L'église Notre-Dame de Rouffach en 1868
Dessin de l'architecte Maximilien Mimey
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Un des plus purs exemples de l’art des empereurs saliens, entre 1024 et 1125…
Au XIème siècle Rouffach possédait une église romane remarquable, un des plus purs exemples de l’art des empereurs saliens [1] Conrad II [2] et Henri III [3]. En cette fin du XIème siècle, la ville était prospère et densément peuplée. Le futur Henri V [4] qui s’était révolté contre son père [5] en 1106, s’installa dans la cité avec toute sa suite et ses soldats. Les bourgeois de Rouffach, mécontents du mauvais comportement de ces hôtes encombrants, se révoltèrent et forcèrent Henri V à fuir la ville, abandonnant dans sa hâte les insignes de sa royauté. Le roi, furieux, jura de détruire la ville. On ignore s’il y est parvenu et si l’église, du dernier quart du XIème siècle, a été épargnée.
Et si l’église gothique d’aujourd’hui avait repris la structure de l’église romane primitive et se cachait en partie dans celle d’aujourd’hui ?
La chaîne Arte rediffusait récemment un documentaire de Marc Jampolsky sur le Mont Saint Michel : Mont-Saint-Michel - Le labyrinthe de l’archange. Un documentaire de plus, sur le Mont ? Je ne l’avais pas vu lors de sa première diffusion en 2017. A cette époque, à l’occasion d’un nouveau chantier de restauration, archéologues, historiens et scientifiques s’étaient de nouveau penchés sur les énigmes de ce lieu unique.
J’ai retrouvé un article dans CNRS Le Journal, Le Mont Saint Michel livre de nouveaux secrets, par Laure Cailloce, journaliste scientifique, du 21.12.2017 : son auteur y explique les découvertes dans la crypte du Mont, dite « des gros piliers ». En 1421, le chœur de l’église romane s’est effondré et avec lui, une partie de la crypte qui le supportait. Le chœur et la crypte ont été reconstruits au XVe siècle dans le plus pur style gothique. Mais, selon l’historien Yves Gallet, professeur d’histoire de l’art médiéval à l’Université de Bordeaux-Montaigne, une partie des piliers du chœur roman auraient résisté à l’effondrement et auraient été « chemisés » - renforcés - pour pouvoir supporter le chœur gothique. Cette hypothèse sera confortée par l’utilisation du géo-radar (GPR) qui révèlera effectivement la présence d’un noyau de maçonnerie roman à l’intérieur des piles gothiques !
Quel rapport avec l’église de Rouffach ?
Une des piles du carré du transept
J’ai toujours été impressionné et intrigué par le volume des piles du carré du transept qui soutiennent la coupole et la tour octogonale qui le dominent. Ce transept, rappelons-le, est roman, il est un vestige d’un important monument du onzième siècle, une église de dimensions hors norme, si l’on considère la hauteur du transept et des deux niches qui en subsistent.
Du chœur roman, il ne subsiste rien, en dehors de quelques fragments de maçonnerie et un corbeau, visibles de l’extérieur.
Vestiges de la démolition du chœur roman...
Ce chevet roman avait donc sensiblement la même largeur que le chœur actuel, mais il n’en avait sans doute pas la même profondeur et possédait vraisemblablement un plafond plat ou un couvrement en charpente apparente. La croisée du transept forme un carré, les bras reprennent ce carré et il est fréquent que l’église romane, en forme de croix latine, répète pour le chœur le même carré et un multiple du carré pour la nef. On peut donc imaginer le chevet de Rouffach de même profondeur que ce carré ? Avec un chœur plat ou précédé d’une abside semi-circulaire ? Seules des fouilles pourraient apporter une réponse…
Plan de l’église 1866 Mimey
Peut-être à la suite d’un incendie,[6] comme l’écrivent certains auteurs, il fut décidé de reconstruire le chevet en le prolongeant : c’est le chevet actuel avec ses trois travées gothiques et son abside, que l’on date du dernier quart du 13ème siècle.
