Couverture du ZINSBUCH des Spittals Sant Jacob 1492
Depuis quelques années , je suis à la recherche d’indices qui attesteraient le passage de pèlerins qui auraient fait étape à Rouffach sur leur route vers Saint Jacques de Compostelle. Dans les cahiers de comptes des Burgermeister successifs, comptables de la Ville, sont notées scrupuleusement toutes les recettes et surtout les dépenses, même les plus modestes. Y figurent notamment les aumônes données, umb Gottes Willen, pour l’amour de Dieu, à une multitude de gens de passage, nécessiteux de toutes sortes, indigents, malades, infirmes, estropiés, jetés sur les routes, en quête d’un asile et de quelque nourriture.
Parmi eux, des pèlerins qui, dans cette foule, se distinguent des vagabonds : le pèlerin accomplit « un voyage de plus ou moins longue durée, effectué pour faire une visite à quelque lieu sacré en esprit de pénitence, de piété ou d’action de grâce » [2]
Au Moyen-Âge se développe tout un réseau d’institutions pratiquant l’hospitalité, fournissant un logement aux voyageurs et aux pèlerins : recevoir le « pauvre passant » c’est recevoir Jésus-Christ recommande la règle de Saint Benoît. C’est ainsi que se multiplieront le long des grands axes de communication, les hôpitaux, d’abord lieux d’accueil des passants, mendiants, pèlerins et voyageurs mêlés.
Les archives de Rouffach ont conservé peu de traces du passage à Rouffach de pèlerins sur la route de saint Jacques de Compostelle. Une mention, tardive, signale en 1596, une aumône de deux schillings donnés par le Burgermeister, Jacob Bartholome, dit Ackermeister, à deux frères de Saint Jacques de passage, sans autre mention.
L’hôpital de la Ville est l'hôpital Saint-Jacques : il s’agit de l’hôpital-neuf, neues Spital, pour le distinguer du vieil hôpital, altes Spital, qui est celui de l’ordre du Saint Esprit.
L’hôpital saint Jacques, neues Spital...
Les textes ne mentionnent pas, à ma connaissance, de confrérie Saint-Jacques ou d'autel qui soit dédié au saint. Ce qui tendrait à prouver qu'il n'a pas bénéficié d'une dévotion particulière à Rouffach. Une seule mention fait état d'une chapellenie Saint Jacques. Au milieu du XVème siècle, entre 1441 et 1469, cette chapellenie dédiée à saint Jacques est mentionnée dans le Liber Marcarum. Ce registre, établi par Fredéric ze Rein, évêque de Bâle en 1442, dresse l’état des onze décanats (doyennés) de l’ancien évêché de Bâle. Y figure le relevé des taxes, en marcs d’argent, imposées aux recteurs, aux vicaires et aux desservants des églises paroissiales, des succursales et des chapelles, collectées au profit de l’évêque et du chapitre de la cathédrale de Bâle. Sous Decanatu citra otensbuhele ou ottonis, le décanat ou doyenné dont Rouffach était une paroisse, sont mentionnés les recteurs et vicaires, ainsi que les chapelles, chapellenies et autels soumis à la taxe :
item Vicarius in Sunthein VI Marc.
item Rector Rubiacensis (Eschow) LXX Marc.
Item Vicarius ibidem XII Marc.
Item Cappellanus sancti Laurentii III Marc.
Item Cappelanus prioris misse V Marc.
Item Cappelanus Hospitalis III Marc.
Item Cappelanus sancte crucis III Marc.
Item Cappelanus sancti Nycolai V Marc.
Item Cappelanus sancti Johannis Baptiste IIII Marc.
Item Altare sancte Trinitatis ibidem III Marc.
Item Cappelanus sancti Jacobi infra muros III Marc.
Item Cappelanus sancte Katherine II Marc.
Item Primissaria prima in altare sancte crucis IIII Marc.
Item Primissaria secunda in eodem altare IIII Marc.
Cappelanus sancti Jacobi infra muros...
Cappelanus désigne un chapelain, desservant une chapellenie et dont les revenus, le bénéfice ecclésiastique qui y est attaché, est soumis à la taxe due à l’évêque de Bâle. Le plus souvent il lui est affecté un autel ou une chapelle de l’église paroissiale, dont il touche les revenus. Rappelons qu'il y a eu jusqu'à huit autels dans l'église Notre-Dame, chacune desservie par un chapelain!
