et en assez grand nombre !
Des mauvaises langues disent même que certains en faisaient l’élevage, pour toucher la prime donnée pour chaque animal tué ou capturé!
2. des poissons dans les douves des remparts
En 1572, le Burgermeister verse au Nachrichter de la Ville, 6 schillings pour débarrasser les fossés de la ville des poissons morts qui y flottaient :
- item, dem Nachrichter von den todten Vischen uss der Stattgraben zuthun, geben 6 sch.
Le Nachrichter ou bourreau de la ville, exécuteur des Hautes Œuvres est également l’exécuteur des Basses Œuvres, comme les tâches d’équarrissage, la vidange des fosses et le curage des fossés….
Un autre item mentionne une dépense de 16 schillings pour une collation servie à ceux qui avaient transporté des poissons (vivants cette fois) depuis le moulin de la Lauch jusque dans les fossés des remparts, pour les repeupler :
- item, als man die Visch in die Stattgräben getragen von der Lauchen Mülhen, verzert worden 16 sch.
Ces poissons qui peuplaient les douves de la Ville étaient apparemment réservés pour l’usage de la Ville qui les pêchait en exclusivité. J‘ai retrouvé dans un des registres du Burgermeister un paiement pour la réparation du filet de pêche municipal (Stattgarn) ! Rappelons que le Seigneur du lieu, l’évêque de Strasbourg, avait lui, l’usage exclusif de la pêche dans l’Ombach.
Une autre année, les comptes de Claus Streitfelder de 1616 nous révèlent que les poissons pêchés dans les fossés de la ville étaient destinés au menu de la fête paroissiale, du 15 août !
- Item, als man in Statgräben gefischt und den Fisch zur Kirchweihung ufbehalten, … ist allerdings verzehrt worden 6 Liber. Ont été payées 6 livres (une somme importante) pour le repas ou collation servi après qu’on eut pêché dans les fossés de la ville les poissons destinés à la fête patronale (le 15 août).
3. l’énigme des Trommeter…
Tous les ans, le Burgermeister paye au sonneur de trompette du château d’Isenbourg une petite somme d’argent pour ses étrennes au passage de la nouvelle année :
- item, Hans Weissen dem Trommetter uf Eisenburg alhie, zuem guetten Jahr
- meines gnädigen Herrn Trommeter vom Schloss Isenburg zum gueten Jahr geben 20 sch.
Il s’agit là d’une dépense annuelle, pour rétribuer un service rendu. Mais d’autres sont plus surprenantes : en effet les trommetter défilent par dizaines devant le Burgermeister, tout au long de l’année, venus de Thann, de Bruntraut (Porrentruy), d’ Ensisheim, de Rappoltzweiler, ou d’autres seigneuries lointaines, et perçoivent leur petite obole de quelques schillings
- dreyen fremden trommeteren, trois trompettes étrangers
- zweyen trommeteren von Sultz
Qui sont ces musiciens, que font-ils sur les routes à solliciter les aumônes que leur donnent les Burgermeister, umb Gottes Willen ? Peut-être font-ils partie de ces nombreux soldats qui, à la fin d’un conflit, désœuvrés et sans solde, hantent la campagne et vivent de la charité des villes et villages qu’ils traversent… Peut-être pourraient-ils être également les envoyés ou les messagers d’une troupe de passage ?
4. une autre énigme : die verbrennten Männer
Dans son registre Caspar Meder, Burgermeister en 1603, note le passage de 42 verprenneten Männer, des hommes victimes du feu :
- einem verbrennten Mann aussm Schwabenlandt geben
- einem verbrennten Man von Offenburg geben
- item zweien verbrennten aus Lothringen
- item einem verbrennten bei Spinal (Epinal)
- item zweien verbrenten Mänern nit weit von Befort (Belfort)
- item zweien verbrennten so bei Riedlingen daheimen (Riedlingen, Bade Wurtenberg)
- item zwen welche verpränten (du pays welche)
- item, zweÿen verbrendten aus Saffoy (de Savoie)
J’ai pensé d’abord qu’il s’agissait de personnes brûlées, dans leur corps, dans l’incendie de leur maison ou à la guerre, suite à une explosion par exemple.
- verbrennten Leuthen aus dem Wolfacherthall kommen, und vom Feuer vom Himmel verprent worden (brûlés par le feu du ciel ?)
- mehr, zweÿen Mann geben so im Krieg verprendtt (brûlés à la guerre?)
