Enseigne de l'auberge Aux Deux Clés
S’attaquer à l’histoire ancienne des auberges, cabarets, débits de boissons, d’une ville de la taille de Rouffach relève du défi. Toutes les sources sont évidemment en allemand, et en allemand tout tenancier d’un établissement hébergeant des hôtes (Gastwirt), servant des repas (Speisewirt) ou proposant du vin ou de la bière (Schenkwirt) est un désigné par le mot Wirt. Et l’établissement qu’il tient pourra être Gasthaus, Wirtshaus, Wirtschaft, Schencke, Weinschencke, Gassenschencke, Gassenwirtschaft, Straußwirtschaft, etc. Et lui-même, sera Wirt, Wirth ou Würth, Schildwirt, Gassenwirt, Schank- ou Schenckwirt…
Pour rester simple, nous distinguerons deux grands types d’établissements :
Schildwirtschaft et Gassenwirtschaft...
Le Schild Wirth dispose d’un établissement signalé par une enseigne (Schild), il propose à sa clientèle du vin, mais aussi des repas et un hébergement. Cette enseigne est importante dans son activité, puisque, d’abord, elle signale l’établissement au voyageur mais aussi parce qu’elle atteste que l’aubergiste dispose de l’autorisation d’exercer délivrée par le Magistrat, et donc qu’il s’est acquitté des taxes liées à la distribution du vin et enfin que l’établissement est reconnu et présente, en principe, toutes les garanties.
Cette enseigne peut être mise à bas par décision du magistrat, pour un certain nombre de raisons dont la première est le non-paiement de l’Umgelt. D’autres sont la falsification du vin, des achats frauduleux de vin, sans passer par les gourmets-jurés, « Weinsticher », ou la moralité suspecte du tenancier, ou de la tenancière…
Il peut vendre le vin de sa propre récolte mais aussi et surtout acheter et mettre en cave du vin provenant d’autres producteurs.
Le Gassen Wirth lui, vend son vin « über die Gasse » par dessus la rue, c’est-à-dire qu’il vend son vin au détail, à emporter : c’est la raison pour laquelle la réglementation exige de lui qu’il se serve de récipients jaugés et contrôlés. Il ne vend que le vin de sa propre récolte : il s’agit donc d’un commerçant occasionnel qui, lorsqu’il a épuisé le vin de sa récolte interrompt son activité en cours d’année et la reprend lorsqu’il a rempli ses tonneaux après les vendanges suivantes. Il signale la reprise de son activité en plaçant sur sa maison un bouquet ein Busch, un bouchon (de paille) en français. Ils sont ainsi parfois appelés Buschwirth . Cependant, dans les documents que nous avons consultés, nous n’avons jamais trouvé d’utilisation de cette expression à Rouffach.
Plus de 40 débits de vin !
Dans ses comptes de 1572, Claus Treyer, Burgermeister (A.M.R. CC 94), mentionne les établissements suivants :
- zum Beren A l‘Ours,
- zum Engell A l‘Ange,
- zum Hanen Au Coq,
- zum Hirzen Au Cerf, zum Leuwen Au Lion,
- zum Monen A la Lune,
- zum Pfauwenn Au Paon,
- zum Pflug A la Charrue, zur Plumen A la Fleur,
- zum Radt A la Roue,
- zum Rettich Au Radis,
- zum Spanbeth A la Couchette (Au lit à sangles)
- zur Sternen A l‘Etoile,
- uff der Metzger Zunft
En novembre 1604, lors du renouvellement des offices de la ville, « Statt Dienste und Empten“ sont cités les établissements suivants, avec le nom de leurs tenanciers (A.M.R. BB 29)
- zum Hecht (Au Brochet): Christof BITLINGER
- zum Raat (A la Roue): Jacob FRICK
- zum Schwarzen Berg (A la Montagne Noire): Georg WALCH
- zum Weissen Rösslin (Au Cheval Blanc): Geörg LANGERER
- zum Engel (A l’Ange) Friderich MÜLLER
- zum Beren (A l’Ours) Marten KLEIN en remplacement de Meinhart MOYSES qui cède aussi „sein Herberg zum Pflug (A la Charrue)…“
- zum Hahnen (Au Coq) Caspar WEFREJ
- zur Sonne (Au Soleil) Hans HEPP, der Beck, en remplacement de Michel RUPRECHT qui cesse l’activité (kündet auf)
Dans les comptes de 1618, on trouvera de nouvelles enseignes qui n’étaient pas mentionnées dans ceux de 1572 :
- zum Berg À la Montagne,
- zum Hechten Au Brochet,
- zum Salmen Au Saumon,
- zum Rösslen Au petit Cheval,
- zur Cronen À la Couronne,
- zum Wüldeman À l’Homme Sauvage,
- zum Weissen Creüz À la Croix Blanche.
