Procès-verbal des aveux d'Ursula
Parmi les dossiers des procès de sorcellerie conservés dans les archives municipales de Rouffach et surtout les archives départementales du Bas-Rhin, celui d'Ursula Ebsteinerin d'Orschwihr, quoique très incomplet, retient l'attention.
C'est le procès d'une gamine, sans doute un peu délurée, à qui on attribue plusieurs aventures, une veuve encore jeune et sans doute jolie, dont les deux premiers maris sont décédés, tous les deux dans des circonstances analogues peu de temps après leur mariage, et que son troisième époux, Lienhardt Beitz accuse d'avoir voulu empoisonner. La lecture de plus d'une centaine de comptes-rendus de procès de sorcellerie nous a appris que la société de cette première moitié du 17ème siècle, nous sommes en automne 1620, voyait d’un très mauvais œil ces femmes « hors normes » et beaucoup d'entre elles, entraînées par les rouages d'une justice implacable, finiront sur le bûcher.
Sorcière, putain ou victime?
Les quelques pièces qui subsistent de la procédure criminelle dans laquelle Ursula Ebsteinerin est l’accusée, ne permettent pas véritablement de répondre à cette question. Nous ne saurons d'ailleurs même pas quel aura été le verdict et la sentence prononcée…
Courrier du greffier et du receveur du bailliage aux autorités de la Régence de Saverne
Les premiers aveux, güetliche Aussag, obtenus sans avoir recours à la torture, est-il précisé, n’ont toutefois été obtenus qu’après qu’on eut détaillé à Ursula, comme le préconise le code de procédure pénale, tous les tourments que le bourreau allait lui infliger si cette audition « douce et bienveillante » ne devait pas satisfaire ses juges ! Les juges précisent qu’ils n’ont pas franchi le degré supérieur, au cours duquel l’accusée est présentée à son bourreau qui lui montre les différents instruments dont il dispose pour obtenir des aveux, dans une mise en scène qu’il est facile d’imaginer !
On ne sait rien de l’âge d’Ursula : très jeune, elle a épousé son premier mari décédé deux ans après leur mariage. Sans doute s’est-elle remariée rapidement et elle s’est retrouvée veuve, une nouvelle fois, à nouveau moins de deux ans seulement après les noces ! L’affaire qui nous intéresse dans cet article semble avoir été déclenchée à la suite d’une plainte de son troisième époux, qui l’accuse d’avoir tenté de l’empoisonner en cuisinant, dans la soupe qu’elle lui préparait, une racine inconnue. De là à la soupçonner de sorcellerie, il n’y avait qu’un pas…
Inquisition ou audition de témoins
Procès-verbal de l'Inquisition
1. Geörg Landtwögelein, une quarantaine d’années.
Il dit qu’il l’a entendu dire que si elle était une putain, elle n’était pas une sorcière. Sinon, il dit qu’elle est dévergondée et mène une vie dissolue et qu’elle est paresseuse : ce qui lui importe, c’est qu’elle ait à manger et à boire. Que cela vienne d’où que ça soit, elle est contente.
2. Salomé Keller, veuve de Caspar Kohler d’Orschwihr : son fils Mathern Schuemacher (défunt) a conduit cette Ursula à l’église. Deux années après le mariage, il a commencé à dépérir, s’est alité et est mort quelque temps après.
Seÿ ungefehr zweÿ Jahr hernan angestandten, hab er angefangen zu särben, im Leib große Schmertzen bekommen, wenig essen können. Ungefehr uff ein viertheil Jahr ellend ausgesehen, folgents zu Beth kommen und gestorben.
Un soir, alors qu’elle était déjà mariée à ce Mathern, elle s’est trouvée dans la tuilerie, à côté d’un Pfeiffer (musicien) et de sa femme, qui revenaient tous deux de la guerre. Un homme est venu, l’a saisie et l’a portée hors de la tuilerie: elle a réussi à prendre la fuite et s’est cachée à proximité dans les vignes où elle est restée jusque vers le matin.
3. Anna Meyer, épouse de Geörg Landtwehrlein, le premier témoin :
après le décès de son premier mari (Mathern), l’accusée a pris pour époux le fils du témoin. Il a vécu en bonne santé la première année de son mariage, puis il a commencé à se plaindre, à souffrir de douleurs atroces et a fini par mourir.
Sei ungefahr ein Jahr lang gesundt bliben, hernacher sich das ander halb Jahr im Leib angefangen klagen, jämmerlichen Schmertzen gelitten, ausgeserbt unnd gestorben.