De quelle chapellenie s’agit-il ici ? Si nous avons de nombreuses mentions de chapellenies, celles de la Première Messe, de la sainte Croix, de saint Nicolas, de la sainte Trinité, de saint Laurent [3], cette mention de saint Jacques est la seule que j'ai rencontrée jusqu'à présent !
Pierre Paul Faust a toujours pensé qu’il pourrait s’agir ici de la chapelle de la léproserie. Mais n’aurait-on pas plutôt dit alors extra-muros? La léproserie ou plutôt les léproseries de Rouffach, ne se trouvaient pas « sous » les murs comme le suggère le préfixe infra , mais hors les murs, à Suntheim pour la première et dans l’actuelle rue des Bonnes gens, pour la seconde. Sans compter qu'il n’aurait pas été très logique d’accueillir des pèlerins dans un établissement où vivent des malades contagieux !
Mais peut-être, plus simplement, s’agit-il d’une erreur de lecture et de transcription, infra pour intra ?
Le choix du vocable Saint Jacques pour un hôpital implique-t-il une relation avec le pèlerinage de Compostelle ?
Non, pas nécessairement. Ces établissements ont une vie propre qui ne doit rien à Compostelle, mais qui est liée à la nécessité d’accueillir les pauvres et les pèlerins.
A la fin du Moyen-Âge, l’Occident bouge du fait des Croisades, de l’essor du commerce et de la multiplication des pèlerinages. C’est alors que naissent sur les grands axes des hospices dont la vocation première est l’accueil, l’hébergement et la restauration des voyageurs, des pèlerins, quelle que soit leur destination, mais qui ne sont pas, tout au moins initialement, des établissements de soins. Cependant, les conditions du voyage, la longueur des trajets, les aléas climatiques, éprouvant la santé de ces pèlerins, ces premiers hospices voués initialement exclusivement à l’accueil deviennent progressivement des établissements de soins, prodiguant des soins médicaux aux corps éprouvés par les longues étapes.
La dédicace à saint Jacques aurait surtout été choisie en référence à saint Jacques, auteur de l’Epitre de Jacques qui est à l’origine du sacrement de l’extrême onction et était devenu l’accompagnateur des âmes pures lorsqu’elles partent vers le Paradis.[4]
Pèlerinage judiciaire ...
Des pèlerins, il en passe à Rouffach, et en nombre, et même il en part vers de multiples destinations. Mais entreprendre un pèlerinage ne relève pas toujours d’un choix. Le pèlerinage judiciaire, de repentance ou encore d’expiation, est une peine fréquemment infligée par les pouvoirs laïques ou ecclésiastiques, pour des crimes. La peine de bannissement est ainsi assortie d’autres obligations dont celle de se rendre dans un lieu de pèlerinage pour y s’y confesser, prier et allumer des cierges pour le salut et le repos de l’âme du défunt et d’en faire porter ou rapporter une attestation. Ce qui fut le cas pour Benedict Blanck condamné au bannissement pour assassinat en 1618 :[5]
L’on a tenu conseil criminel contre le nomé Benedict
BLANCHER, bourgeois d’Orschwihr, lequel depuis peux
at esgorgé d’un coup de couteaux de nuit, Jacques
valet de Monsieur TRUCKSESS, dont la sentence a esté
prononcée, scavoir qu’il fera le tour de l’église
aÿant le corp nud jusqu’a la cinture et un sarpe
nud à la main et restera durant l’office soub la
chesse de predication, ensuitte fera un pelerinage
à nostre dame des hermittes [6], ou il confessera
puis servira trois ans en Hongrie et ne pourra
sans grace expresse par escrit d’un juge supérieur,
se tenir dans l’Evesché, comme paroit dans les actes.
Ou encore Margareth Meyer, condamnée au bûcher pour sorcellerie le 16 juin 1611 [7] qui implore le tribunal de commuer sa peine en bannissement et un pèlerinage à Einsiedlen… ce qui lui a été refusé.
Départs de Rouffach pour Compostelle...
Martin Schongauer (source Gallica, Bibliothèque nationale de France)
Cette fois il ne s’agit plus de pèlerinage judiciaire, de repentance ou encore d’expiation comme précédemment. Ce sont des gens de Rouffach, qui de leur plein gré, souhaitent entreprendre le pèlerinage sur le tombeau du saint.