Les comptes de Geörg Reyer, Burgermeister en 1624 (A.M.R. BB 38 folio 27), en plus d’établissements déjà indiqués plus haut, en mentionnent d’autres :
- zum Schwarzenberg A la Montagne Noire, tenu par Georg WALCH,
- zum Engel A l‘Ange: Friederich MILLER ,
- zum Hahnen Au Coq: Simon FUCHS,
- zur Sonnen Au Soleil: Wolff KREISSLEN,
- zum Rösslein Au (petit) cheval: Hans SAHL,
- zum Salmen Au Saumon: Lorentz WEINGANT,
- zum Mohnen À la (demi) Lune: Ehrhardt N.,
- zum Schlissel A la Clé: Melchior SULGER,
- zum Adler A l’Aigle: une veuve.
Une implantation stratégique...
Ces auberges et débits de vin ne sont pas implantés au hasard dans la ville, ils occupent, pour la plupart d'entre elles, deux lieux "stratégiques":
- dans le centre ville historique, autour de l'église Notre-Dame et des Places des marchés: c'est là que se tiennent les marchés hebdomadaires et l'un des quatre grands marchés-foires annuels, celui de l'Assomption. C'est là également que se trouvent toutes les échoppes et étals des commerçants et artisans de la ville, les "bank", Metzgerbank ou Fleischbank, Fischbank, Brotbank. ou les "Lauben" sous lesquelles sont proposés tissus, peaux, cuirs, et autres produits de l'artisanat local
- le long de l'axe Nord-Sud de la ville, la grande route qui la traverse entre la porte de Cernay (Rheingrafenthor) et la porte de Colmar (Neuthor) , la grande route de Lyon à Strasbourg, route royale puis impériale puis Landstrasse: un lieu de passage, obligatoire, important et très fréquenté par les marchands et les voyageurs, avec également, autour du prieuré de Saint Valentin, un autre grand marché annuel, celui de la saint Valentin...
Auberge À la Demi-Lune
Il est relativement aisé de dresser un inventaire des auberges, tavernes et autres débits de boisson. La vente de vin est soumise à des taxes et les registres de l’Ungelt (Ungeltregister tenu par l’Ungelter ou le Burgermeister) conservent le nom des établissements et de leur propriétaire. Par ailleurs, leur ouverture est soumise à autorisation et cette autorisation est accordée, renouvelée ou refusée, par le Magistrat, chaque année, sur demande expresse des tenanciers. Le Magistrat peut également ordonner la mise à bas de l’enseigne, si l’établissement ne respecte pas les règlements de police de la ville ou la réglementation sur le commerce du vin. Toutes ces délibérations sont consignées dans les registres des comptes rendus des séances du Magistrat.
Mais devant cette longue liste d’établissements, plus d’une quarantaine pour Rouffach ( !), se posent de multiples questions :
S’agit-il:
- d’une auberge avec enseigne fournissant hébergement d’hôtes, repas et boissons?
- d’une taverne avec enseigne ne tenant pas auberge et ne délivrant que du vin?
- d’un débit de vin permanent ou occasionnel, une Gassenwirtschaft dont le tenancier, un Gässler ou Gässelwürt propose le vin de sa propre récolte « über die Gasse»?