4. le quatrième témoin, Elisabeth Frickherin, l’épouse de Christian Schneiders d’Orschwihr dit que les époux, (Ursula et son troisième mari, Lienhart Beitz) n’ont cessé, depuis la Fasnacht qui suivit le jour du mariage, de se disputer :
…gesehen, und gehört dass dieselbige vielfältig miteinander gebalckht, gefluecht unnd geschwohren, seÿ fast eines wie das ander, seÿen liederliche Leüth « mit einander gebalgt, gefluecht und geschworen….
Elle dit aussi qu’après qu’Ursula eut cuit la soupe pour son mari, elle en a servi à leur enfant et a installé l’enfant sur la terrasse (auf die Laub) pour qu'il mange sa soupe. Le témoin dit qu’elle ignore si à la suite de cette soupe, le mari s’est senti mal, car elle s’était rendue aussitôt aux champs et qu’elle y était restée à travailler jusqu’à la nuit tombée. Alors qu’elle dormait déjà, lui, Lienhardt Beitz est rentré, a enfoncé à coups de pieds la porte de la chambre d’Ursula et s’est mis à frapper sa femme. Ursula dira au témoin qu’elle pardonnait à son mari et que selon elle, c’est quelqu’un d’autre qui lui aurait dit qu’il devait battre sa femme !
Au matin, Lienhardt Beitz,a montré au témoin l’écorce d'une racine qu’il avait trouvée dans la soupe, et cette racine était une une racine inconnue...
A la question posée au témoin, si Ursula était une mauvaise femme, le témoin répond qu’elle n’en savait rien parce qu’elle ne l’avait jamais vu commettre de mauvaise action. Ce qu’elle peut dire, c’est que tous les deux, elle comme lui, sont de « liederliche Leüth », des débauchés…
Après l’audition des témoins, on a procédé à l’interrogatoire de la prisonnière Ursula, épouse de Lienhart Beitz, avec tout le zèle nécessaire (mit bestem Fleiss !).
Güetliche Aussag
1.Ursula dit qu’il y a de cela environ treize ans, elle était servante chez un aubergiste nommé Hanns Schweitzer. Un jour son maître l’a frappée à coup de verges, à la suite de quoi elle s’est enfuie. Elle s’est réfugiée chez le frère de l’aubergiste, Claus Schweizer.
Ce Claus l’a menée dans un réduit du grenier sous prétexte qu’il avait quelque chose à lui dire. Lorsqu’elle fut arrivée là-haut, il la saisit par les bras, la jeta au sol et la maintint pour qu’elle ne puisse pas se défendre. C’est ce jour qu’elle perdit sa virginité.
2. Pour ce qui concerne ce qui lui est arrivé à la tuilerie, elle reconnait que celui qui l’a portée hors de la tuilerie a également abusé d’elle, mais une seule fois, parce qu’elle avait réussi à s’enfuir.
3. Lorsqu’elle était au service de Claus Bickel, elle a pendant une demi-année, eu des relations intimes avec son premier mari, avant la promesse de mariage et la célébration du sacrement de mariage.
4. A Bergholtz, elle a été au service de Hans Öttlein. A cette époque-là, elle a eu des relations avec un valet dont elle a oublié le nom et qui est parti à la guerre.
5. A Soultzmatt, alors qu’elle était au service de Claus Nübling, un jour qu’elle se trouvait dans la vigne pour y couper de l’herbe, elle a eu des relations avec un valet qui travaillait dans les vignes voisines.
6. Un jour, Bernard Seyler, d’Orschwihr, a frappé au volet de sa chambre et lui a demandé d’avoir une relation sexuelle avec elle, mais elle ne l’a pas laissé entrer. Il lui a alors crié : « Ah ! si ç’avait été ton Materne, tu l’aurais bien laissé rentrer, lui ! » Il parlait de son premier mari, Mathern Schuemacher.
7. Elle a eu des relations avec son second mari, bien cinq ou six fois, avant la promesse de mariage…
8. Pour ce qui est de la racine évoquée par son mari, Lienhart Beitz, celle qu’il aurait trouvée dans la soupière, elle ne sait rien dire d’autre que d’une racine d’Imber, une épice appelée Imberwurtz, qu’elle a fait cuire dans la soupière. Elle peut même prouver que c’est une femme, une marchande, qui avait de ces Wurz, (épices) qui la lui avait donnée.