En fait il ne s‘agirait pas, selon Elisabeth Clementz et Bernhard Metz que j’ai consultés, de blessés, mais de personnes ayant perdu leurs biens à la suite d’un incendie. Des villes sinistrées par un incendie envoient des gens, souvent à deux, munis d’une attestation officielle, en tournée, parfois très loin, pour quêter en vue de la reconstruction. Quand il s’agit de personnes isolées, on supposera plutôt qu’ils ont tout perdu dans l’incendie de leur maison et qu’ils errent sur les routes.
5. l’énigme des fagots de ronces achetés par le Burgermeister:
En 1604, Loux Fischer, alors Burgermeister dépense 31 livres et 4 schillings pour la confection de 6.800 Dornwellen et de 5.400 Wellen Weidenholtz, des fagots de ronces et des fagots d’osier.
A quoi peuvent-ils bien servir ? Là encore, Elisabeth Clementz trouve la solution : elle a trouvé régulièrement dans les comptes de la léproserie de Haguenau l’achat de ces fagots qui servaient à faire des haies, difficiles à franchir pour délimiter des enclos. Peut-être ont-ils servi pour les parcs destinés aux cochons ou pour baliser les chemins d’accès à la glandée dans le Hochberg ?
Quant aux fagots de saule, ils pouvaient servir à l’entretien des chemins. Bernhard Metz a trouvé, à Sélestat et dans le Kochersberg, l’obligation de planter des saules au bord des chemins, en terrain marécageux, pour assécher le sol. Pouvaient-ils avoir eu le même usage à Rouffach ?
Le saule sert évidemment surtout à confectionner des engins de pêche de rivière, des paniers de toutes tailles, des fascines pour consolider les berges d’un cours d’eau ou pour retenir la terre d’un talus, pour attacher les gerbes de céréales ou des fagots de petits bois ou de sarments de vignes. Jusqu’à il y a peu de temps on utilisait l’osier pour le liage des baguettes de vigne sur les fils de fer, et autrefois, pour former les quenouilles autour des échalas…
6. Une dernière surprise :
le lecteur se souviendra peut-être d’un article d’obermundat.org consacré à l’orgue Hans Klein de l’église Notre-Dame (1604-1606). En 1603, au moment de la signature du contrat pour la fabrication de cet orgue, le bourgmestre de 1603 a donné au facteur d’orgue un Hafftgelt [1] oder Drinckgelt d’une livre et 5 schillings :
- item, einem Orgelmacher zue Hafft = oder Drickgelt, in beisein Herrn Schultheißen geben, da man Ime die Orgel zu machen verdingt gehabt 1 Lib, 5 sch.
La lecture des registres de comptes du Bourgmestre s’avère toujours riche de renseignements variés. On y découvre ici un aspect de la vie quotidienne d’autrefois, le défilé permanent d’une foule de nécessiteux sur les routes des campagnes, en quête d’une aumône : parmi eux, dans un seul de ces registres, deux étudiants, une pauvre femme avec un enfant, une autre avec plusieurs enfants en bas âge, une autre avec trois enfants dont le mari a péri dans une mine, un aveugle, un maître d’école, un étudiant pauvre, un paralytique, encore deux étudiants pauvres et un maître d’école « aus dem Franckenlandt », un pauvre homme qui avait été dépouillé et frappé par des cavaliers, un homme qui avait été emprisonné par les Turcs, deux hommes, de la noblesse, « von Adel » qui avaient été prisonniers des Turcs, un aveugle, un italien ( ?), plusieurs « leinen weber" tisseurs de lin, un unijambiste, encore un pauvre instituteur de Sultzeren avec trois enfants, deux soldats venus d’Italie, des prêtres en pèlerinage, un prêtre italien, deux moniales de Villingen...
Un dernier mot pour finir: dans son registre de 1617, Hans Achtjahr, comptable des dépenses de la ville, note d'importants travaux pour la démolition et la reconstruction du clocheton surmontant la porte nord de la ville, das newe Thor, un clocheton surmonté d'un bulbe, eine welsche Haube, une coiffe à la française, rappelant sans doute les clochers comtois... Il détaille toutes les dépenses, le salaire des charpentiers et des compagnons, le volume des lattes à toit, le nombre de tuiles (1000) , le volume de chaux... Ce bulbe n'apparait pas sur le plan de Sebastian Münster de 1548 mais figure sur la vue de Rouffach de J.D. Schöpflin de 1761... Un détail ? Peut-être...
Ces petits riens font l’histoire…
Merci à Elisabeth Clementz et à Bernhard Metz pour leur amicale et précieuse aide.
Gérard MICHEL
- [1] Haftgeld: Angeld, Aufgeld, Handgeld bei Abschluss von Geschäften verschiedener Art, besonders bei Arbeitsverträgen (Deutsches Rechts Wörterbuch)
- dans Grimm: arrha, was zur Befestigung eines geschlossenen Vertrags drauf gegeben wird
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