Mimey 1868
Qu’en était-il de la croisée du transept à l’époque romane ? Un couvrement en charpente en bois apparente, un plafond charpenté plat ? Il est difficile de déterminer si cette église romane de Rouffach possédait ou non un clocher au-dessus de cette croisée : la réponse à cette question reste suspendue à celle que pose la façade ouest : si la nef de l’église de Rouffach était initialement fermée par une façade simple, on peut supposer qu’un clocher carré ou octogonal se dressait au-dessus de la croisée, car les églises sans clocher sont rares en Alsace au XIème siècle.
Lorsque fut décidé de remplacer les anciennes charpentes en bois par des voûtes en pierre afin de protéger l’église du feu, qu’en était-il de cette croisée ? Dans son article, Die grosse Kirche von Ruffach, Hans Reinhart note qu’elle était surmontée d’un dôme sur trompes [7], fermé par une voûte d’ogives à huit pans et que les côtés latéraux de la trompe, non couverts par les toits, étaient percés par des oculi aujourd’hui murés :
„Die Vierung wurde von einer Kuppel auf Kegeln überragt, die von einem achtarmigen Gewölbe geschlossen wurde; die Seiten der Trommel an den Seiten, die nicht von den Dächern bedeckt waren, waren mit Augenhöhlen versehen, die jetzt versperrt sind.“
Qu’en disent les archéologues du bâti médiéval, aujourd’hui ?
A quoi ressemblait la nef de cette église romane primitive ? On n’en sait rien et on ne peut, à ce sujet, que se livrer à des conjectures…
Cependant, une fois admise la largeur du chœur roman égale à celle du chœur actuel, ne peut-on pas imaginer que les colonnes à l’entrée et à la sortie de la croisée du transept roman étant dans l’exact prolongement des murs du chœur, que les colonnes et piles de la nef, romane, auraient pu suivre le même axe ? Quant aux murs des collatéraux, qui se trouvent aujourd’hui dans l’axe du milieu des absides du transept, pourquoi ne seraient-ils pas les murs de l’église primitive romane ? Sur quelle longueur ? Vu la hauteur intérieure de l’édifice, nécessairement proportionnée à celle du transept roman conservé, l’église devait être de taille imposante : la croisée du transept étant de plan carré, la longueur de la nef aurait pu être de trois de ces carrés, trois travées voutées d’arêtes ou en berceau, c’est-à-dire qu’elle aurait pu s’arrêter après la troisième travée actuelle. Que pouvait-il y avoir à la suite ? Une façade occidentale à deux tours comme le suggère Rudolf Kautzsch ?
Et pourquoi, lorsque l’église fut voutée au 13ème siècle, en remplacement des voûtes romanes ou peut-être même d’un plafond plat en lambris, n’aurait-on pas fait l’économie d’une reconstruction complète en conservant les piles romanes ? Une croisée d’ogives en arc brisé impose des contraintes de forces nouvelles sur les murs, c’est la raison pour laquelle ont été ajoutés les arcs-boutants qui s’appuient sur les murs de la nef. Les contraintes sont différentes également sur les piles qui devaient supporter des charges plus importantes.
Plutôt que de les remplacer, ne pourrait-on pas les avoir conservées, une sur deux, comme celles de la crypte du Mont, en les chemisant, pour aboutir à cette alternance de colonnes dont le plan est un cercle, et de piles fasciculées plus massives entourées de multiples colonnettes assemblées en faisceau ?