Même si ses premiers aveux diffèrent des seconds, en particulier sur ses mœurs dissolues, Ursula s’obstinera à ne pas reconnaître avoir ajouté dans la soupe qu’elle a servi à son mari une racine malfaisante (eine böse Wurtzel). Elle dit qu’elle avait acheté auprès d’une marchande deux épices, Muscat Blüest et un morceau d’Imber (Imberzehe) qu’elle a divisé en trois parts et jeté dans la soupe.
Elle dit que son mari devait sûrement avoir pris ailleurs que chez elle la racine qu’il l’accuse d’avoir ajouté à la soupe, elle n’a rien ajouté de mauvais dans la soupe, elle-même en avait d’ailleurs mangé et en avait donné un petit bol à leur enfant, et tous les deux, elle et son enfant sont restés en bonne santé !
Ceux qui prétendent qu’elle aurait, alors qu’elle était célibataire, traîné dans la débauche, n’ont aucune preuve de ce qu’ils affirment.
Très jeune, elle a quitté son père à Soultz, elle a servi comme servante à Gueberschwihr pendant une année, après quoi elle a voulu reprendre le chemin de Soultz. Lorsque, dans la soirée, elle est arrivée à Rouffach, les portes de la ville étaient closes. Elle est repartie et est arrivée à la tuilerie. Là, elle a rencontré un homme et sa femme qui lui ont dit qu’elle pouvait rester avec eux, à la tuilerie, et qu’il ne lui arriverait rien. Elle les a accompagnés et ils se sont assis ensemble, autour d’un feu. C’est alors que sont arrivés trois hommes, qui l’ont saisie et portée hors de la tuilerie, se sont couchés sur elle et voulaient la contraindre. Mais elle était si jeune, et elle s’est tant débattu qu’ils ne purent arriver à leurs fins. Et comme il y avait une prostituée dans la tuilerie, ils sont retournés à l’intérieur et ont cherché cette femme. Entre temps Ursula s’est échappée et s’est cachée dans les vignes proches.
Elle a également travaillé chez Erhardt Böckhlein à Soultzmatt et a été au service de Jacob Rudeney à Rouffach. Tous les deux ont exigé d’elle des relations sexuelles, mais elle n’a jamais rien fait de mal avec eux. Pour se protéger d’eux et éviter qu’ils ne recommencent, elle a quitté ces emplois. Personne ne pourra jamais prouver qu’elle a commis une action honteuse.
En fin de compte, qu’arrivera-t-il à Ursula ?
Et bien, on n’en saura rien. Je n’ai trouvé, pour l’instant, ni à Rouffach aux A.M.R. ni à Strasbourg aux A.D.B.R. d’autres documents la concernant. En tous cas, aucune trace d’exécution.
A bien étudier les documents qui nous sont parvenus, on constate que l’accusation ne repose sur aucun fait avéré :
⇒ les deux premiers maris sont morts jeunes, certes, mais quelle preuve accuse Ursula de les avoir empoisonnés ?
⇒ quelle preuve constitue la racine trouvée par le troisième mari dans la soupe préparée par Ursula :
- il est toujours en vie et ne semble pas avoir été incommodé par la soupe préparée par sa femme !
- leur enfant (on ne saura pas si c’est un garçon ou une fille, ni son âge) a mangé cette soupe et n’a ressenti aucun effet
⇒ cette racine, ou plutôt l’épluchure de cette racine, a été examinée par plusieurs personnes qui en ont toutes prélevé un morceau ; il n’en reste que quelques fragments contenus dans une petite enveloppe que l’on exhibe à l’interrogatoire.
⇒ d’ailleurs, cette racine, qu’est-ce que c’est ? Les femmes interrogées sont unanimes : elles ne reconnaissaient pas en elle la racine de l'épice appelée Imber qu'Ursula dit avoir achetée et utilisée. Les juges eux-mêmes renoncent à l’identifier, ne connaissant pas d’expert qualifié en végétaux !