Pour ce qui est des pèlerins de passage à Rouffach ou en partance depuis Rouffach pour Compostelle, le résultat de ma recherche s'est avéré plutôt maigre et je n’ai trouvé, pour l'instant, que deux occurrences dans les documents d’archives.
La première, en 1481, [8] concerne Tiebelt BER, époux de Else Burckertin, qui a pour projet d’entreprendre le pèlerinage zu dem lieben appostel Sant Jacob. Avant ce départ, il prend des dispositions testamentaires pour le cas où il mourrait en cours de voyage et ne revenait pas au pays, da sach wer das er uff der selben fart von tods wegen abgieng und nit wider herheim keme…
C’est que Tiebelt Ber, pour financer son voyage, a emprunté auprès de l’église paroissiale et de son économe Jerg Klingelfus, la somme de 5 livres stebler, contre une caution de 6 schatz de vignes et de trois Juch de forêt. Ils devront, lui et son épouse, rembourser ce prêt en l’espace des trois années à venir et verser à l’église Notre-Dame chaque année, à la saint Martin, 5 schillings stebler d’intérêts. En cas de non-respect de ces engagements, l’économe pourra vendre ces biens au profit de l’église.
Malheureusement nous ne saurons pas si Tiebelt Ber a entrepris ce voyage et s’il en est revenu…
Le second pèlerinage à Compostelle sera celui de Hans Jacob Seilberger, de Stein an der Strassen, en Hesse. [9] Il sollicite auprès du Magistrat un certificat officiel pour se rendre à Saint Jacques, nach St. Jacob zu ziehen.
Le Magistrat lui accorde ce certificat à condition qu’il n’apprenne pas au cours de ce pèlerinage à devenir un vagabond vivant de mendicité et qu’il rapporte le document dès son retour de voyage ! On comprend à demi-mots que l’entreprise n’a pas vraiment bonne réputation, puisqu’elle permettrait au pèlerin de fréquenter sur les chemins, des gens peu fréquentables et d’en revenir avec de mauvaises mœurs, etwas böses …
Ist bewilligt / doch das er aus dieser wolfarth nit etwas böses erlerne und ein gemeiner Landtbetler werde. Zu dem soll er dies Urkundt, wan er die Wollfarth verrichtet wider überlüffern.
Ce certificat est un laisser-passer officiel qui permet au voyageur d’émigrer et de changer de seigneurie, et qui atteste qu’il ne fait pas l’objet d’une condamnation et de poursuites de la part de son précédent seigneur.
Donc, au final, rien qui permettrait de dire que Rouffach était connu pour être sur le chemin de Compostelle et que des pèlerins de Compostelle y trouvaient refuge. Encore une fois, les registres de comptes mentionnent de nombreux passages de pèlerins, mais dont les destinations ne sont pas indiquées. De même, les registres qui consignent les urpheden prononcées à la suite de condamnations à l’exil et à un pèlerinage judiciaire ne précisent pas non plus les destinations.
Le pèlerinage à saint Valentin...
Rappelons que Rouffach était la destination d’un important pèlerinage, au prieuré de Saint Valentin où étaient conservées les reliques du saint :
« Les gens accoururent en grand nombre, particulièrement ceux qui étaient atteints du haut mal, le mal sacré, celui qui fait choir, l’épilepsie. Et beaucoup furent guéris de leur terrible maladie. » nous raconte Materne Berler.
Parmi les pèlerins, les têtes couronnées de l’époque : l’empereur Frédéric, son fils Maximilien, l’archevêque de Mayence, un prince turc, puis le même Maximilien empereur, Frédéric de Saxe, Christof de Bade, etc.
Le pèlerinage à Rome, pieds nus, d'un surprenant globe-trotter, rouffachois de cœur, vers 1683, au départ de Cologne:
Je suis né à Ensisheim le 4 octobre 1646, mais ma vraie patrie est Rouffach, où j'ai grandi dans la maison paternelle. Tout petit déjà je rêvais de voyages et à quatorze ans j'ai quitté la maison familiale de Rouffach pour partir à la conquête du monde...
Le lecteur pourra retrouver le récit de ce personnage hors du commun dans trois articles qui lui sont consacrés dans obermundat.org:
- Qui suis-je? Les pérégrinations d'un globe-trotter rouffachois...
