La chaire extérieure de l'église des franciscains de Rouffach, dessin de Ch. Winkler
Le Viollet-le Duc alsacien...
Délaissant pour quelques temps mes recherches sur des sujets rouffachois, je me suis intéressé à l’histoire de mon village d’Eguisheim, et plus particulièrement au Château Saint-Léon, serti dans son mur d’enceinte octogonal. Et là, j’ai retrouvé une connaissance : l’architecte qui a remodelé le château urbain d’Eguisheim pour en faire un mémorial à la gloire du pape Saint-Léon IX n’est autre que Charles Winkler, l’illustrateur de Kunst und Altertum in Elsass-Lothringen, un ouvrage que j’avais consulté en me documentant sur l’église Saint-Catherine de Rouffach. On lui doit notamment le dessin de la chaire extérieure bien caractéristique de cette église du couvent des Récollets.
J’ai alors essayé de faire plus ample connaissance avec Charles Winkler, et je me suis rapidement aperçu que du sud au nord de l’Alsace, ou alphabétiquement d’Altkirch à Wissembourg ou Zimmerbach, on trouve du Winkler partout ! Ici, je m’intéresserai davantage aux empreintes de Winkler aux alentours de Rouffach.
Jacques Mertzeisen
Biographie [1]
Karl Winkler est né en 1834 à Dinkelsbühl en Bavière. Jeune homme, il fait des études d'architecture à Munich puis à Nuremberg avant de se rendre à Paris à l'École des Beaux-Arts où il suit des cours d'histoire de l'art. Il travaille dans l’atelier de Jean-Baptiste Lassus 2], spécialiste de l'architecture médiévale. Quand éclate la guerre d'Italie de 1859, il s'engage dans l'armée française. Naturalisé français en 1864, il se marie et s'installe à Haguenau où il est nommé architecte municipal. Il adhère cette même année à la Société pour la conservation des monuments historiques d'Alsace dont il rejoindra le Comité en 1874.
Après la défaite de la France de 1870, Winkler est muté à Strasbourg et nommé architecte des Monuments historiques de Basse-Alsace par l'administration allemande. En 1874, il brigue la direction des services d'architecture d'Alsace-Lorraine mais n'obtient pas le poste, attribué à un fonctionnaire prussien. Il démissionne alors et s'installe à Colmar en architecte indépendant en 1875. Il garde la confiance de l'Oberpräsident von Möller [3] qui le charge de la conservation et de la restauration des monuments historiques d'Alsace. Travailleur infatigable et passionné, Charles Winkler conduit au cours de sa carrière la construction ou la restauration de nombreux édifices, religieux pour la plupart. Charles Winkler meurt à Colmar le 23 février 1908. Depuis 1904, il était président de la Société Schöngauer qui gère le musée Unterlinden.
Un style romantique
Charles Winkler est souvent surnommé « le Viollet-le Duc alsacien » en raison de l'importance quantitative de son œuvre et de sa marque sur la conservation des monuments historiques d'Alsace, mais aussi parce que lors de la restauration des bâtiments, il n'hésitait pas à y apporter des modifications ou ajouts parfois discutés.
Quand Winkler construit un édifice nouveau, c’est souvent dans les styles néo-roman ou néo-gothique. L’utilisation de la pierre de taille donne à ses bâtiments une allure puissante empreinte de romantisme. Des exemples caractéristiques du néo-roman sont l’église Saint-Morand d’Altkirch ou l’église Saint-Louis de Saint-Louis-lès-Bitche.
L'église néo-romane Saint Morand d'Altkirch
Pour le néo-gothique, les exemples abondent : églises Sainte-Geneviève de Mulhouse, Saint-Etienne de Cernay, Saint-Joseph de Colmar, Saint-Maurice de Mutzig, etc., et, proche de Rouffach, la nef de l’église de Pfaffenheim : nous nous y attarderons un peu.
La nef néo-gothique de Saint Martin de Pfaffenheim
Une histoire de clochers
L’église Saint-Martin de Pfaffenheim a changé d’aspect plusieurs fois au cours des siècles passés. Une gravure du XVIIIe siècle nous montre son chevet à 5 pans très ancien [4] avec ses contreforts, adossé à un clocher roman coiffé d’un toit simple à deux pans. Les arcatures et colonnettes relèvent un style roman d’inspiration italienne ou allemande, selon les termes de la notice du Ministère de la Culture.
