La sainte famille au repos pendant la fuite en Egypte (Musée Unterlinden Colmar)
Errare humanum est, perseverare diabolicum : l'erreur est humaine, persévérer (dans son erreur) est diabolique…
Un paragraphe de l’article publié le 29 décembre 2020, Le clocher tors de l’église Notre-Dame de Rouffach, dont le sujet était la flèche de la tour sud, démolie avant les grands travaux du XIXème siècle, a suscité des remarques de lecteurs qui m’ont permis de revoir et corriger ma copie. Voici le paragraphe en cause :
Ce clocher de la tour Sud de Rouffach n’a pas été conservé et pour cause : s'il était vrillé, cela ne devait rien à la volonté et à l'art d’un maître charpentier qui aurait voulu réaliser là son chef d’œuvre, mais à sa mauvaise construction et à sa vétusté : il représentait même un danger permanent et il était plus qu'urgent d'intervenir !
C'était là une conclusion hâtive, en commentaire du rapport de l’architecte colmarien P.F.Janinet sur l’état de l’église, dressé le 2 juillet 1816 :
La tour dont il vient d’être question est surmontée actuellement par une flèche couverte en tuiles, dont la charpente est en sapin : font craindre à chaque instant qu’elle ne vienne à s’écrouler. Les pièces principales qui la soutiennent sont entièrement pourries par leur pied, leur inégale résistance a fait éprouver à toute la charpente un mouvement de torsion, en sorte que la flèche a perdu son aplomb et penche considérablement du côté de la place où se tiennent les marchés publics.
Les images de l’église Notre-Dame qui nous sont parvenues :
Cette représentation de l’Eglise Notre-Dame de l’Assomption (1839 Bichebois d’après Rothmüller) ne permet pas d’aboutir à une conclusion : la flèche semble plutôt droite, mais la légende sous l’image dit bien « Bichebois, d’après le croquis de J. Rothmuller » : si Jacques Rothmüller (1804-1862) a pu travailler sur le motif, ce n’était sans doute pas le cas de Bichebois, qui lui, a interprété un « croquis ». Par contre on voit bien que cette flèche est posée sur un socle qui semble réserver un espace de circulation autour d’elle, protégé par un garde-corps de pierre, réalisés par maître Hans, tailleur de pierre (contrat de 1515, A.M.R. CC 65).
Cette assise au sommet de la tour sud, nous la retrouvons sur une vue de Rouffach de 1582 (A.D.H.R. 3 G / 34) dont voici un détail :
On y voit la flèche de la tour centrale équipée d’une curieuse construction en encorbellement, un poste de guet ? A droite de cette tour, la tour sud, surmontée d’une flèche : hexagonale, octogonale, torse ou pas, le dessin ne le montre pas. Il est vrai que ce plan de 1582 n’est pas une vue d’artiste, mais une pièce dans l'un des multiples et incessants litiges, arbitrages et procès opposant l'évêque de Strasbourg aux Schauenburg, au sujet des moulins ou des limites et droits d'usages dans les forêts.
Ni le « plan » de Sebastian Münster de 1548 ni celui de François de Belleforest de 1575 (réalisé d’après celui de Münster), n’apportent de réponse à la question posée : tors ou pas tors ?
Le plan ci-dessus, de Braun-Hogenberg [1] de 1590, est une interprétation assez libre du plan de Münster, qui présente sur la tour sud un étage surmonté d’une flèche qui dépasse largement la hauteur de celle de la tour centrale, une flèche dessinée droite…
La vue de Rouffach à l’arrière-plan de La sainte famille au repos pendant la fuite en Egypte du 17ème siècle, conservée au Musée Unterlinden de Colmar, présente une tour sud particulièrement trapue surmontée d’une flèche qui ne permet pas de distinguer de détails :
La vue de Rouffach, photographie d’Adolphe BRAUN [2] dans publiée dans L'Alsace photographiée (A.D.H.R.) ne laisse aucun doute, la flèche est bel et bien vrillée : non pas vrillée accidentellement à la suite d’un affaissement de la charpente mais conçue et réalisée comme telle.
Habituellement, les clochers octogonaux en bois sont constitués d’une pièce maîtresse, le poinçon, une poutre centrale verticale sur laquelle repose le poids de la charpente. Le clocher repose sur ce poinçon qui lui-même repose sur des poutres assemblées en croix, l’enrayure, posées sur la maçonnerie. Si ces poutres se déforment et fléchissent, sous l’effet du poids et / ou du pourrissement dû à l’humidité, ou si le poinçon se vrille, cela entraîne les autres éléments de la charpente dans une torsion de l’ensemble et la flèche sera vrillée
Le rapport de l’architecte P.F.Janinet sur la flèche note le mauvais état des « pièces principales qui la soutiennent ». La charpente est en sapin et la couverture est en tuiles, donc plus pesante que couverte d’ardoise. Il est donc plus que probable que l’ensemble ait perdu son aplomb et soit devenu fragile et menaçait de s’effondrer.
Une lecture superficielle de ce rapport peut amener à la conclusion que si cette flèche était torse c’était à cause de sa vétusté et sa mauvaise construction… une conclusion induite par l’emploi du mot torsion.
Mais une observation attentive des documents du dix-neuvième siècle qui la figurent ne laissent que peu de doutes : cette flèche était bel et bien torse, non par accident mais par sa construction. Le plan général qui la représente sur l’une des photos d’Adolphe Braun (1859) montre un tracé parfaitement régulier des arêtiers qui ne peut être l’effet d’un accident.
L’extrémité de la flèche apparaît cependant inclinée sur cette photo : est-ce un effet d’optique ?
