Des inspecteurs des poids et des mesures, déjà !
A Rouffach, les qualités des marchandises proposées au chaland dans les boutiques et sur les étals ont de tout temps été très soigneusement contrôlées. Parmi les offices que se partagent les 15 conseillers du Magistrat, figurent en bonne place les fonctions de «Schauer», littéralement « regardeurs, observateurs », contrôleurs dirions-nous aujourd'hui. Leur tâche consiste à examiner, à inspecter les produits et les denrées proposés à l'étal et à vérifier leur conformité à un « cahier des charges » défini par l’usage et la tradition ou par une décision du Magistrat ou des autorités de la Régence. Leur compétence les amène également à vérifier les poids et les outils de mesure, l’aune en particulier, que les commerçants utilisent dans leur échoppe pour la mesure des tissus, et, en cas de fraude avérée, à dresser contravention.
Le contrôle des poids et des mesures était une charge importante dans l'administration de la Ville: cet office municipal (ein Statt Ampt) était concédé à des conseillers du Magistrat pour un mandat d’un an au moment de la prestation des serments, le lendemain du jour des Trois-Rois. En 1595 par exemple, ont été nommés comme visiteurs des poids et des balances deux conseillers du magistrat, c’est dire l’importance que l’on attachait à cette fonction : Hans HEÜSSLEIN et Clade RUDENEY, et un autre comme visiteur des aunes « Ellen » Mathis HEINZ (A.M.R. B.B. 125).
Avant le système métrique...
Le système métrique que nous connaissons aujourd’hui a été fondé par la loi du 18 germinal an III, le 7 avril 1795, mais il ne fut appliqué réellement qu’à partir de 1840.
Auparavant les mesures, de longueur, de superficie, de capacité de grains, de capacités de liquides ou les mesures de bois coupé, diffèrent d’une seigneurie à l’autre. Ainsi, deux villes voisines mais appartenant à des seigneuries différentes, pouvaient avoir des mesures différentes : l’aune de Rouffach était différente de celle d’Ensisheim ou de Guebwiller… Et même, dans la même ville, l’aune qui servait à mesurer le drap pouvait être différente de celle qui permettait de mesurer le lin!
Alors comment faisait-on ?
Le poids-étalon était suspendu contre la façade ouest de l’église Notre-Dame et les traces de la coudée-étalon de Rouffach sont encore visibles aujourd’hui, à gauche du portail principal : chacun pouvait y vérifier si on ne l’avait pas trompé dans le poids ou la mesure !
Bien sûr, on ne venait pas y contrôler chaque achat de tissu ou de viande, mais on pouvait y vérifier, si nécessaire, la conformité des instruments de mesure. Il s’agit d’une mesure étalon, une grandeur de référence d’après laquelle étaient fabriqués les aunes des drapiers et les poids des marchands qui les utilisaient dans leur boutique.
L’aune-étalon du mur sud de l’église Notre-Dame.
Ces mesures étalon se trouvent le plus souvent suspendues ou scellées dans la pierre d’une église. Peut-être parce que le lieu officialise leur usage, sûrement parce qu’il s’agit d’un point central par rapport aux commerces de la ville et surtout parce que la place devant l’église est un lieu de marché.
L’aune de Rouffach scellée dans la façade ouest de l'église n’est plus complète mais on peut facilement imaginer ce qu’elle a pu être :
deux pièces de fer sont scellées dans la pierre et en délimitent la longueur. Sur la pièce de gauche subsiste une « pince » et on peut imaginer que celle de droite disposait de la même pince : une règle métallique aujourd’hui disparue, de la longueur de l’aune officielle, pouvait alors être pincée entre ces deux dispositifs, et retirée pour s’en servir. Mais rien ne prouve, à l’état actuel des recherches sur le sujet, que tel était le cas… Une aune amovible, qui permettait également de la mettre en sécurité, ce qui serait un cas assez rare : la plupart des aunes conservées sur les façades des églises sont scellées et restent à demeure.
Tout cela rend hasardeuses les conclusions sur la mesure de l’aune de Rouffach :
- si l’on prend la mesure hors-tout, on trouve 56,4 centimètres
- si l’on prend la mesure intérieure, celle que devait avoir le segment de fer pris dans les pinces, on trouve 55,2 centimètres, auxquels il conviendrait encore d'enlever quelques millimètres pour lui laisser un peu de jeu..
Alors, laquelle de ces deux mesures est la bonne ? Nous ne disposons malheureusement pas d'éléments suffisants pour fournir une réponse satisfaisante...
Dans un article paru dans Revue Géographique de l'Est en 2003, Le Bickenberg à Osenbach (Dominique Schwartz, Laurence Bernardy, Claire Jouve-Litaudon et Anne Vonna) Jacques EHRHART avance pour la mesure de la coudée de Rouffach 54,1 centimètres... Nous n'en sommes pas très loin, si effectivement on soustrait quelques millimètres de jeu...
Quant à l'abbé A. Hanauer dans ses incontournables Etudes Economiques sur l'Alsace ancienne et moderne,(1876) tome II Denrées et salaires, il donne pour l'aune de Rouffach 0,546 mètres et pour le pied de Rouffach 0,3039 mètres!
Mais finalement, est-ce si important que cela? Notre propos est surtout de rendre le passant ou le visiteur attentif à ce vestige du temps passé et d'inviter le lecteur à imaginer la vie qui a pu tourner autour de ces quelques bouts de ferraille... les échoppes des artisans, les étals des marchands et l'animation bruyante et colorée des jours de marchés et de foires...
On peut imaginer les multiples litiges, les interminables discussions et les disputes sans fin causés par la diversité de poids et de mesures: comment faisaient par exemple les marchands "étrangers" qui devaient, pour chaque marché dans une autre ville, mesurer leur drap? si un tissu était vendu à un certain prix / l'aune à Rouffach, à combien l'aune du même tissu était-il vendu à Munster où l'aune avait une longueur différente?
Un peu en-dessous de cette aune en métal est gravée dans la pierre ce qui semble être une autre mesure, cette fois de 86,4 centimètres. De quoi s’agit-il ? Une aune pour le drap, une autre pour le lin?
Poids étalon ou Klapperstein?
Toujours sur la façade ouest, on aperçoit scellé dans le mur, un solide crochet de fer. Il n’est pas impossible qu’ait été accroché là le poids étalon. Mais dans d’autres villes où la présence de ce poids est attestée, on découvre toujours sous le crochet les traces creusées dans la pierre tendre par le balancement de ce poids au bout de sa chaîne : rien de tel à Rouffach.
Mais peut-être est-ce à ce crochet que Maître Ginther, le bourreau de la ville, accrochait le Klapperstein, la lourde pierre d’infamie, qu’il suspendait au cou des bavard(e)s et mauvaises langues?
Cette pierre à disparu mais les attestations de son usage sont fréquentes dans les archives : il y est dit que c’était le bourreau qui décrochait cette pierre du mur de l’église et devait la remettre lui-même à sa place, bien en vue…
Ce serait, selon Pierre-Paul Faust, une reproduction de cette pierre qui se trouve sculptée dans l’angle gauche de la façade de l’ancien hôtel de ville, là où se réunissait le Conseil dont l’une des principales attributions était de rendre la justice : d’où peut-être ce rappel dissuasif ?
Gérard MICHEL
photos G.M.
Pour en savoir plus:
Poids et mesures dans l'Alsace d'autrefois de Jean-Michel BOEHLER
édité par la Fédération des sociétés d'histoire de d'archéologie d'Alsace 2010