En résumé, l’implantation au sol et le plan intérieur de l’église romane primitive pourrait correspondre à celle de l’église actuelle…
Tentative de reconstitution de l'église primitive:
Selon Rudolf Kautzsch Der romanische Kirchenbau im Elsass (1944), propose la reconstitution suivante:
„Mit den Maßen der Querhausflügel des 11. Jahrhunderts sind -zum mindesten annähernd- auch die Maße der ganzen verschwundenen Kirche gegeben: das Mittelschiff wird dieselbe Höhe und Breite gehabt haben; die Länge dürfen wir getrost der des heutigen Mittelschiffs gleichsetzen. Ergänzen wir dazu Chorquadrat und große Apsis und vermutungsweise eine zweitürmige Westfront sowie einen Vierungsturm, so haben wir die Umrisse der ganzen Kirche. Und da wir immer wieder beobachten können, wie man sich bei der Erneuerung einer Kirche sehr garn an die Anlage der ältesten Kirche hielt, die man durch einen Neubau ersetzte, so ist es sehr wahrscheinlich, dass unsere Rekonstruktion das Richtige triff.“
"Les dimensions des bras du transept datant du XIe siècle nous donnent une idée assez précise de celles de l'église disparue. La nef centrale avait probablement la même hauteur et la même largeur. Quant à sa longueur, nous pouvons raisonnablement l'estimer égale à celle de la nef actuelle. En ajoutant à cela le chœur carré, une grande abside, une façade ouest à deux tours et un clocher à la croisée du transept, nous obtenons un plan d’ensemble de l'église. Il est très probable que notre reconstitution soit fidèle à l'original, car nous constatons souvent que les reconstructions d'églises respectent étroitement la disposition des bâtiments les plus anciens qu'elles remplacent."
Cette reconstitution est évidemment très séduisante, mais elle ne repose que sur des hypothèses, qui ne pourraient être confirmées que par des fouilles !
Rudolph Kautsch écrit également que l’église romane aurait, en dehors du transept, été entièrement démolie :
„Der heutigen Kirche ging darnach ein Bau des 11. Jahrhunderts voraus, von dem die beiden Querhausflügel erhalten blieben, als man im 13. Jahrhundert das übrige abriss und durch einen vollständigen Neubau ersetzte.“
"L'église actuelle a été précédée par un édifice du XIe siècle, dont les deux bras du transept ont été conservés lorsque, au XIIIe siècle, le reste a été démoli et remplacé par une construction entièrement nouvelle."
Et si l’église primitive n’avait pas été (entièrement) démolie ?
Et si l’église actuelle n’était pas « ein Neubau » du treizième siècle, une construction entièrement nouvelle ?
Les absides et les murs du transept, partie basse et partie hautes, sont romanes, c’est incontestable. Les murs actuels de la nef, dans leur partie basse, sont très vraisemblablement les murs d’origine de l’église romane, consolidés par les contreforts du 13ème siècle, rendus indispensables lors du voûtement de la nef. La porte sud et la porte nord, ainsi que le décor sculpté qui orne la porte sud et les frises qui surmontent ces deux mêmes portes, dont plusieurs auteurs écrivent qu’il s’agit de pièces « rapportées », pourraient être et sont, à mon avis, des éléments romans, à leur place d’origine, dans un mur roman …
Le plus majestueux édifice de la seconde moitié du XIe siècle en Alsace...