Et d’autres questions surgissent :
- Où se situent-elles?
- Quelle est leur histoire, depuis quand, jusqu’à quand ?
- Que sont-elles devenues, en subsiste-t-il des traces aujourd’hui ?
Pour répondre à ces questions, les livres censiers, les registres de l’Umbgelter et ceux du Magistrat peuvent donner quelques indices permettant, par d’habiles recoupements, de localiser un petit nombre de ces établissements. Mais ce sont surtout les actes notariés, contrats de vente, contrats de mariages, inventaires après décès, etc. qui permettent de les situer avec précision.
Auberges de la Ville de Rouffach par François Boegly
Le prochain article à paraître sous obermundat.org Auberges de la Ville de Rouffach, sera signé François Boegly, dont le patient travail de recherche dans les actes notariés conservés aux Archives départementales de Colmar a permis de faire l’historique de près d’une quarantaine de ces institutions, dont seules trois ont poursuivi l’activité jusqu’à nos jours : L’Ours Noir, À la Chasse et Aux Trois Colonnes…Les plus anciens se souviendront encore de quelques autres disparues au siècle dernier: Au cheval Blanc, (disparu, entre l’hôpital civil et le Caveau à la Grappe), Aux deux Clés (la seule à avoir conservé son enseigne, tenue par madame Ebert, dans la rue Poincaré) ou encore À la Couronne (également rue Poincaré, tenue par madame Witz)… Quant aux autres, il n’en reste plus que le souvenir ou, parfois, si le bâtiment a été conservé, transformé en commerce ou en logements, subsiste un cartouche ou un bas-relief figurant son enseigne, un ours, une demi-lune…
Cet article sera l’occasion d’une promenade dans les rues et les ruelles du vieux Rouffach, à la découverte des nombreuses anciennes auberges, des tavernes et des cabarets… On pourra imaginer ces instants de la vie des hommes - et des femmes - lorsqu’ils s’y retrouvaient, pour clore en bonne compagnie une journée ou une semaine de travail, noyer leur tristesse, oublier les peurs ou les angoisses du quotidien.
Une auberge, taverne ou cabaret pour 50 habitants !
Le lecteur s'étonnera sans doute du grand nombre de débits de vin dans une ville de la taille de Rouffach dans laquelle on compte
- environ 2000 habitants en 1603
- 1800 en 1663
- 2500 en 1698
Ce qui fait tout de même, si l'on se tient à 40 établissements, une moyenne d'une auberge, taverne ou cabaret pour 50 habitants, femmes et enfants compris! Certes, d'une manière générale, les vins de l'époque ne titraient pas le même volume d'alcool que ceux d'aujourd'hui et restaient entre 7 et 9 degrés... mais on sait aussi que le consommateur compensait largement ce faible titre par les quantités absorbées que l'on estime jusqu'à trois litres de vin par jour et par personne ! C'est à peu près ce que l'on servait quotidiennement aux pensionnaires des hôpitaux et de la léproserie ...
Le vin, et l’alcool de manière générale, désinhibe et procure une sensation de détente et de plaisir, bienvenue en ces temps souvent difficiles. Aux débuts de l’ère moderne (du début du XVIème à la fin XVIIIème), l’ivresse et l’ivrognerie s’inscrivent dans une culture profondément ancrée dans une société dans laquelle l’enivrement collectif, festif et sociabilisant est permis. Et les autorités religieuses et politiques n’en triompheront pas… le souhaitaient-elles d’ailleurs vraiment et était-ce souhaitable?
Gérard Michel
Sources :
- A.M.R.: Livres censiers, protocoles du Magistrat
- A.D.H.R.: Actes notariés
- Matthieu LECOUTRE, thèse pour obtenir le grade de Docteur de l’Université de Bourgogne / Histoire moderne juin 2010 : Ivresse et Ivrognerie dans la France moderne (XVIe-XVIIIe SIÈCLE)