Image ci-dessus: Le peuple écrasé par les privilégiés
« â faut esperer q’eu s’jeu la finira ben tôt. Un païsant portant un Prélat, et un Noble. »
Eau-forte en couleurs, [Paris, 1789]
La France serait championne du monde des taxes et des impôts… Voilà qui n’est pas nouveau… Mais cette fois encore, on ne dira pas que c’était mieux avant ! Nicolas Chamfort, rapporte en 1794 dans ses Caractères et anecdotes les propos d’un de ses contemporains, parlant du peuple français : « un peuple serf, corvéable, taillable à merci et miséricorde »
L’objet du présent article est précisément la taille, un impôt ancien, le nom est attesté dans la première moitié du 14ème siècle en Alsace, mais surtout l’impôt le plus impopulaire à cause surtout de son montant très arbitraire. Dire que le serf est taillable signifie qu’il est soumis à l’impôt de la taille, comme corvéable signifie qu’il est assujetti à la corvée seigneuriale, au bon vouloir, à la merci, du seigneur.
Dans le monde germanique, la taille est das ou der Gewerf(f) [1] et le collecteur de la taille est der Gewerfer.
Que nous apprennent les documents d’archives sur cet impôt ?
Un règlement de la fin du seizième siècle [2] précise les modalités de la fixation et de la perception de cette taxe :
Depuis des temps immémoriaux, précise ce texte, les autorités de la Régence épiscopale demandent aux autorités de la ville de convoquer et réunir chaque année, avant le jour de la saint Martin, la réunion du Gewerff qui fixe pour l’année et pour chaque bourgeois de la ville, les membres du Conseil, les veuves et les orphelins, ainsi que les habitants de la partie de Westhalten dépendante de Rouffach, le montant de l’impôt.
Cette assemblée suit un déroulement très précis : elle commence avant le lever du jour et au quatrième coup de la cloche qui sonne quatre heures, par la sainte messe. Elle rassemble le bailli, s’il est disponible, le Schultheiβ, le Burgermeister et l’ensemble du Conseil, ainsi que le greffier de la ville, les quatre chefs de tribus et leurs assesseurs, auxquels s’ajoutent 4 membres de chaque tribu, choisis parmi les plus anciens et les plus illustres. A l’issue de la messe célébrée à l’église Notre-Dame, l’assemblée se retrouve à l’hôtel de ville dont les portes seront soigneusement tenues fermées et gardées par le Rhatsbott (le sergent du conseil), qui en interdit le passage à qui n’y serait pas habilité. Commence alors la cérémonie de la prestation du serment. Le texte du serment est lu aux membres de l’assemblée qui prêtent serment d’être loyaux et fidèles dans leurs décisions, d’examiner honnêtement chaque cas, de rester impartiaux et de ne favoriser ou ne léser aucune personne, « niemandts zu Lieb noch zu Leid », de signaler toute modification dont ils pourraient avoir connaissance de la situation des personnes dont ils seront amenés à examiner le cas.
A la suite de ce serment, on consulte das alt Gewerfbuch, le registre de la taille de l’année précédente, dans lequel sont inscrits les noms de tous ceux qui ont été imposés ainsi que le montant de leur imposition. La situation de chaque contribuable est examinée, l’une après l’autre, et il est proposé un montant de la taxe pour l’année courante, qui peut être la même que dans l’exercice précédent ou peut être majorée ou minorée, en fonction d’un éventuel changement de situation de l’intéressé. De nouveaux contribuables peuvent également, pour la même raison, apparaître ou d’autres peuvent disparaître. Ce n’est donc pas le contribuable qui déclare sa situation, ce sont des personnes qui le connaissent, parce qu’il est membre de leur corporation, parce qu’il est voisin ou parent, etc. qui estiment sa situation et l’imposent sur cette situation. On comprend mieux pourquoi cette réunion n’est pas publique ! Et on imagine aisément que cette manière de procéder, qui ne repose que sur une estimation toute subjective, pouvait inviter à la délation et au règlement de comptes personnels...
Le greffier rédige alors un nouveau registre, qui sera présenté et rendu public par l’ancien Gewerfer et le nouveau, accompagnés de deux anciens du Magistrat et du greffier, le premier dimanche suivant la fête de saint Martin, à l’ensemble de la bourgeoisie, dans les différentes corporations.
Les registres tenus par les quatre tribus de la ville sont la base du travail des Gewerfer. Rappelons ici que pour être reçu bourgeois de la Ville, il était obligatoire de justifier d’une profession et de l’inscription dans une corporation de métiers. Les registres de ces corporations, conservés dans leur Tribu respective, permettent donc de recenser l’ensemble des contribuables et donc de les inscrire dans les livres de la taille, les Gewerbücher.
Chaque Gewerfbuch comporte 7 divisions :
en premier lieu la liste des membres de la tribu À la Licorne, puis celle de la tribu À l’Eléphant, celle Au Chatelet et enfin À la fleur de Lys. A la suite sont nommés les conseillers du Magistrat et les privilégiés exemptés du paiement de la taille, puis les habitants de Westhalten, côté Rouffach, et enfin les veuves et les orphelins.
Ces registres de la taille sont d’un intérêt considérable puisqu’ils nous donnent pour chaque année, une situation précise de la population de Rouffach assujettie au paiement de la taille, il donne un état des membres d’une tribu une année donnée. De plus, il mentionne souvent les professions mais surtout il détaille la nature des biens, parfois même la situation, ou l’origine des revenus censés justifier le montant de l’impôt …
Gewerfer et Umbgelter... des revenus "juteux" pour les caisses de la Ville!
La fonction de Gewerfer est un des offices que se partagent les quinze Conseillers du Magistrat de la Ville : celui de Gewerfer est dit l’un des cinq plus importants, avec celui de l’Umgelter, receveur de l‘Umbgelt, celui du Kirchenpfleger, administrateur des biens et des revenus de l’église, celui du Spithal Pfleger, administrateur des biens et des revenus de l’hôpital et enfin celui du Gutleüth Pfleger, l’administrateur des biens et des revenus de la léproserie.
Nous reviendrons dans un article ultérieur sur l’office d’Umgelter, receveur de l’Umgelt ou Ungelt. Il s’agit cette fois, contrairement au Gewerf, d’un impôt « indirect », une taxe sur la vente du vin, de l’alcool blanc, de la viande, du poisson, céréales, sel, bois, fer, tissus… Un impôt qui, depuis le 13ème siècle, s’applique aux biens de consommation de base, déjà…
Rien donc de bien nouveau sous le soleil d’aujourd’hui !
Taille, impôts et corvées (litho.18ème siècle)
… Ce qui fut sera, ce qui s’est fait se refera, et il n’y a rien de nouveau sous le soleil…
(Ancien Testament, Ecclésiaste I,9)
Gérard Michel
[1] voir ce mot dans le D.H.I.Alsace, article de J.M. Boehler
[2] A.M.R. C 65 Gewerffer Rechnungen 1589