Le chevet roman de Saint Martin de Pfaffenheim
Vers 1835, on jugea que cette église était trop petite : la nef romane fut détruite et remplacée par une nouvelle nef de vastes dimensions et un nouveau chœur à l’opposé du chœur roman qui fut conservé. « Fort mal construite » [5], cette nouvelle église dut être consolidée dès 1850 et le maire de Pfaffenheim fit appel à Charles Winkler pour corriger ses défauts. Winkler conserva les fondations de la nef de 1836 et fit élever une église de style néo-gothique voûtée d’ogives. Il dota la nouvelle construction d’un clocher majestueux atteignant une hauteur de 72 mètres (1893).
Saint Martin de Pfaffenheim après 1893
Malgré son aspect massif, ce clocher ne domina le village que durant un demi-siècle : le 5 février 1945, il fut détruit par des tirs malencontreux d’un char américain lors de la libération de Pfaffenheim [6]. De son clocher incendié, l’église Saint-Martin ne garda qu’un moignon jusqu’en 1972, quand fut construit un campanile de style contemporain sur les plans de l’architecte Bertrand Monnet [7]. Cette tour de béton aux lignes épurées, élevée à côté de la nef est surmontée d’un simple toit à deux pans censé évoquer le style roman initial de l’église [8]. Il lui faudra bien du temps jusqu’à ce qu’elle remplace le fier clocher de Winkler dans le cœur des habitants de Pfaffenheim…
Des restaurations critiquées
En sa qualité de conservateur des Monuments historiques, Charles Winkler a été amené à retoucher ou consolider un bon nombre de monuments du patrimoine alsacien. Aux alentours proches de Rouffach, on peut citer l’église Saint-Pantaléon de Gueberschwihr. La nef néo-romane a été dessinée par Jean-Baptiste Schacre en 1878. Winkler lui a succédé pour superviser les travaux de construction de cette nef et il a consolidé le clocher roman du XIIe siècle [9].
À Sélestat, il a rétabli la symétrie des tours de la façade de l’église Sainte-Foy et il les a coiffées de chapeaux rhomboïdaux [10] évoquant la cathédrale de Spire, une forme que l’on ne trouvait pas en Alsace au Moyen Âge. Cette initiative lui a valu les critiques de Georg Dehio, historien d’art qui affuble son titre de « Conservator » de guillemets dans son Handbuch der Deutschen Kunstdenkmäler [11].
L’église Saint-Thiébaut de Thann est un joyau du gothique flamboyant alsacien… une partie de ses dentelles de pierre est due à l’imagination de Charles Winkler : lors de sa restauration de 1887 à 1895, il a fait surmonter les contreforts de pinacles hérissés pour renforcer son caractère gothique. Ces ajouts lui ont été reprochés par les français après 1918 dans un contexte de nationalisme attisé [12].
Saint-Thiebaut de Thann
Un projet pour Strasbourg
Le mouvement néogothique ou Renaissance gothique a connu son apogée à la fin du XIXe siècle, ponctué par l’achèvement de la cathédrale de Cologne en 1877. Après cette réalisation, des architectes ont proposé de compléter de même la cathédrale de Strasbourg par la construction d’une deuxième flèche. Charles Winkler est de ceux-là : en 1880, il présente son projet pour l’achèvement de Notre-Dame. De prime abord, le plan de l’élévation de la façade ouest rétablit juste une symétrie, mais à bien y regarder, on s’aperçoit que sa deuxième flèche présente des différences de style par rapport à l’existante et que des modifications affectent le troisième niveau de la façade.
Projet de Ch. Winckler pour l'achèvement de Notre-Dame de Strasbourg
On dit que Bismarck exprima de l’intérêt pour ce projet de Winkler qui aurait pu symboliser la grandeur de l’Allemagne dans une Alsace rattachée à l’empire germanique. Ces projets furent cependant tous abandonnés quand on s’aperçut que la reprise des fondations du pilier nord était plus urgente. Ces travaux de consolidation durèrent de 1911 à 1926.