- Qui suis-je? Les pérégrinations d'un globe-trotter rouffachois... suite....
- Der "Indianer" im Kloster St. GALLEN...
Le pèlerinage des rouffachois à Thierenbach…
Pour terminer, quelques mots d’un pèlerinage à Thierenbach par la population de Rouffach le premier vendredi après la Pentecôte. Un document du 15ème siècle signale cette procession annuelle déjà le 13 mai 1142 [10]. On en reparle dans les comptes de 1532. Cette procession sera abrogée par l’évêque de Bâle, à cause « des abus considérables qui se commettoient avec scandale à l’occasion de la ditte procession » …
Gérard Michel
Annexe:
Vie de saint Jacques le Majeur
Saint Jacques, l’un des douze apôtres, est le fils de Zébédée et de Salomé, et le frère de Jean. Après la mort de Jésus, Jacques le Majeur fit partie du groupe fondamental de la "Première Église de Jérusalem". C’est pourquoi Hérode Agrippa le choisira, de même que Pierre, comme figure représentative de cette Église pour donner un châtiment exemplaire à la communauté chrétienne : il le fit décapiter par l’épée aux alentours des années 41 - 44. Saint Jacques fut ainsi le premier apôtre à verser son sang pour le Christ.
La tradition prendra rapidement le relais des Saintes Écritures. Après son exécution, les disciples de saint Jacques placent son corps dans une barque de pierre qui, quelques jours plus tard, guidée par une main divine, échoue sur les côtes de Galice. Cette légende, née vers 850-900, a permis de justifier auprès des fidèles la présence en Galice des restes de saint Jacques, bien qu’il a été martyrisé en Palestine.
Le corps fut enterré dans un compostum, c’est-à-dire un "cimetière" (telle est l’une des étymologies du nom de "Compostelle") et resta ignoré jusqu’à ce qu’au début du IXe siècle, le 25 juillet 813, une lueur céleste ne vînt indiquer à un ermite l’emplacement de la sépulture, appelé dès lors campus stellae ou "champ de l’étoile", ce qui aurait donné, selon une autre étymologie, plus poétique, le mot "Compostelle".
Alphonse II le Chaste érigea, à côté du tombeau, une église et un monastère. C’est autour de ces édifices primitifs que naquit Saint-Jacques-de-Compostelle qui devint à partir du XIème siècle le grand pèlerinage des chrétiens du Moyen-Âge. En 1492, le pape Alexandre VI déclare officiellement le pèlerinage à Saint Jacques de Compostelle l’un des « trois grands pèlerinages de la chrétienté », avec Jérusalem et Rome. [1]
Bibliographie et sources :
Histoire de la Maison Saint Jacques de Rouffach
Tome 3 Retour aux origines 1300-1789
Jérôme Do Bentzinger Editeur 2013 Page 62 et suivantes
Pierre-Paul Faust, François Boegly, Gérard Michel
Charité et Assistance en Alsace au Moyen Âge de Paul Adam
Notes:
- [1] Sources : Gaële de la Brosse dans Le Pèlerin
- [2] (R. NAZ, Dictionnaire de Droit Canonique, t. 6, entrée “Pèlerinage”)
- [3] Un tableau du XVIIIème siècle représentant Saint Laurent, ornant l’autel dédié au saint, est conservé au presbytère.
- [4] Sources : Denise Péricart-Méa : Hôpitaux et pèlerins au Moyen-Âge.
- [5] A.M.R. A / FF 11
- [6] Deferrot, notaire et greffier de la Ville, a traduit EINSIEDLEN par ermite (Einsiedler en allemand !)
- [7] A.M.R. A / FF 11 / 41
- [8] A.M.R. A / FF 3 / 47
- [9] BB 37 / 30 du 15/02/1619 Urkundt nacher St.Jacob
- [10] Walter U.B. der Pfarrei Rufach page 2 n° 3
Droit d'auteur et propriété intellectuelle
L'ensemble de ce site relève de la législation française et internationale sur le droit d'auteur et la propriété intellectuelle. Tous les droits de reproduction sont réservés. Toute utilisation d'informations provenant du site obermundat.org doit obligatoirement mentionner la source de l'information et l'adresse Internet du site obermundat.org doit impérativement figurer dans la référence.