Même si certaines des hypothèses de Rudolph Kautzsch peuvent être discutées, deux de ses affirmations se sont imposées dans la communauté scientifique étudiant l'église romane de Rouffach, et nous les avons gardées pour conclure cette petite étude:
„Es ist überaus betrüblich, dass wir die Rufacher Kirche nicht mehr haben. Ihre Abmessungen müssen, das lehren die auf uns gekommenen Querhausflügel, sehr beträchtlich gewesen sein. Wenn wir mit der Annahme, dass die heute stehende Kirche die untergangene romanische Anlage in gotischen Formen wiederholt, das Richtige Treffen, dann ist diese romanische Kirche in Rufach der stattlichste Bau der zweiten Hälfte des 11. Jahrhunderts in Elsass gewesen. »
« Il est infiniment regrettable de ne plus pouvoir admirer l'église de Rouffach. Ses dimensions, d'après les vestiges des bras du transept qui subsistent, devaient être d'une ampleur impressionnante. Si nous ne nous trompons pas en imaginant que l'église actuelle reprend les lignes de l'édifice roman d'origine dans un style gothique, alors cette église romane de Rouffach était le plus majestueux édifice de la seconde moitié du XIe siècle en Alsace. »
Gérard Michel
Dans son ouvrage de 1944, Rudolph Kautzsch publie cette photo d'un linteau de porte qu'il attribue à cette église romane de Rouffach et date de la même époque. A l'époque de la photo, ce linteau aurait été réemployé à Rouffach comme linteau de porte d'un jardin. J'ai lancé il y a quelques semaines un appel à témoin sur Facebook qui est resté sans réponse:
Portalsturtz de Rouffach Kautzsch , im. 75
Dans le même ouvrage, l'auteur publie une photographie d'un chapiteau roman qui aurait appartenu à l'église romane de Rouffach et qui est aujourd'hui conservé au musée Unterlinden de Colmar:
Kapitell aus Rufach Kautzsch, im. 76
Bibliographie et sources :
- Rudolph Kautzsch: Der romanische Kirchenbau im Elsass (1944)
- Dieter Graf: Die Baugeschichte der Marienkirche zu Rufach (1964)
- Hans Reinhart: Die grosse Kirche von Ruffach
- Jean-Philippe Meyer: L'église romane de Rouffach: architecture et décor sculpté du début du XIIème siècle. dans Cahiers alsaciens d'Art et d'Histoire 2018
Notes:
[1] Saliens : Dynastie de la Franconie rhénane (dite aussi dynastie salique ou franconienne), dont quatre représentants régnèrent sur le Saint Empire romain germanique entre 1024 et 1125. Conrad II, Henri III, Henri IV et Henri V (se succédèrent en ligne directe.
[2] Conrad II : 1024 -1034 Conrad II du Saint-Empire, appelé Conrad II le Salique1, est né vers 990 et mort le 4 juin 1039 à Utrecht. Il est élu roi de Germanie et roi des Romains à Mayence en 1024, succédant à Henri II du Saint-Empire dit le Saint, dernier de la dynastie saxonne des Ottoniens. Il est couronné empereur romain germanique le 26 mars 1027 à Rome.
[3] Henri III : 1039 – 1056 Henri III, dit le Noir (né le 28 octobre 1017 et mort le 5 octobre 1056) est prince de la dynastie franconienne, fils de l'empereur Conrad II le Salique et de Gisèle de Souabe. Il est élu roi des Romains en 1039 et couronné empereur des Romains en 1046.
[4] Henri V (1081-1125) empereur germanique (1106-1125)
Fils de l'empereur Henri IV, Henri V avait été couronné roi en 1099. Bien qu'il fût l'héritier en titre de l'Empire, il se révolta contre son père, de 1104 à 1106. Par la ruse, il obtint que ce dernier se défît de son armée, se saisit alors de lui, l'emprisonna et se fit donner les insignes royaux (Reichsinsignien) qui lui permirent de se faire couronner à nouveau en 1106.
[5] Henri IV (1050-1106) empereur germanique (1056-1106) Fils de l'empereur Henri III et d'Agnès de Poitiers, élu roi des Romains à trois ans, héritier légitime du trône d'Allemagne, Henri IV était le petit-fils du puissant duc d'Aquitaine qui avait décliné la couronne d'Italie et protégeait Cluny. Le plus grand des abbés de Cluny, Hugues (1049-1109), fut son parrain et son conseiller.
[6] ...
[7] Coupole sur trompes : En architecture romane, une trompe est un élément architectural qui joue un rôle essentiel dans la transition entre une base carrée et une structure circulaire, comme une coupole. Visuellement, elle ressemble à une portion de voûte en forme de coquille, souvent placée en encorbellement dans les angles d'un carré. La fonction principale d'une trompe est de permettre un passage harmonieux d'une forme géométrique à une autre. Elle permet ainsi de soutenir une coupole sur une base carrée, qui est la forme la plus courante pour les croisées d'églises romanes.
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