Au XXe siècle, l’architecture néogothique était souvent décriée pour son excès de romantisme. J’avais, pour ma part, un préjugé peu favorable pour ses œuvres. Cette étude et une visite de l’église de Pfaffenheim à l’occasion des journées du Patrimoine 2021 ont su infléchir mon regard.
Jacques Mertzeisen septembre 2021.
Je remercie MM. François Igersheim et Romain Siry pour leur aide à la documentation de cet article.
Illustrations :
- La chaire extérieure de l’église des Récollets de Rouffach, dessin de Charles Winkler in Kunst und Altertum in Elsass-Lothringen (F.X. Kraus).
- L’église du prieuré Saint-Morand d’Altkirch, photographie de Marie-Georges Brun in Base Numérique du Patrimoine d’Alsace, CRDP de l’Académie de Strasbourg.
- L’intérieur de l’église Saint-Martin de Pfaffenheim, photo : www.tourisme -eguisheim-rouffach.
- Vue extérieure de l’église de Pfaffenheim (vers 1820 ?) Jacques Rothmuller, Lithographie, frères Frick in Images d’Alsace, Collection numérique de la BNU de Strasbourg.
- Aspect de l’église de Pfaffenheim en 1894. Dessin de Charles Winkler, Nos plus belles randonnées en Alsace,online. (Image retravaillée)
- La collégiale Saint-Thiébaut de Thann, encre sur lavis de papier, Charles Winkler 1892. (Source Docplayer).
- Charles Winkler, Projet pour l’achèvement de la façade ouest de la cathédrale de Strasbourg. (Source Wikipédia).
Bibliographie, liens :
- François Igersheim : Charles Winkler in Nouveau dictionnaire de biographie alsacienne ; Charles Winkler, architecte des Monuments historiques et conservateur in patrimoine DRAC Grand Est, Openedition, online.
- Édouard Sitzmann: Dictionnaire de biographie des hommes célèbres d'Alsace, tome 2, Rixheim, 1909–1910. page 1005, online.
- Association Archi-Strasbourg : Personne:Charles Winkler, in Archi-Wiki. online.
- Vosges du Nord : L'église Saint-Louis de Saint-Louis-lès-Bitche ou l'idéal néo-roman selon Charles Winkler, online.
- Romain Siry : Il y a 75 ans, la libération du Village in Bulletin communal de Pfaffenheim, janvier 2020, online.
- Nicolas Lefort, La réintégration des monuments historiques de l’Alsace dans le patrimoine françaisin Revue d'Alsace 144/2018, online.
- Pierre-Olivier Benech, Achever la cathédrale ? À la recherche d’une flèche sud, in Documentation et patrimoine du Grand Est,
- Wikipédia : Château Saint-Léon d’Éguisheim, Charles Winkler (architecte), Style néogothique.
Sources:
- [1] François Igersheim in Nouveau dictionnaire de biographie alsacienne (1982-2003).
Edouard Sitzmann, Dictionnaire biographique des hommes célèbres d’Alsace, Rixheim 1910. - [2] Jean-Baptiste Lassus fut également un maître à penser d’Eugène Viollet-le Duc.
- [3] Eduard von Möller (1814-1880) : haut fonctionnaire de l’Empire allemand qui fut président de l’Alsace-Lorraine de 1871 à 1979.
- [4] Construit dans les années 1215 à 1225 selon la notice IA68004313 de la Base Mérimée.
- [5] Marie-Philippe Scheurer, notice IA68004313 de la Base Mérimée.
- [6] Voir Romain Siry, Il y a 75 ans : la libération du village in Bulletin Communal de Pfaffenheim, janvier 2020, page 28, online.
- [7] Bertrand Monnet, in Documentation et patrimoine DRAC du Grand Est, online.
- [8] Voir Nicolas Lefort, Rendre à l’Alsace son beau visage, la reconstruction après 1945, in Revue d’Alsace, 142|2016, alinéa 70, online.
- [9] Route romane d’Alsace, Église Saint-Pantaléon de Gueberschwihr, online.
- [10] Des toits à 4 pans en formes de losanges.
- [11] François Igersheim, Charles Winkler, architecte des Monuments historiques et conservateur in Documentation et patrimoine DRAC Grand Est, Openedition.
- [12] Nicolas Lefort, La réintégration des monuments historiques de l’Alsace dans le patrimoine français in Revue d'Alsace 144/2018, online.
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