Un courrier de Saverne, du 30 septembre 1620 demande que l’on examine une nouvelle fois Ursula, avec plus de sévérité cette fois, après l’avoir menacée de la torture. Il s’agit là d’une étape, codifiée, dans l’instruction d’une affaire criminelle : après un premier interrogatoire, güetlich, sans violence physique, le code prévoit une présentation, par le bourreau et ses aides, des tourments qu’elle risque de subir si les aveux sont jugées incomplets. Le degré suivant est une mise en situation, dans laquelle on emmène l’accusée dans la chambre de torture et on détaille devant elle les différents instruments dont le bourreau se servira pour la tourmenter…
Ursula, semble-t-il, n’a pas craqué : si elle a modifié quelque peu ses premiers aveux, concédant quelques erreurs de jeunesse, elle réaffirme son innocence sur l’accusation de tentative d’empoisonnement…
Ursula, après quelques jours de prison, sera vraisemblablement libérée : une lettre du 10 octobre 1620, émanant de la Régence et adressée aux autorités de Rouffach dit que si Ursula ne passait pas à des aveux complets, elle devait être libérée après trois journées de prison, contre une Urphed, c’est-à-dire un serment dans lequel elle s’engage à ne jamais se retourner contre les juges, les témoins et le bourreau pour les tourments qu’elle a endurés lors de son emprisonnement et les interrogatoires successifs.
Le dossier d’Ursula dont nous disposons est très incomplet mais suggère néanmoins quelques pistes de réflexions : qu’a-t-elle fait de mal, de quoi l'accuse-t-on ?
- elle est très jeune, sans doute jolie,
- elle a vécu, (ou pas ?) une vie libre, se moquant de la morale, au cours de sa jeunesse…
- elle est veuve, deux fois, ses précédents maris sont morts jeunes tous les deux, dans des conditions analogues…
Tout cela la rend évidemment suspecte. Dans un procès de sorcellerie, cela serait presque suffisant pour conduire une femme au bûcher…
Mais que s'est-il passé pour que son mari, Lienhardt Beitz, exhibe devant témoins, ces quelques fragments d’une racine que personne ne reconnait, accusant sa femme d’avoir tenté de l’empoisonner ? Les pièces du dossier en notre possession ne permettent pas de le savoir
Quelques précisions sur cette mystérieuse racine: Imberwurzel, Imber Zehe :
Dans son Neu vollkommenes Kraüter Buch de 1596, Theodor Zvinger, docteur en médecine et professeur à l’université de Bâle, nous éclaire au sujet de cette plante:
Imber, Ingwer oder Ingber heisst […] lateinisch Zingiber, Gingiber[…] französich gingembre.
Il s’agit donc d’une épice, le gingembre, utilisée en cuisine mais également en médecine, souvent considéré comme une plante magique, aux vertus aphrodisiaques. Hildegarde de Bingen, sainte Hildegarde, écrivait, au douzième siècle, à son sujet : « Un homme en bonne santé n'a pas intérêt à en manger, car il le rend stupide, ignorant et lascif. Mais si on est sec et déjà bien affaibli, réduire du gingembre en poudre et en prendre… dans une boisson… on améliorera ainsi son état ». Un médecin du seizième siècle, Oswald Gaebelkoveri, donne dans son Arzney Buch la recette d’une boisson destinée à lutter contre la mélancolie contenant un « Imberzehen ». Dans un autre médicament destiné à soigner une affection des chevaux, entrent également deux « Imber Zehen ».
Une autre épice est évoquée au cours de de l’affaire d’Ursula : Muscaten Blüest, littéralement la floraison ou la fleur de muscade. Il s'agit du macis, également appelé « fleur de muscade », l’épice obtenue à partir du tégument de la noix de muscade. J’ai trouvé dans plusieurs livres de cuisine de l’époque l’emploi de cette épice en cuisine, notamment dans la confection d’un bouillon de viande dont voici la recette tirée d’un livre de cuisine de 1700, écrit par einen geistlichen Kuchen Meister des Gottshauses Lützel, un maître de cuisine de l’abbaye de Lützel (notre Lucelle dans le Sudgau?).
Fleisch Suppen sind viel kräfftiger wann mans nicht viel auff fült: darumb man von Anfang ein zimlichen grossen Hafen nemmen solle. Können auch gantze Nägelin und Muscaten Blust darinn gesotten werden, sind lieblich, wann man selbige über klein geschnitteten Peterlin oder grüne Zwibelröhrlin oder Schnittlauch anrichtet…“
Il s’agit donc de deux épices, rares sans doute à cette époque, colportées vraisemblablement par des vendeurs ambulants et vendus à des amateurs exigeants et aisés. Apparemment, Ursula a été trompée sur cette marchandise précieuse que lui avait vendue une marchande, et ce qu'elle avait pris pour du gingembre, utile dans sa recette de soupe, n'en était pas !
Gérard MICHEL