La photo d’Adolphe Braun de la façade ouest montre la base de la flèche en gros plan. Un agrandissement de cette partie révèle des irrégularités dans l’alignement des tuiles qui pourraient être le signe des fragilités notées par l’architecte Janinet et de réparations de fortune…
Cette autre vue, une gravure d’un auteur inconnu et non datée, représente une flèche contournée en spirale, à la manière d’un sucre d’orge, une interprétation d’artiste certainement éloignée de la réalité et assez peu fiable
Une dernière, la reproduction d’une aquarelle du dix-neuvième siècle, qui représente l’église d’avant 1850, puisque les « baraques » qui y étaient adossées n’ont pas encore été démolies :
La flèche y est représentée bien vrillée… Mais cette vue a-t-elle été dessinée sur le motif, ou inspirée par une autre image, ou peut-être une photographie ? La perspective utilisée rappelle étrangement celle d’une des vues de Braun…
Restons-en donc aux documents les plus fiables, les photographies d’Adolphe Braun qu’on ne pourra pas accuser d’arrangements avec la réalité.
Merci à Marc Grodwohl dont les précieuses remarques ont suscité cette mise au point, et pardon d’avoir égratigné le mythe du clocher tors de l’église Notre-Dame de Rouffach !
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Pour le plaisir de la lecture, voici le devis pour la construction de cette flèche (Helm) en 1515 :
Den helm uff dem nuwen thurn verdingt...
Anno D° XVCXIIII, uff sant Niclaus tag, ist Meister Hansen von Rontwil,
dem Zÿmerman und Werckmeister zu Sultz, durch den edlen und
vesten Junckher Jergen von Radtsamhusen zum Stein Vogt, ouch Schultheißen
und Radt zu Rufach ein nuwen Helm uff dem nuwen Kirch Thurn
unser lieben frowen munster hie zu Rufach zu machen verdingt, und sol den acht Ecker
und in einer rechten höhe machen und den alles in
seinem eigen costen machen bereiten und uff schlahen latten und gantz
mit allen holtzwerck ussbereitten. Item und soll alles rusthotz auch
alle Seiler und der glichen so man dar zü brucht, ouch alle speen
und abholtz der Kirchen bliben und Meister Hansen nit zugehören.
Do gegen sol man Im 4 fuder Holtz geben domit zubrennen hab
Item, und sol man Im von gemelten Helm und Werck zu lon geben, 1 füder
wins, 10 virtel korn und 50 liber stebler. Die sol man Im
also bezalen. Item, man sol Im geben 10 liber bar so er an dem werck anstat
zu werkhen und so er das Holtz zu werck setzt aber 10 liber und die überigen 20 lib.
darnach über ein Jar und soll güt werschafft machen und geben.
Traduction :
L’année 1514, le jour de la saint Nicolas, Maître Hans, originaire de Rontwil, charpentier et maître d’ouvrages à Soultz, a signé par-devant notre gracieux seigneur, Jerg de Rathsamhausen zum Stein, bailli de Rouffach, le Schultheiss et le Conseil de la Ville de Rouffach, le contrat pour la réalisation de la nouvelle flèche sur le nouveau clocher de notre Eglise Notre-Dame de Rouffach.
Il est chargé de réaliser le acht Ecker, la flèche octogonale dans la hauteur qui convient, et doit tout confectionner, préparer et monter à ses propres frais. Tout le bois, tous les cordages et tout ce dont on aura besoin pour cet ouvrage, ainsi que les copeaux et autres chutes de bois reviendront à la fabrique de l’église et non à Maître Hans.
En contrepartie on lui fournira 4 foudres de bois pour qu’il ait à se chauffer. (le contrat est daté du jour de la saint Nicolas!)
De plus, on lui allouera comme salaire pour la réalisation de la flèche et tout l’ouvrage 1 foudre de vin, 10 quartauts de blé et 50 livres stebler
On lui donnera 10 livres au début de son travail puis dix autres livres dès qu’il mettra le bois en œuvre et les 20 livres restantes au terme d’une année et il devra fournir une bonne garantie sur son ouvrage.
Un peu de vocabulaire :
- Helm : (on trouve aussi Turmhelm, Helmdach, Dachhelm) est un terme d’architecture qui désigne la toiture en pointe recouvrant une tour à base polygonale. Il désigne ici la flèche coiffant la tour centrale octogonale de l’église Notre-Dame de Rouffach.
- Thurn ou Turn est l’orthographe ancienne du mot Turm actuel : ce mot désigne une tour, par exemple une tour du mur d’enceinte, mais il désigne aussi, par extension, un cachot, une prison, qui se trouvait généralement dans une tour. Par exemple à Rouffach, sanct Catharinen Thurn, la prison sainte Catherine. Il a donné naissance au verbe einturnieren, emprisonner.
- Rüstholtz : n. Holz, welches zur Herstellung von Baugerüsten gebraucht wird, le bois destiné à monter l‘échafaudage
- Rüstbrett, n. Brett, welches als Belag auf Gerüsten gebraucht wird.
- Rüstbaum, m.: senkrecht gestellte Bäume, welche ein Gerüst tragen.
- Span: pluriel Späne, (orthographié Speene dans le texte) Abfall bei der Arbeit des Zimmermannes, Wagners und Muldenhauers, les copeaux de bois
- Stäbler (orthographié Stebler dans le texte) : monnaie bâloise sur laquelle figurent les armes de l’évêché de Bâle, la crosse épiscopale (der Stab)
Gérard Michel
Notes:
[1] Georg Braun (1541-1622) topo-géographe et cartographe et Frans Hogenberg (1535- 1590) graveur, aquafortiste et cartographe
[2] La photo a été prise entre 1849, date de la disparition des maisonnettes adossées à l'église, et 1859, date de la parution du recueil de photographies.
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